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Source : http://www.lexpress.fr/actualite/sciences/decouverte/ethique-est-un-mot-grave_496795.html?p=2

"Ethique" est un mot grave par le pr. Didier Sicard

Propos recueillis par Jean-Marc Biais et Jacqueline Remy, publié in l'Express le 20/02/2003

En vingt ans, l'éthique est devenue un concept à la mode. Dans toutes les institutions, on assiste aujourd'hui à une multiplication des instances, comités, et autres commissions d'éthique qui parfois servent de cache-misère à des pratiques discutables. Faut-il les réglementer, comme y songe le ministre de la Santé, Jean-François Mattei ?

Il faut s'interroger sur leur sens. On observe parfois une sorte de volonté de se protéger par le mot «éthique», comme si avancer le mot épuisait toute revendication critique. Il y a de l'hypocrisie dans cette démarche. Aujourd'hui, des industries, des commerces, et même des sicav se qualifient d'éthiques. C'est toujours un peu suspect de se déclarer plus éthique que les autres. C'est un mot grave, qui engage une responsabilité. S'en servir pour prendre le pouvoir ou se protéger, c'est le galvauder. Certes, il est normal que certaines instances économiques ou scientifiques veuillent réfléchir: mais c'est le travail qui est éthique, pas l'institution. De là à mettre de l'ordre dans cette discipline, je me méfie. On ne va pas refuser à des équipes de travailler ensemble. Le comité a toujours répugné à organiser la réflexion éthique en France. Il ne faut pas tomber dans une sorte d'usine conceptuelle. Mais, vous savez, je suis surtout frappé par la faiblesse de la production de toutes ces instances.

Pourtant, on l'enseigne en France dans des cursus universitaires.

L'éthique n'est pas «enseignable», et pourtant on ne peut pas ne pas l'enseigner. On ne peut pas enseigner une sorte d'éthique transcendantale qui serait un ensemble de formules, mais on peut apprendre à réfléchir. Il faut impérativement enseigner l'histoire des sciences, et il faut révéler aux étudiants le désastre absolu produit par une médecine qui, au XIXe et au XXe siècle, a utilisé l'homme comme moyen, et cela continue... Il faut qu'ils sachent que le progrès ne se fait pas sans conflit de conscience. Je pense que la science n'est pas éthique en elle-même, et je suis en conflit avec certains scientifiques à ce sujet. C'est à la société de juger si le progrès des connaissances est porteur d'une valeur d'intérêt général, pas aux hommes de science.

Ils sont tout de même majoritaires au sein du CCNE !

Heureusement. Ils nous évitent de dire des bêtises. Mais il nous manque, et je les réclame depuis quatre ans, des historiens des sciences qui nous aident à relativiser l'information contemporaine, et peut-être des psychanalystes qui sont capables d'interpréter l'imaginaire collectif en d'autres termes que les scientifiques.

Dicter l'éthique, n'est-ce pas déresponsabiliser les acteurs des décisions ?

Le comité n'est pas un maître à penser. Notre rôle n'est pas de dire le bien ou le mal, de dicter la loi morale, mais de tenter de débrouiller des contradictions, de produire des avis sur lesquels on pourra réfléchir.

On vous reproche de jouer un rôle idéologique.

Est-ce que nous sommes les gardiens d'un ordre moral? J'ai le sentiment que les membres du comité, rassemblement de personnes libres, sont moins sûrs d'eux-mêmes qu'on ne le croit. Nous passons notre temps à chercher. Pour donner un avis comme celui sur l'injection intracytoplasmique de spermatozoïdes (Icsi), il aura fallu constituer un groupe de cinq personnes, qui a entendu des experts pendant des semaines, puis rédigé un premier texte en septembre. Ce texte a été revu en comité technique deux ou trois fois. Puis il est passé en comité plénier, le 12 décembre, pour en arrêter la philosophie. A partir de là, chacun a discuté chaque phrase. Et mon travail consiste à stabiliser l'avis rendu le 21 février. J'essaie d'obtenir que, comme en Belgique, des avis minoritaires s'expriment publiquement à côté de l'avis majoritaire. Je n'y arrive pas souvent. Les Belges ne s'engagent pas. Nous, si.

