Skip to main content

Entretien avec Martine Bungener

J-F. Picard, mars 2016, texte revu et amendé par M. Bungener (source : https://histrecmed.fr/temoignages-et-biographies/temoignages)

bungener
© Photo Delporte

Voir aussi : 'Martine Bungener vouée aux 'oubliés' de la santé' (Le Monde 28 oct. 2015)

Pourrais-tu évoquer tes débuts dans la recherche?

Mon point de départ se situe dans une inscription en licence d’économie à l’Université de Paris-Nanterre en 1967-1968, après une année de licence en biologie à l’université de Jussieu où l'on nous avait d'ailleurs annoncé qu’il n’y aurait du travail que pour un étudiant sur deux. Au cours de ce cursus d’économie à Nanterre, auquel j’ai joint une licence en sociologie, j'ai rencontré en troisième année Emile Levy, un professeur d'économie qui venait de créer une option « économie de la santé » et j'ai rédigé mon mémoire de DES sous sa direction sur le thème nouveau des ‛indicateurs de santé'. Il s’agissait de définir des critères descriptifs de la situation des processus de soins, des moyens allouées et de l’état de santé des populations qui permettraient d’évaluer les effets des modifications induites par les politiques de santé. En 1971, E. Lévy crée à l’Université de Nanterre une équipe de recherche intégrée au Centre de recherches en économie sociale (CRES), dans laquelle il m'a offert la chance d’être la première personne recrutée, et qui était alors financée sur contrats publics (CORDES, DGRST, CNRS, …). En 1976 alors qu’elle avait déménagée à l’Université Paris-Dauphine, cette équipe obtiendra , alors qu’elle avait déménagée à l’Université Paris-Dauphine  obtiendra du CNRS le statut d'Eduipe de recherche associée sous le nom de LEGOS. En 1977, s’est ouvert un poste d’assistant à l’université de Dauphine, mais j'ai été recrutée sur un poste d'attachée de recherche au CNRS en section d’économie. Mon parcours s’inscrit dans l’émergence en France, d’un domaine des sciences sociales qui s'intéressait à la médecine et à la santé qui avaient connu, dès la fin des années 1960, un fort développement sur le plan institutionnel et financier, notament en sociologie et en économie.

Une 'terra incognita', en attente de ses explorateurs 

Au début des années 1970 en France, il s'agissait d’un tout petit milieu, riche de recherches en devenir. On pouvait encore, à l’époque, lire de manière exhaustive toutes les publications réalisées dans ce domaine, qu’elle qu’en soit la discipline, ce qui n’est plus possible aujourd’hui, du fait de l’accroissement de leur nombre. Cette situation constituait donc un atout pour construire sa trajectoire professionnelle, dans une ambiance intellectuelle particulièrement stimulante. Tout était à découvrir et il était possible de choisir et définir les principales orientations de son travail. J'ai donc eu la chance de pouvoir participer aux développements de ce secteur de recherche. Mon travail sur les indicateurs de santé s'est inscrit dans un programme plus large piloté par Jacques Delors, où l'on envisageait d'utiliser des indicateurs sociaux dans différents domaines d’intervention politique (outre la santé, l’éducation, les politiques urbaines, la lutte contre la pauvreté ou la prise en charge de la vieillesse, etc…) et comme outils de pilotage et d’évaluation de la planification française. Dès ce moment, mon parcours de recherche a cheminé à la frontière de l’économie et de la sociologie et j'ai maintenu ce double intérêt tout au long de ma carrière. Dès l’origine, j'ai en outre bénéficié de sources de financement public contractuelles destinées à promouvoir et soutenir la recherche en sciences humaines et sociales relatives aux mutations sociales en cours, recherche alors souvent caractérisée de réponse à la demande sociale.

Quelle est l'origine de cette 'demande sociale' ?

