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Thomas Tursz au séminaire ‘la mort de la clinique ?’

D. Lecourt, Centre Georges Canguilhem, Ac. Natle. de Médecine, avril 2008

Thomas Tursz
Histrecmed

Mesdames et messieurs de l’Académie, mesdames et messieurs, chers collègues et amis, c’est un grand honneur pour moi de parler dans cette enceinte, dans le cadre de ces séminaires de philosophie organisé par le pr. Dominique Lecourt. C’est toujours un plaisir pour moi qui vit, comme l’a dit Jean-Daniel Sraer, dans un lointain Val-de-Marne reculé, de retrouver tant de mes maîtres et de mes amis et j’ai beaucoup apprécié l’invitation de mon maître Claude Sureau et de Jean-Daniel Sraer à venir vous parler, mais je dois vous avouer une certaine perplexité. En effet, j’ai une certaine expérience des exposés scientifiques, y compris devant cette noble instance, mais c’est pour moi une très grande première, car c’est la première fois que je fais un exposé dont je n’ai pas très bien compris le titre. Je me demande donc si avant même de vous parler de la mort de la clinique je ne vais pas vous parler de la mort du langage, qui est un autre sujet philosophique important. Je devais théoriquement vous parler du ‘staffing dans la pratique hospitalière, complément ou substitut ?’

J’ai eu des entretiens avec les organisateurs pour comprendre l’esprit de ces séminaires et je leur ai dit que ce qui m’intéressait était de parler de pluridisciplinarité et de dire comment la gestion collective d’un dossier de patient, comment une vision complémentaire de spécialistes d’horizons, de cultures, de technologies différentes, pouvaient - ou non - apporter quelque chose au patient. Je ne suis d’ailleurs pas persuadé que ceux-ci soient résumés dans la formulation ‘staffing ‘, plutôt que dans la pratique des ‘staffs’ dont beaucoup d’entre vous ont une expérience au moins aussi grande que la mienne. Lequel est par ailleurs devenu parfaitement banal en pratique hospitalière. C’est donc de cette notion de pluridisciplinarité que je voudrais vous parler. Sans vouloir paraphraser ni le Président Sarkozy ni Edgar Morin, j’aimerais échanger avec vous sur ce qui me parait être un concept important, à savoir ce que l’on pourrait qualifier de gestion collective de la complexité. A la suite de l’évolution des connaissances, des sciences, des pratiques ou de l’évolution des technologies, cette gestion de la complexité ne semble plus - et c’est un vrai problème de fond qui dépasse largement le cadre de la cancérologie - pouvoir constituer le vécu d’une seule personne. En 2008 - et je peux me permettre de dire ça devant les maîtres de l’Académie de médecine - aucun médecin, aucun scientifique, aucun technicien ne détient plus – seul - la clé de la connaissance, de la compréhension, du savoir, qui résumait lors de notre enseignement médical ce que nous entendions par la clinique. Voilà peut-être un premier sujet de débat.

Dans le programme de ces séminaires qui s’intitulent ‘La mort de la clinique ?’ -ce qui sonne comme un avis de décès, mais il est vrai qu’il y a un point d’interrogation ! -, j’aimerais d’abord vous rappeler la formule de Mark Twain qui  écrivit aux journaux qu’il tenait à préciser que l’avis de son propre décès paru dans le Chicago Tribune était fortement prématuré ! Tel est le premier message que je voudrais délivrer au nom de la communauté de la cancérologie.

Le second  qui m’apparaît plus important est la manière de concevoir une gestion collective du savoir médical, biologique et scientifique. Je me permets d’insister parce  qu’il me paraît utile de préciser que cette gestion collective reste compatible avec l’examen clinique. Elle ne doit pas être un prétexte pour ne pas examiner les malades, pour refuser la confrontation entre un médecin et un homme, une femme, un enfant, dans sa globalité. La complexité du savoir ou le morcellement du savoir entre des disciplines différentes ne doit pas être un alibi pour oublier cette dimension du contact entre un patient et un médecin au sens large. Ce partage de savoir, d’expérience, de techniques, ce partage de connaissances complémentaires ne saurait se substituer au dialogue singulier entre un patient et un médecin. Il ne gomme pas la dimension du rapport singulier entre deux hommes, entre un médecin et un malade, mais il peut réellement contribuer à une meilleure prise en charge et surtout à un traitement plus efficace. De façon peut-être un peu provocatrice, je me demande si, à un certain moment, l’enseignement de la clinique dans laquelle nous avons tous baigné et comme certains d’entre vous me l’ont enseigné, n’était pas en définitive une sanctification du diagnostic médical,  alors qu’aujourd’hui, l’enjeu n’est plus tellement de faire un bon diagnostic, mais d’être efficace pour essayer de guérir le patient. Il y avait un grand plaisir esthétique - sinon botanique - à classer, à diagnostiquer, à penser que l’ensemble des connaissances médicales pouvaient se résumer en une classification des pathologies, alors qu’actuellement l’ensemble des connaissances requises ne doit pas se résumer à classer, mais à entraîner une action et une prise en charge et, dans la mesure du possible cela va de soi, un traitement.