Quelles sont vos relations avec les comités d'éthique à l'étranger? Y a-t-il une éthique universelle ?

Je ne crois pas. Nous avons ces jours-ci une réunion avec les Allemands pour tenter de produire un avis commun sur la question des banques de données, ces informations génétiques recueillies au moment des prélèvements de sang qui constituent un trésor financier. Si on met ensemble des personnes de cultures différentes pour travailler sur un sujet, elles peuvent dégager une position commune. Il est plus intéressant pour nous de travailler ponctuellement avec des Chinois ou des Américains que de recevoir des Nations unies une sorte de charte éthique internationale. Pourtant, il me paraît évident que certains problèmes, comme le clonage reproductif, relèvent d'une éthique universelle.

Si vous deviez faire un bilan des vingt ans d'activité du CCNE, avez-vous des regrets ou des sujets de fierté ?

Il y a de quoi être fier. Nous n'avons pas été ridiculisés par le progrès scientifique. L'ensemble du corpus a du sens. De façon assez étonnante, les avis tiennent la route. Nous sommes exceptionnellement revenus sur un avis, pour le contredire: ce fut le cas pour le diagnostic préimplantatoire, écarté en 1993, étendu en 2002. Parfois, nos avis ont été accueillis par un silence total, comme celui que nous avons rendu en 1993 sur la coopération avec les pays en voie de développement pour la recherche biomédicale. Nous allons redonner un avis sur le même sujet en mars prochain. La question est la suivante: en quoi notre développement participe-t-il au sous-développement?

Les principes qui ont présidé à la création du CCNE ont-ils évolué en deux décennies ?

C'est Jean-Pierre Chevènement, alors ministre de la Recherche, qui, après les Etats généraux de la science, a milité pour qu'on lance un comité d'éthique. Philippe Lazar (à l'époque directeur de l'Inserm) en a été le maître d'œuvre. Le président Mitterrand a donné le feu vert. Philippe Lazar, aujourd'hui, estime que le comité est coupable d'une double dérive: 1. En donnant des recommandations, au lieu de nous contenter d'avis. 2. En s'auto-saisissant de sujets de société qui n'auraient rien à voir avec la science. Mais je ne suis pas d'accord. Le problème de la fin de vie, par exemple, est-il lié au progrès scientifique? Je le pense.

Y a-t-il des sujets qu'il vous paraît, personnellement, urgent d'aborder ?

Il faut reprendre à zéro le problème du consentement du malade, trop souvent vécu comme une décharge pour le médecin plus que comme une information due au patient: c'est très ambigu. Il faudra se pencher sur le problème de l'anonymat des donneurs de sperme, et bientôt d'ovocytes, peut-être trop protégé par rapport au droit de l'enfant à connaître ses origines.

N'y a-t-il pas, aussi, une dimension économique dans les choix éthiques ?

Nous l'avons trop négligée. Nous commençons à nous y intéresser, à propos de l'Icsi, notamment, ou du dépistage par IRM vasculaire, qui va susciter chez les patients des demandes thérapeutiques auxquelles il ne sera pas si simple de répondre. Mais, en gros, depuis les soins à un nouveau-né enrhumé jusqu'aux prothèses de la hanche pour les personnes âgées, la France ne réfléchit pas suffisamment aux moyens qu'elle met à la disposition des patients. Nous privilégions des performances techniques à des prix déments, qui profitent à quelques-uns, et nous nous retrouvons sans argent pour proposer des radios pulmonaires à des immigrés ou nous occuper des personnes âgées. Cela mériterait une réflexion éthique.