Si l'on prend le secteur de la santé, il faut se souvenir du contexte économique, social et médical des années 1970 en France, parfois défini comme celui de la fin des Trente glorieuses, trois décennies marquées par le dégagement de surplus financiers grâce à une croissance économique durable, comme la France n’en avait pasconnu auparavant. En 1945, les Ordonnances Laroque stabilisent les conditions de fonctionnement de l’assurance-maladie et ouvrent progressivement à toute la population l’accès aux soins, ce qui contribue à inscrire le recours à la médecine dans la vie quotidienne individuelle et collective du pays. Simultanément, le développement des sciences médicales se traduit par une meilleure efficacité de la médecine, par l’instauration de prestations sociales, et s'inscrit, en France comme dans certains pays, dans l'émergence de ce que l'on a appelé l'Etat-Providence. La planification à la française introduite en concomitance soutient la reconstruction puis le développement économique des Trente glorieuses, avec l’apparition de surplus financiers ouvrant la possibilité d'une nouvelle répartition sociale des fruits de la croissance économique (cf. les travaux de Pierre Massé, économiste devenu commissaire au Plan), mais bientôt suivis d'une remise en cause d'une société de consommation par le mouvement de mai 1968. L’expression de demande sociale adressée à la recherche renvoie à une époque qui voit l’émergence de questions collectives nouvelles, relatives au fonctionnement des sociétés, chez nous comme dans d'autres pays développés. Ce sont donc les interactions et les transformations réciproques de la médecine et de la société qui deviendront à la fois le socle et l’objet d’étude de ces nouvelles approches en sciences humaines et sociales.

Cela semble coïncider avec l'émergence académique des sciences humaines et sociales (SHS)

Effectivement, ces disciplines des sciences sociales bénéficient, ces années-là, de l’ouverture de nouvelles universités et du développement de programmes de recherches dédiés au sein de la recherche publique. Ainsi, pour la seule région parisienne, se créent les universités de Nanterre, de Dauphine ou de Vincennes qui, toutes, enseignent les sciences sociales, avec souvent des séminaires spécialisés sur les questions de santé et de médecine ; Au CNRS, Edmond Lisle, un ancien directeur du département, disait que «...les sciences sociales irriguaient alors les ministères, les administrations et les grandes entreprises industrielles et commerciales, à la fois par les études qu’elles produisaient mais aussi par des outils d’analyse qu’elles diffusaient. » (E. Lisle, entretien avec Olivier Martin, Cahier d’histoire du CNRS 2002). L’essor de ces disciplines est ainsi porté par l’afflux d’étudiants les choisissant au sein d’universités en plus grand nombre. Cet afflux vers les disciplines de sciences sociales a d'ailleurs conduit le CNRS à les distinguer des humanités. Jusqu’en 1963, il n’y avait qu’un seul directeur-adjoint pour les sciences humaines et les sciences sociales, ils deviennent deux à partir de 1966 (Pierre Bauchet pour les secondes et Pierre Monbeig, pour les premières). Puis elles sont de nouveau réunies au sein d'un unique département à la suite d'un rapport de Maurice Godelier remis à Pierre Chevènement en 1981, ce qui entérinera le sigle SHS.

L'économie semble avoir tenu un rôle majeur dans les SHS en santé

En tout cas, un rôle important. Dès 1953, à l’initiative d'un médecin, Georges Rosch, la création du CREDOC (centre de recherche pour l'étude et l'observation des conditions de vie) donne une place importante à sa division médicale, qui initie des enquêtes sur la consommation médicale des français, les dépenses nationales de santé et l’activité des soignants. Cette division deviendra ultérieurement le CREDES (centre de recherche et de documentation en économie de la santé), dénommé actuellement l’IRDES, toujours actif dans la production de données et de réflexions sur le coût du recours aux soins, les dépenses d’assurance ou d’accès aux mutuelles et les transformations du système de soins. En 1960, le recueil des données nécessaires aux travaux de recherches économiques et sociologiques est amplifié par la mise en place du CSDM (centre de sociologie et de démographie médicale), lié à l’Ordre national des médecins, qui suit statistiquement la démographie et l’activité des médecins, notamment libéraux. Ces données, outre qu’elles viennent nourrir les outils statistiques de planification et les débats des commissions du Plan, permettent l’établissement des comptes nationaux de la santé et la réalisation d’un foisonnement de travaux. C’est ainsi que ma thèse, soutenue en 1980, a porté sur la démographie médicale et les besoins en médecins, au regard de l’extension des fonctions sociales de la médecine. Dans les années 1960 toujours, quelques médecins universitaires français, tels les professeurs Jean-Charles Sournia ou Henri Péquignot, qui montraient déjà un fort intérêt pour des questions économiques ou sociologiques, avaient créé des enseignements et fait des premières publications. Sournia publiera notamment en 1977, un livre qui fera date évoquant « ces malades qu’on fabrique ». De son côté, Péquignot initie un premier enseignement d’économie de la santé à la faculté de médecine de Paris. Il sera suivi à Lyon par Louis Roche, qui privilégie une entrée non seulement économique, traitant du coût des soins, mais aussi sociale, en questionnant leurs risques d’exclusion. Des professeurs d’économie suivront cette démarche, créant des enseignements puis des équipes de recherche : en particulier, Joseph Brunet-Jailly au LEST (laboratoire d’économie et de sociologie du travail) à Aix en Provence et, on l’a dit, Emile Lévy au CRES à Nanterre, puis avec le LEGOS (aboratoire d'économie et de gestion des organisations de santé) de l'Université Dauphine. L’approche théorique économique universitaire se réfère à un article fondateur de l'économiste américain Kenneth J. Arrow, paru en 1963. Les financements publics de recherche, distribués notamment via le CORDES (comité d'organisation des recherches appliquées sur le développement économique et social) et les établissements publics ont également bénéficié à des chercheurs en économie du CEPREMAP (centre pour la recherche économique et ses applications), comme Jean-Pierre Dupuy ou Alain Letourmy, mais aussi à des sociologues tels  Janine Pierret et Serge Karsenty, pour effectuer des travaux sur la médecine et la santé. Et certains, sous la responsabilité de Philippe d’Iribarne, formeront ensuite l’équipe du CEREBE (centre de recherche sur le bien-être). Ainsi, au tournant des années 1970, une petite dizaine d’équipes de recherche souvent pluridisciplinaires, comme celles du LEST, ou du CEMS (centre d’étude des mouvements sociaux) s’intéresse à la maladie et à la santé.