Autour de cette réflexion, je voudrais d’abord rappeler que le mot interdisciplinarité est désormais employé à tout propos par tout le monde. Ainsi, je suis frappé de voir que madame Fadela Amara (ex-secrétaire d'Etat chargée de la politique de la ville), parlant du plan banlieue, utilise le mot pluridisciplinarité ou de voir un colloque de la Fédération des syndicats agricoles parler de pluridisciplinarité. Le terme de pluridisciplinarité a été introduit dans la langue française par un médecin  d’origine suisse, monsieur Gustave Roussy qui fut l’un de mes prédécesseurs dans l’institut que vous connaissez (IGR). Monsieur Roussy est le premier à avoir utilisé en médecine le mot pluridisciplinarité. Il écrivait la chose suivante :  « Ce n’est pas un médecin seul, ce n’est pas un chirurgien seul, ce n’est pas un radiothérapeute seul, qui guérira le cancer. Ce sont des médecins d’expériences, de savoirs, de techniques différents, qui partageront leurs expériences, qui partageront leurs connaissances, qui partageront leurs techniques au service des mêmes patients et qui tous ensemble contribueront à la prise en charge et à la guérison de ces patients ». C’est comme cela qu’il a créé une véritable nouvelle religion : la cancérologie. D’ailleurs, on devrait plutot dire un schisme car, pour ce faire, il a eu besoin de s’isoler. C’est-à-dire de quitter le giron de l’Assistance publique pour s’installer dans ce lieu reculé où j’exerce aujourd’hui, à côté de l’hôpital Paul Brousse de Villejuif.

Gustave Roussy résumait la cancérologie dans le tryptique médecin, chirurgien, radiothérapeute. La pluridisciplinarité telle qu’il l’entendait se résumant à la rencontre, sous le nom de ‘comités’, de trois spécialistes relevant de ces domaines. C’était un théoricien doublé d’un visionnaire, en un mot, un chercheur. A l’origine, il n’était pas cancérologue mais anatomopathologiste, puis il est devenu doyen de la faculté de médecine de Paris. Ayant atteint le faîte du pouvoir médical, il s’est donné pour but de créer la cancérologie en tant que discipline à part entière. Il a écrit cette phrase géniale et prémonitoire : « Le cancer n’est pas une discipline d’organes. Même si les cancers de l’estomac, du cerveau ou du pied se révèlent de façon différentes et sont décelés à l’origine par des spécialistes différents. Ce sont des processus biologiques qui transcendent la notion d’organes et ne pourront être compris, voire être étudiés et vaincus que lorsqu’on les considérera comme un processus biologique unique ». Il avait donc cette vision de la cellule  maligne qui résume la cancérologie. Evidemment, cette vision anatomo-pathologique de la cancérologie qui avait cours au vingtième siècle s’est vue remplacée au vingt et unième par une cancérologie moléculaire. Il n’en reste pas moins que la conception cellulaire de la cancérologie a fondé une discipline qui transcende l’organicisme, ce qui a donné lieu à une guerre de religion qui n’est pas terminée aujourd’hui. Ainsi, la question est toujours débattue de savoir si le cancer de l’estomac appartient au gastro-entérologue qui en a fait le diagnostic, celui du poumon au pneumologue, celui de l’os au rhumatologue ou bien si, tous ensemble, ces diverses spécialités relèvent d’une discipline unique, transversale, pluridisciplinaire, de cette cancérologie telle qu’imaginée par Gustave Roussy. Sans entrer dans ce genre de débat, je dirais que cette conception d’une médecine globale qui transcende l’organicisme, est apparue extraordinairement pertinente. Mais le débat reste, vous le savez, plus que jamais d’actualité. Il dépasse d’ailleurs de beaucoup le seul cadre de la cancérologie. Je voudrais donc vous parler de cette médecine extraordinairement sophistiquée, compliquée, dont la dimension moléculaire intéresse l’ensemble des disciplines et pas seulement la cancérologie.