Ta carrière de chercheuse débute au LEGOS? 

Non au CRES à Nanterre en septembre 1971. Un financement du Commissariat au Plan et relayé par le CORDES avait permis à Emile Lévy de créer sa première équipe de recherche en économie de la santé à l’Université de Nanterre dans le cadre du CRES, puis, lors de sa nomination de professeur à l’Université Dauphine, de l’y transférer quelques années plus tard sous le nom de LEGOS, le 'G' indiquant son ouverture aux sciences de gestion. Des financements contractuels ont soutenu tous les premiers travaux d’économie de la santé auxquels j’ai participé avec Gérard Duménil et Francis Fagnani. Nous avons publié les résultats nos premières recherches aux éditions Dunod puis chez Economica, des ouvrages qui serviront d'ailleurs de manuels pour les premiers enseignements d’économie de la santé et d’outils de formation pour les professionnels de santé. Ce furent des années intellectuellement riches pour la recherche en SHS, à la fois marquées par de sensibles progrès médicaux et par une croissance massive des dépenses de santé. Des Cassandre commençaient à s’inquiéter sur la dérive potentielle de ces coûts. J’ai voulu, avec d’autres, comprendre les ressorts de ces nouveaux comportements de recours aux soins. Nous avions alors la chance d'avoir une fantastique liberté de recherche.

La sociologie de la santé semble avoir embrayé dans le sillage de l'économie

Progressivement, les études, menées notamment sur la gestion et l’organisation hospitalière, ont conduit l’équipe du LEGOS à envisager simultanément une approche sociologique à recruter des sociologues et, par exemple, à travailler avec des chercheurs du LEST, afin de rapprocher la sociologie du travail de l'’économie de la santé. Si l’ouvrage de Daniel Benamouzig (La santé au miroire de l'économie, PUF, 2005) retrace la genèse de l’économie de la santé en France, un article de Claudine Herzlich et Janine Pierret (Au croisement de plusieurs mondes : la constitution de la sociologie de la santé en France (1950-1985). Revue Française de Sociologie 51, n° 1, 2010, p. 121-145.) traite de la genèse de la sociologie française de la santé. Il évoque en particulier son origine nord-américaine. Les travaux américains, pionniers dans cette discipline dans les années 1950, sont ceux de Talcott Parsons (1951), Robert Straus (1957), Everett C. Hugues (1955), ou ensuite ceux de Becker, d’Eliot Freidson, d’Anselm Strauss, de Renée Fox, Mary Douglas, Michael Bury, que différents sociologues traduiront au cours des années 1970 et feront largement connaître en France.Cependant, les tout premiers travaux sociologiques français ont été publiés un peu avant, dans les années 1950 et 1960 ; on retrouve ceux de Jean-Daniel Reynaud et Alain Touraine sur les étudiants en médecine, puis de Jean Daniel Reynaud et Antoinette Catrice-Lorey sur les assurés sociaux (1960), de Henri Hatzfeld (1963) sur le conventionnement des médecins libéraux, d’Haroun Jamous (1967) sur la réforme Debré, de Luc Boltanski (1969) traitant des maladies et des classes sociales. La poursuite des recherches en sociologie est le fait de Jacques Saliba, François Steudler ou encore au CEMS, dirigé alors par Alain Touraine, d’Antoinette Chauvenet analysant les hôpitaux de l'Assistance publique comme une entreprise et une organisation (1969-1973) et de Claudine Herzlich, s’intéressant aux représentations sociales de la maladie (1969). Il convient aussi de mentionner dans cette généalogie académique et intellectuelle, l’enquête menée en 1960 par Jean Stoezel (professeur de psychologie à la Sorbonne et fondateur de l'IFOP) sur les français et leur médecin, et celle parue dans la revue 'Sondages', qui serviront longtemps de référence. Puis, on observe l’influence croissante des ouvrages de Michel Foucault avec Folie et Déraison, l’Histoire de la folie à l’âge classique (1961/1964), Naissance de la clinique (1963) et Les machines à guérir (1976), et de Robert Castel L’ordre psychiatrique (1977). Un moment fondateur pour la discipline fut l’organisation par le CNRS, en lien avec l’Association internationale de sociologie, à Paris en juillet 1976, d’un premier colloque de sociologie de la santé, qui permet à la nouvelle communauté française de rencontrer et d’entendre certains des pionniers américains, et de se rassembler. Les actes du colloque seront publiés sous le titre Santé, médecine et sociologie. Ce colloque international de sociologie médicale a été publié par les Editions du CNRS en 1978.

L'organisation des SHS au CNRS

L'initiative de contractualiser cette recherche revient à cette période au professeur d’économie Pierre Bauchet, alors directeur des sciences sociales au CNRS, et différentes actions incitatives se mettent en place, sous formes d’appels d’offres ou d'appels à projets portant sur des thèmes diversifiées : les RCP (recherches coopératives sur programmes), remplacées plus tard par les ATP (actions thématiques programmées) à l'initiative de son successeur, l'économiste Edmond Lisle. Une première RCP intitulée 'Médecine et Société' est lancée en 1969, confiée au sociologue Jacques Maître. Puis, dès 1971 et jusqu’en 1982, plusieurs ATP favorisent des thèmes ciblés autour de la médecine et de la santé, l’organisation des soins, les coûts engendrés, etc… Cette forme de contractualisation de la recherche ne correspondait pas à celle prônée aujourd’hui, qui concerne des chercheurs et des équipes statutaires. Il s’agissait alors d’attirer vers la recherche de nouvelles forces et l’on a alors recruté un nombre important de chercheurs hors statut qui seront intégrés ultérieurement dans les institutions (CNRS, Inserm, …) lors du plan 'hors statuts' du pdt. Valery Giscard d’Estaing. Une seconde différence avec les formes de contractualisation actuelles tient à la liberté importante laissée aux chercheurs qui y répondaient. Les intitulés de ces appels à projets étaient ainsi plus larges que ceux d’aujourd’hui souvent étroitement ciblés. La possibilité de décaler les réponses à ces appels était valorisée, tant les sujets d’études potentiels étaient nombreux et les pistes d’analyse non encore empruntées vastes. Il était alors fréquent de formuler des propositions de recherche originaux ou pluridisciplinaires, par rapport aux thèmes et disciplines de ces appels.

Pourrais-tu en donner des exemples?

Je pense en particulier à une ATP lancée par le CNRS en 1977, intitulée ' travail et santé ', dont la problématique m’a semblée devoir être inversée en 'chômage et santé' et justifier ainsi le rapprochement  des disciplines économiques et sociologiques. Le chômage ne peut pas être perçu seulement comme un concept économique. Il possède une forte traduction sociale et présente des implications dans la vie quotidienne. Il requiert une analyse pluridisciplinaire puisqu’il mêle, de façon indissociable, un aspect économique et une dimension sociologique. Donc, en réponse à cet appel d'offres, j’ai proposé de travailler avec deux collègues sociologues au CNRS, Marie-Victoire Louis (laboratoire Travail et Société) et Chantal Horellou-Lafarge (LEGOS) sur les conséquences du chômage sur l’état de santé dans la ville de Fougères, largement touchée par la crise de l’industrie de la chaussure survenue en 1975. Ce 'laboratoire expérimental' nous a permis de dresserle constat paradoxal d’un meilleur état de santé des chômeurs en période d’indemnisation haute. Tel était le constat d’une analyse statistique fine du contenu d’un échantillon aléatoire couvrant cinq années de dossiers médicaux hospitaliers (avant, pendant et après la fermeture des usines) et d'une série d’entretiens de chômeurs et de médecins. Ce travail a donné lieu à la rédaction d’un livre paru en 1982 chez Economica, honoré d'un prix remis par l’Académie des sciences morales et politiques. Un autre exemple est celui d'un appel d'offres lancé par le CNRS et la MiRe (mission interministérielle de recherche-expérimentation) en 1984, sur le thème de la production de soins, dont l’hospitalisation. J’ai proposé de travailler avec Chantal Lafarge,sur les processus de non-hospitalisation, autrement dit d’étudier les alternatives à l’hospitalisation traditionnelle. Cela m’a ensuite conduit à travailler durablement sur l’hospitalisation à domicile (HAD), mais aussi sur la production de soins à domicile par les proches et les familles, sur les coûts médicaux afférents et les éventuelles réductions financières qu’elles pouvaient induire, mais également sur leurs modes de pratiques : les contenus en matière de soins, les attentes et réticences qu’elles pouvait susciter de la part des malades et de leur entourage (cf. La production familiale de santé, Le cas de l’hospitalisation à domicile. CTNERHI/PUF, 1988). En définitive, ces travaux poursuivis aujourd'hui pour différentes pathologies, ont permis d'apprécier l’emboîtement des conséquences économiques et financières impliquées dans la mise en place de soins alternatifs à l’hospitalisation avec des enjeux sociaux, et leurs effets sur les comportements et les pratiques des individus. En effet, plus que des simples réductions de coûts financiers pour la collectivité, ce sont bien plus des transferts de charges financières et en heures de travail entre les acteurs qui sont effectués lors du déport des soins hospitaliers à domicile. Autrement dit, le changement de répartition des charges de travail entre personnel soignant et membres de l’entourage, les 'aidants' ou ‘accompagnants’ selon la terminologie employée aujourd'hui, et les professionnels de santé.