Quoi qu’il en soit, Gustave Roussy - qui  je le rappelle était doyen de la faculté de médecine, puis recteur de l’université de Paris -, cet homme arrivé au sommet du pouvoir académique n’a pu installer la cancérologie en tant que discipline individualisée au sein de sa faculté de médecine. Je n’épiloguerai pas sur les raisons de cet échec, lié à des querelles de pouvoir.  On lui reprochait de vouloir voler le cancer de l’estomac aux gastro-entérologues, le cancer du poumon aux pneumologues. Il a donc été considéré comme un hérétique. Il s’est donc exilé à Villejuif pour créer cette discipline schismatique et il a loué sur ses fonds propres -  d’origine suisse, il avait une certaine fortune personnelle - une partie de l’hospice Paul Brousse pour en faire ‘l’institut du cancer’, devenu après sa mort une fondation : l’Institut Gustave Roussy.

L’un de ses successeurs, Pierre Denoix, un esprit beaucoup moins visionnaire et beaucoup moins humaniste était un constructeur, je veux dire dans le sens d’ordre religieux du terme, un peu comme un Ignace de Loyola et il a fabriqué des dogmes. Afin de mettre en œuvre la pluridisciplinarité, Pierre Denoix a imaginé le dogme du ‘comité’ et l’Institut Gustave Roussy a fonctionné sous cette forme, pratiquement jusqu’à aujourd’hui. Dans ces comités aucune décision thérapeutique, opératoire ou d’irradiation, bref aucune décision médicale en dehors du cas d’urgence n’était prise par une seule personne. La phrase emblématique de Gustave Roussy était : « Le cancer est un processus biologique qui transcende la notion d’organes », il disait aussi: « ce n’est pas un médecin seul qui guérira le cancer, ce n’est pas non plus un radiothérapeute tout seul , pas plus qu’un chirurgien isolé, ce sont des équipes qui partageront leurs connaissances et leur savoir ». La phrase emblématique de Denoix - il la répétait à chacun d’entre nous - était : « un cancérologue n’a pas le droit de dire mon malade , il doit dire notre malade ». Cette notion de médecine collective, de médecine à plusieurs, de médecine partage, je voudrais vous en dire quelques mots. Certes on peut la caricaturer et elle l’a été à Villejuif pendant longtemps. Les comités de l’IGR ont longtemps été vécus par les patients comme un tribunal où ils se retrouvaient devant une triade, plus qu’une triade car il y avait des élèves, des étrangers, des stagiaires. Donc, il apparaissait devant une assemblée de gens chargés de décider de son destin avec comme conséquence une déresponsabilisation des médecins en charge des patients. Ceux ci disaient au malade « je ne peux pas vous dire ce que sera votre traitement. Vous allez passer au comité. C’est là que sera prise la décision », Nous étions à une époque où la communication médecin-malade avait encore bien des progrès à réaliser. Ce comité était constitué d’une assemblée de médecins, de radiothérapeutes, plus leurs assistants, leurs élèves et leurs étudiants, devant lesquels arrivait le malade - ou la malade puisqu’il y avait des ‘comités sein’ - en petite tenue et qui se retrouvait devant un tribunal de personnes anonymes. Personne n’éprouvait le besoin de se présenter et le - ou la - malade était ré interrogée sur des choses qu’il avait déjà expliquées et il - ou elle - savait qu’une décision compliquée devait être prise à l’issue de la réunion du comité. En fait, ce comité-tribunal a certainement contribué à dévaloriser la notion de pluridisciplinarité, à la caricaturer, à la rendre inhumaine, voire inaudible dans la communauté médicale.