A l'époque, on parlait de 'production domestique de soins'

Oui, on parlait de production domestique en suivant les économistes de l’Insee, ou encore de production familiale de soins. La production domestique de soins est l’implication dans les soins requise de la part des proches ou des familles, thème largement délaissé jusque-là, qui est devenue une thématique majeure de mes recherches. Bien que cela n'ait pas été anticipé à l’époque, ces pratiques se sont largement développées au fil des progrès thérapeutiques et technologiques, comme dans le cas de la dialyse à domicile ou de la miniaturisation des équipements, ou aux débuts des traitements contre le sida. L’accroissement des soins à domicile résulte également de la réduction importante de la durée moyenne des séjours hospitaliers, pour des raisons médicales et économiques, dans le traitement des personnes atteintes de maladies chroniques dont le nombre augmente du fait du vieillissement de la population (cf. cancer, maladies cardio-vasculaires) ou des durées d’hébergement des personnes atteintes de troubles psychiques, désormais sorties de l’enfermement asilaire. On constate, en outre, que confrontés au vieillissement de la population, les politiques nationales contre la dépendance prônent dorénavant le maintien à domicile le plus longtemps possible des personnes âgées atteintes dans leur autonomie d’action, mais aussi par d’autres pathologies, telle la maladie d’Alzheimer. A cette période, je m’intéressais également à l’économie publique et aux formes de déploiement des politiques publiques, ce qui me conduisit à travailler avec Jean-François Picard et Alain Beltran, sur le fonctionnement d’une entreprise publique, EDF confrontée à l’élaboration du programme nucléaire, aux théories économiques et aux formes spécifiques de calcul économique pour l’économie publique, élaborées alors par Pierre Massé et Marcel Boiteux, devenus respectivement président et directeur général, et avec Marie-Eve Joël à la mise en place après-guerre du séminaire d’économétrie du CNRS, qui avait accueilli et permis de donner une visibilité accrue aux travaux de prestigieux ingénieurs économistes français, tels Maurice Allais ou Gérard Debreu.

L'une des originalités de la pluridisciplinarité en SHS s’exprime dans une pratique qui associe des approches qualitatives et quantitatives. La revue 'Sciences Sociales et Santé' en sera une tribune