En revanche, il est clair que ces décisions prises en comités ont été la source de progrès considérables en médecine. C’est en leur sein qu’ont été prises des décisions d’associer la chimiothérapie et la radiothérapie afin de guérir, pour la première fois, la maladie de Hodgkin. C’est là qu’ont été prises pour la première fois les décisions de ne pas enlever le sein de femmes atteintes d’un cancer et d’associer la radiothérapie, la chirurgie et parfois la chimiothérapie afin de ne pas mutiler les femmes. C’est dans ces comités pluridisciplinaires qu’ont été prises les décisions de ne plus couper systématiquement la jambe des enfants atteints de sarcomes, mais d’utiliser les ressources de la chimiothérapie, puis la radiothérapie et de la chirurgie pour essayer de guérir des enfants en conservant leur membre. Voilà l’un de leurs acquis devenu aujourd’hui l’une des banalités de la cancérologie. Il convient donc de reconnaitre les énormes progrès réalisés grâce à la pluridisciplinarité, même si la caricature qui en a été faite à l’extérieur correspondait à une forme de réalité. Il faut redéfinir cette pluridisciplinarité. Celle du vingt et unième siècle ne sera plus la pluridisciplinarité telle que la vivait Gustave Roussy ou telle que la concevait Pierre Denoix.

Et on en revient aux problèmes de la clinique tels que posés dans ce séminaire. Il me semble que la clinique évoquée ici concerne plusieurs choses. Il s’agit d’abord de l’examen clinique, un contact qui passe par un examen physique avec la palpation, avec une partie tactile, une part de dialogue, d’interrogatoire, de compréhension entre le malade et son médecin. Au cours de cet échange, un certain nombre de notions médicales doivent être abordées qui aideront à éclairer le diagnostic donc la décision médicale, mais qui participeront aussi à l’établissement d’un climat de confiance entre le médecin et son patient. Bref, il s’agit d’établir une relation humaine profonde, particulièrement importante en cancérologie entre des gens qui vont avoir à faire un bout de chemin ensemble. Cette notion de comités telle qu’imposée longtemps par les structures des centres de lutte contre le cancer, quelle qu’en soit la justification scientifique profonde, ne prenait pas en compte cette dimension humaine qui est la noblesse de la formation médicale. Je souhaite vraiment que la cancérologie du vingt et unième siècle et la pluridisciplinarité la ravivent et je vous rappellerais, en toute modestie, que le thème du prochain projet d’établissement de l’Institut Gustave Roussy est de réconcilier science et humanité .

Comment réconcilier science et humanité ? Telle est la question. Comment ramener le comité de concertation pluridisciplinaire à ce qu’il est vraiment, c'est-à-dire un échange de savoirs, un partage de connaissances techniques. Il s’agit en fait d’élaborer une stratégie de prise en charge et de soins de manière pluri-professionnelle, plus que pluridisciplinaire. Mais ceci ne doit pas se substituer au dialogue singulier médecin-patient - ou prendre la place d’un examen clinique - et surtout ceci ne doit pas être vécu comme une dé-responsabilisation de chaque membre du comité. L’anonymat est une calamité. Une assemblée anonyme sans la présence d’un médecin référent, un porte-parole chargé d’expliquer les décisions au malade, est une catastrophe. Depuis douze ans que je suis à la tête de l’Institut Gustave Roussy, j’ai interdit que les dossiers des malades soient vus collectivement en comité. Ils sont reçus par un médecin-référant qui expose l’ensemble du cas au comité. La décision est prise collectivement et c’est ensuite le référant qui explique au patient le sens de la décision prise en commun y compris, comme cela se produit assez souvent, lorsqu’il s’agit d’inclure le malade dans un essai thérapeutique. En fait, la proposition d’essai thérapeutique ne peut se faire de façon collective, elle doit reposer sur un dialogue entre deux personnes qui en discutent ensemble les avantages et les inconvénients. En effet, il est déjà suffisamment difficile d’apprendre qu’on a un cancer, que notre espérance de vie est limitée et que tel ou tel traitement conventionnel a échoué, pour que ceci puisse ne pas s’accompagner d’une explication au patient. Ce retour au dialogue singulier est donc garanti par le médecin référent dont le malade connaît les coordonnées.

Le second élément est que la cancérologie est restée longtemps une discipline isolée du reste de la médecine. Elle est peut-être plus scientifique, plus collective, ce qui lui a permis d’influencer en profondeur beaucoup d’autres domaines, mais il est regrettable d’avoir voulu la fonder comme un système parallèle au dispositif de prise en charge hospitalière normal. En fait, il faudrait évaluer les atouts des deux systèmes afin de mettre au point un dispositif plus cohérent destiné à concilier les compétences et les avantages des deux côtés. Certes, la cancérologie est une discipline guerrière. J’ai été élevé comme un soldat, dans une réalité où les traitements sont durs pour les patients. On sait qu’il faut en passer par là. Après, on verra bien. Si ça marche tant mieux, si ça ne marche pas tant pis... L’important est que le malade subisse son traitement et l’accepte en serrant les dents. Le vocabulaire même de la cancérologie a des connotations extraordinairement guerrières : ‘ligue’, ‘lutte’, ‘arme’, ‘héros quotidiens…’ du cancer (cf. le discours de l’actuel Institut national du cancer (INCa). J’estime que ce vocabulaire n’est plus adapté à la réalité. A côté de la pluridisciplinarité, le second mot d’ordre de la cancérologie doit être : prise en charge globale . Trop souvent, et c’est d’ailleurs la source d’un débat entre nous, médecins, à force de nous battre entre la tumeur et l’organe, nous avons oublié l’homme. Ce que nous avons en face de nous, ce n’est pas un organe ou une tumeur, mais un homme, une femme ou un enfant dans toute la réalité de son être. Nous avons réduit les soins palliatifs à la situation de l’échec thérapeutique, à ce qui se passe quand tous les traitements durs ont échoué. C’est à moment que l’on se met à demander aux gens s’ils souffrent, s’ils ont peur, en un mot à être gentil avec eux. C’est une aberration. On ne fait pas attention à ce que ressent le malade tant qu’il y a un espoir thérapeutique, on devient compassionnel, fraternel et humain, seulement à partir du moment où il n’y a plus d’espoir de le guérir. Or, tous les cancéreux ont peur dès le début de la maladie. Ne pas prendre en compte cette dimension humaine comme on le fait lors de leur prise en charge dans le système français, que ce soit dans les CHU ou les Centres de lutte contre le cancer, me semble poser un véritable problème de fond.

Le cancer, quelle que soit son issue, heureuse ou malheureuse, est un drame familial et personnel. Il provoque un changement de regard sur la société, sur la famille, un changement de regard des autres et sur soi-même. La seule expérience - j’espère ne choquer personne en évoquant cette image -, capable de changer le regard des gens sur le monde, le regard des autres sur vous-même, fut la déportation dans les camps de concentration. Les déportés, même s’ils sont revenus, n’ont plus le même regard sur l’humanité et ils savent que les autres n’ont plus le même regard sur eux. Cela reste vrai dans beaucoup de cas de cancers. Donc ne pas prendre en compte dès le début le drame humain, social, professionnel - scolaire pour un enfant - que représente cette maladie me semble constituer une carence du système de santé français, comme pour l’ensemble des systèmes de santé étrangers, à l’exception - peut-être - des pays scandinaves, même les Etats-Unis ne sont pas un modèle en la matière. Je crois qu’il y a là une dimension importante du geste médical à développer. En cancérologie, la pluridisciplinarité doit faire la place aux sciences humaines et sociales, à des représentants de la psychologie pour que la prise en compte de la douleur se fasse dès le début d’une prise en charge. C’est un enrichissement, c’est un retour à la vraie clinique. Il convient de prendre en compte les éléments de classification de la douleur comme l’entrée ou non dans un protocole d’essais thérapeutiques, autrement dit cette dimension globale que l’on peut qualifier de qualité de vie. Il me paraitrait souhaitable que tous les établissements qui s’occupent de patients cancéreux partagent cette manière de faire. 

Enfin je voudrais terminer sur un point qui m’a frappé dans le séminaire. Il ne faut pas laisser entendre que les progrès de la biologie et de la technologie provoquent l’éloignement de la clinique. Actuellement la médecine, y compris diagnostique, s’appuie sur un ensemble d’examens biologiques et d’imagerie qui rassurent le médecin en terme de compétence - voire en matière juridique ! - en lui prouvant que son diagnostic est fondé, mais qui l’éloignent aussi du dialogue nécessaire avec son malade. Je crains, qu’il n’y ait une opposition entre cette clinique à mains nues et une autre clinique qui intègrerait la dimension biologique et l’imagerie médicale. En fait, le danger serait de penser que la technologie éloigne par principe du dialogue singulier entre le médecin et le malade, lequel doit rester le fondement de notre pratique. Je me demande s’il n’y a pas un risque du genre ‘écolo’ à imaginer qu’il y aurait d’un côté une sorte de ‘médecine bio’,  comme on parle de yaourts bios, qui nierait la biologie et de l’autre une médecine de laboratoire qui réduirait le côté compassionnel et humain de la pratique. Cela aboutirait, de fait, à une terrible négation de ce progrès médical, lequel constitue, à mon sens, la dimension la plus remarquable de la médecine d’aujourd’hui. L’Académie ne devrait donc pas laisser se perpétuer l’opposition entre ce dialogue singulier du clinicien et de son patient et le recours à l’infrastructure technologie et biologique qui fait désormais partie intégrante de la médecine.