Dans les années 1980, j'ai fait partie d'un groupe d'une vingtaine de chercheurs cherchant à développer la rencontre d'approches multidisciplinaires en santé, comme le rappelait récemment Gérard de Pouvourville. Cela consistait à croiser les regards en économie, en sociologie, en psychologie sociale et en sciences politiques. Nous empruntions autant qu'il était nécessaire les méthodes propres à chaque discipline, comme cela avait été fait par exemple pour analyser le chômage à Fougères. J'ajoute que les outils quantitatifs de l’économie se rapprochent des préoccupations et méthodes de l'épidémiologie. Je dirais qu'en matière de SHS, en santé, comme dans d'autres domaines, il s’agit de compter et de comprendre en même temps ; aucune discipline ne peut prétendre épuiser, à elle seule, la compréhension fine d’un sujet. Donc, dès que l'on aborde un sujet, il est important de mobiliser toutes les sources de connaissances repérables et toutes les formes d’analyse disponibles, recueil de données, enquêtes de terrain, observation, grandes enquêtes quantitatives (comme celles, décennales, réalisées par les chercheurs du CREDOC-Insee) et, bien sûr, les données épidémiologiques disponibles. C’est en 1979, à la suite d'un colloque à Aix-en-Provence que s'est constitué ce petit groupe informel de chercheurs issus de différentes disciplines, comprenant des économistes comme Sébastien Darbon, Alain Letourmy et moi-même, des sociologues comme Antoinette Chauvenet, Janine Pierret, mais aussi des épidémiologistes comme Marcel Goldberg et France Lert. Ce groupe est à l’origine de la création de la revue Sciences Sociales et Santé. En 1982, l'objectif annoncé dans le premier éditorial affirme : « la santé constitue aujourd’hui un vaste champ de recherches pour les sciences sociales et humaines. Mais celui-ci reste constamment à définir et à délimiter parce que son objet est perpétuellement mouvant, parce que les questions posées par les disciplines qui l’abordent se situent à des niveaux très différents, en suscitant des enjeux hétérogènes.../ L’ouverture de ce champ à la recherche ne s’est pas effectuée seulement en raison de l’intérêt qu’il présente pour les progrès de la connaissance, mais plutôt par les enjeux qu’il suscite et qui expliquent la demande adressée aux sciences sociales et humaines, à charge pour la revue de répondre à des questions brulantes d’actualité ». Parmi celles-ci, on trouve le développement de la consommation médicale, l’évolution des formes du recours aux soins, la transformation des pratiques médicales et, à l’hôpital, les aspirations individuelles à une meilleure prise en charge de la santé, à une maîtrise des conséquences de la maladie ou encore les interrogations autour de la démographie médicale et des fonctions sociales de la médecine.

Pourtant la notion de socio-économie de la santé semble contestée dans la communauté scientifique

Certains enjeux théoriques autour de la pluridisciplinarité élaborés dans les années 1970 ont ensuite commencé à être discutés, notamment par les économistes, lorsque certains d'entre eux (Letourmy et Darbon) ont, par exemple, évoqué l'intêret d’un retour vers la microéconomie néoclassique. Dans la plupart des disciplines du champ des SHS, les chercheurs s’interrogeaient sur les perspectives théoriques adaptées au champ socio-sanitaire. Chez les économistes, une certaine insatisfaction semblait se dégager de l’application à la santé des schémas théoriques généraux, dans une démarche considérant le champ socio-sanitaire comme autonome par rapport aux autres domaines de la production et de la consommation. Plus largement, la question de l’émergence de sous-disciplines en quête d’une relative autonomie théorique était en jeu. Par exemple, fallait-il considérer l’économie de la santé comme branche de l’économie générale ou, à l'inverse, mettre à l’épreuve la cohérence et la pertinence des schémas explicatifs généraux disciplinaires sur tel ou tel objet ou domaine particulier, comme la santé ? En 1982, des épidémiologistes français comme ceux de l'équipe de Marcel Goldberg promeuvent l’apport des SHS dans la recherche en santé publique, par rapport à une 'vieille' épidémiologie comme celle des statistiques de décès et en appellent au renforcement d’une approche pluridisciplinaire qui permette de mêler les outils nécessaires à l'étude des déterminants sociaux ; mais, malgré certains rapprochements, l’objectif de convergence ne sera pas vraiment atteint (Pierre Aiach). Personnellement, ne souhaitant pas m'enfermer dans ce qui se présentait comme de vains blocages théoriques, j'ai poursuivi ma démarche consistant à mêler étroitement recherches qualitative et quantitative. Sur le plan méthodologique, ce choix m'a conduit à réaliser un travail de terrain et d'observation des comportements et des pratiques des malades et des soignants et à collecter les données nécessaires à la compréhension des mécanismes en jeu dans le fonctionnement du système de santé. L’analyse économique brute ne pouvait, à mon sens, se satisfaire des seules statistiques administratives ou autres. Une bonne connaissance du cadre des pratiques de la médecine, en ville à domicile ou à l’hôpital, me semble indispensable pour prétendre évaluer les processus de production et de consommation de soins et, in fine, préciser la notion de produit médical. Concrètement, cette démarche m'a conduit à changer d’unité d’affectation en 1987, c'est-à-dire à quitter le LEGOS dont les programmes tendaient à se resserrer autour de l’économie du médicament, et ce pour rejoindre le CERMES, le laboratoire qu'était en train d'installer Claudine Herzlich avec une logique pluridisciplinaire et inter-institutionnelle entre l’EHESS (Ecole des hautes études en sciences sociales), le CNRS et l’Inserm.