Enfin, je voudrais terminer en rappelant qu’il existe une autre forme de la clinique liée à la découverte de nouveaux médicaments. Aujourd’hui en cancérologie, la mode est au développement de thérapeutiques simulées. Il s’agit d’inhiber tel récepteur ou tel agent par transmission d’un signal spécifique à l’intérieur d’une cellule donnée. Ces découvertes de la génétique moléculaire n’ont pas encore bouleversé la santé publique et n’ont certes pas encore guéri de maladies, mais on sait que dans certains domaines comme les cancers du sein, elles ont radicalement changé le pronostic. Ainsi peut-on désormais cibler précisément le mécanisme moléculaire de la cancérogenèse. Pour trouver ces nouveaux médicaments, il ne s’agit plus de demander à des chimistes d’inventer des millions de molécules puis à les donner à des cancérologues en leur demandant d’essayer de voir si elles n’auraient pas, par hasard, une action anticancéreuse, mais à partir d’une chaîne moléculaire connue de leur demander d’en fabriquer une qui ira se nicher à tel endroit d’un gène pour inhiber telle ou telle de ses fonctions. Autrement dit, dès lors que l’on connaît les fonctions d’un gène, même si on ne connaît pas la protéine qu’il exprime, on peut demander au chimiste de fabriquer une petite molécule réparatrice. En fait, c’est tout le mécanisme de la découverte des médicaments qui a changé. Ce n’est plus un jeu de chimistes qui jonglent avec des radicaux, des noyaux cellulaires et qui voient si par hasard certains d’entre eux n’auraient pas une action anti-tumorale, c’est un renversement du concept. On localise un gêne, on sait qu’il a une fonction anormale dans telle ou telle tumeur, on va essayer de trouver une molécule façonnée pour inhiber cette fonction. Ceci a complètement modifié la manière dont les grandes sociétés pharmaceutiques ou les entreprises de biotechs conçoivent la recherche. Ensuite, on comprend que ce qui intéresse un laboratoire, c’est que ce médicament trouve rapidement un marché, d’où la nécessité qu’il soit étudié par les cliniciens, notamment pour vérifier qu’il n’ait pas d’effets secondaires. En effet, les effets secondaires pour les médicaments de ce type ne sont pas du tout les mêmes que ceux des chimiothérapies classiques, ces ‘bombes atomiques’ qui détruisent la moelle, qui font tomber les cheveux, etc. Ici, nous entrons dans une cancérothérapie hyper-sélective dont les toxicités sont totalement imprévisibles, de nature cutanée, neurologique, voire sur la pigmentation des cheveux... On assiste donc actuellement à un renouveau de la clinique d’observation, d’une clinique clinicienne - oserai je dire -, c’est-à-dire d’examens qui permettent de comprendre les effets de ces nouveaux médicaments - les futurs ‘blockbusters’ de l’industrie pharmaceutique - dont on comprend que l’avenir puisse dépendre étroitement de la clinique. En guise de conclusion, je dirais qu’avec ce retour de la clinique en cancérologie, on assiste à l’essor d’une clinique moderne, innovante, qui intègre la complexité et qu’aucun praticien isolé n’est plus capable de gérer à lui tout seul. Mais un praticien qui admet d’avoir à partager son savoir avec ses confrères et ses collègues chercheurs et qui a compris que l’objet de sa pratique est un homme, une femme, un enfant avec qui il faut avoir un dialogue personnalisé, humain comme celui que vous - mes maîtres - m’avez enseigné.

Voir aussi un compte rendu du livre de T. Tursz  'La nouvelle médecine du cancer. Histoire et espoir' (Paris, O. Jacob, 2013) et un extrait concernant  l'histoire de l'Institut Gustave Roussy