La genèse du Centre de recherche médecine, sciences et société (CERMES)

La création du CERMES témoigne d'abord de ce que le CNRS, très impliqué dans l'institutionnalisation des SHS dans les années 1970, comme je l'ai dit plus haut, a été rejoint par l'Inserm. Dans les années 1980, l'organisme dirigé par Philippe Lazar bénéficiait du soutien financier de la CNAM (caisse nationale d’assurance-maladie), notamment via des appels d’offres sur des thématiques de santé publique susceptibles de mobiliser les chercheurs en SHS.Un petit noyau de chercheurs revendique déjà des problématiques de sciences humaines ou sociales. Ainsi, l’unité 158, installée à l’initiative de Pierre Royer, puis dirigée par Ginette Raimbault qui avait mis la psychanalyse au centre de ses travaux, s'est ouverte à la sociologie des sciences avec la reconversion disciplinaire d’un médecin-chercheur, Patrice Pinell, puis avec l’émergence d’une équipe (Ilana Löwy, Jean-Paul Gaudillière, ...). Lors de sa nomination à la direction de l'Inserm en 1982, Philippe Lazar avait exprimé le souci de mobiliser les SHS, en nommant Claudine Herzlich dans son comité de direction (CODIS), puis en installant une inter-commission scientifique dédiée, présidée par Françoise Héritier. En concertation avec l'anthropoloque Marc Augé de l'EHESS, Claudine a créé le CERMES et recruté une équipe de jeunes chercheurs, comprenant des sociologues Nicolas Dodier, Janine Pierret, Isabelle Baszanger du CNRS, des anthropologues Sylvie Fainzang, Nicole Zinzingre, Elisabeth Claverie et Christiane Bougerol, des économistes Alain Letourmy, moi-même, etc.

A l'origine, le CERMES affichait une forte coloration sociologique

Oui, mais pas seulement. Il est vrai que l'inscription de la sociologie, de l’économie et d’autres SHS dans un institut dédié à la recherche médicale n'allait pas de soi, du fait déjà de la dimension critique inhérente aux travaux de recherche en sciences sociales. Ainsi, la sociologie se préoccupait de maintenir une distance critique vis-à-vis du pouvoir médical, position marquée par la traduction française du livre Némesis médicale d'Ivan Illich, mais aussi avec le souci de se préserver de l’invasion pharmaceutique jugée responsable de profits financiers obtenus par un recours excessif et peu justifié aux thérapeutiques médicamenteuses (cf. Dupuy et Karsenty, L'invasion pharmaceutique). Au-delà, de façon plus théorique, le souci était plus largement d’éviter d’inscrire les SHS dans des catégories médicales ou, plus précisément, de les inféoder aux discours, notions et approches définis par la médecine, catégories de plus en plus présentes et prégnantes pour comprendre la réalité sociale, au détriment de l’élaboration spécifique d’une pensée sociale autonome sur ces questions, façons de penser et d’agir ; au risque également de, voir se dissoudre les objectifs de la recherche dans des enjeux à finalité purement médicale. Le débat s'est cristallisé dans le dilemme sémantique, largement débattu entre  sociologie 'de' la médecine versus 'dans' la médecine, tel qu'il avait été formalisé vingt ans plus tôt par le sociologue américain Robert Strauss cité plus haut. En fait, le débat (cf. le numéro anniversaire des 30 ans de la revue Sciences Sociales et Santé, 2012.) a concerné l’économie comme la sociologie qui n’y ont pas répondu de la manière. C'est pourquoi aujourd'hui, il existe des postes de santé publique et  d’économie médicale dans les facultés de médecine, alors qu’en SHS, on parle plus volontiers d’économistes ou de sociologues de de la santé.

Quel rôle l'épidémie de sida a-t-elle joué dans le développement des SHS ?

L’épidémie de sida a effectivement constitué un accélérateur pour la recherche en sciences sociales. Outre sa survenue inattendue, les particularités de la maladie, ses modes de transmission, l’impuissance médicale des débuts et les exigences de prévention médicale, puis l’irruption de scandales comme l'affaire du sang contaminé, ont ouvert un champ de questionnement immense aux différentes disciplines. Avec le PNRS (programme national de recherche sur le sida créé en 1987), puis l’ANRS, le sida va offrir une source de financements importants et durables pour les SHS, à côté de la recherche médicale proprement dite. Cela aura pour conséquence d’élargir le milieu de recherche à de nouvelles questions, tels la stigmatisation, la transmission, les risques et la prévention, l’expérience, l’engagement et la participation des patients (cf. Dodier, Barbot, 2000 réf), la survenue de crises sanitaires et les dysfonctionnements médicaux, et d’ouvrir une opportunité nouvelle de pluridisciplinarité  entre les SHS mais aussi en direction des médecins, épidémiologistes, et autres soignants.

Désormais, la demande ne vient plus seulement des établissements scientifiques, mais aussi des organismes de santé

Afin de soutenir la recherche, divers acteurs du domaine sanitaire se sont progressivement substitués au financement initialement décidé au Commissariat au Plan, mais devenu évanescent lorsque celui-ci a vu son rôle diminuer. Ainsi, la CNAM), la Mutualité française ou la Mutuelle générale de l'éducation nationale (MGEN) ont décidé d'apporter leur soutien aux institutions et aux équipes de recherche, afin de voir analyser des questions qui les préoccupaient. Via une convention passée avec l’Inserm, la MGEN hébergera longtemps le CERMES, d’abord rue de Vaugirard dans le 15ème arrondissement, puis boulevard Jean-Jaurès dans le 19ème. De même, elle a soutenu différents projets de recherche en santé publique. Quant à la CNAM, elle a non seulement financé des projets en SHS, des travaux étudiant les pratiques et les processus de soins, les relations entre professionnels, mais a également abondé des bourses de thèses en sciences sociales. Bien entendu, le ministère de la Santé et des Affaires sociales (selon ses dénominations successives) est intervenu activement et durablement. En lien avec le ministère du Travail, ce fut ensuite la mise en place de la MiRe (mission interministérielle recherche-expérimentation) en 1982, qui, sous la responsabilité de Lucien Brams, puis de Marianne Berthod et de Pierre Strobel, s'est organisée autour de trois axes, emploi, travail, et santé, pour assurer la promotion de travaux académiques, faciliter le transfert de connaissances en SHS vers l’administration sociale et envisager l’applicabilité des résultats de la recherche et leur prise en considération par les politiques publiques.

Comment fonctionnait cette nouvelle forme de recherches contractualisées ?

La MiRE a été l'unedes plus influentes structures politiques de recherches incitatives dans le champ des SHS. Outre des financements par appels d’offres sur des thèmes spécifiques, ses programmes annuels pluridisciplinaires offraient aux chercheurs, des procédures d’aide à la publication d’ouvrages, de soutien à des revues, à l’organisation de colloques ou séminaires, d’aide à la traduction en anglais de travaux français ou d’ouvrages scientifiques étrangers en français. La MiRE permettait également aux chercheurs de participer à des groupes de travail institutionnels, afin de diffuser et de valoriser leurs travaux. Son conseil scientifique installé en 1992 fut présidé par deux sociologues de renom, Robert Castel puis Jacques Commaille. La mission a ainsi joué un rôle majeur dans la stabilisation des milieux de recherche autour de thématiques pluridisciplinaires comme dans d’autres domaines connexes : le handicap, la santé mentale ou le vieillissement. Elle a eu une action marquante, aussi bien en sociologie avec l’apport de la sociologie politique, des questions d’éthique ou de la sociologie des sciences, qu’en économie avec l’économie de l’innovation, des théories de la décision, ou encore des sciences de gestion. Elle a aussi été attentive aux nouvelles approches théoriques ou méthodologiques, comme la notion de ruptures biographiques (cf. Bury, 1982), ruptures entrainées dans la vie d’une personne par la survenue de maladies chroniques, et a promu celles émanant des recherches qu’elle avait plus spécifiquement incitées sur le vieillissement, le handicap, les maladies chroniques, les maladies mentales, le cancer, la douleur, les soins palliatifs ; elle a également pris en compte la sociologie des risques, la sociologie des corps, contribué à introduire les 'théories du care', du genre, des recherches sur l’évolution des pratiques médicales, et en médecine générale. C’est un financement de la MiRE qui a ainsi permis au CERMES de réaliser l’enquête sur l’expérience des médecins retraités entre 1985 et 1990. A cette occasion, j'avais tenu à associer des approches quantitative et qualitative, grâce à un panel de 5 491 médecins retraités, qui avaient acceptés de répondre à un questionnaire postal et aux entretiens menés avec une trentaine d'entre eux ; il leur était demandé de relater leurs carrières et l’évolution de leurs pratiques depuis les années 1930, date de début d’exercice des plus âgés d’entre eux jusqu'aux années 1980 où ils avaient cessé d'exercer (cf. Cinquante ans d’exercice de la médecine en France. Herzlich, Bungener, Paicheler et al. Editions Inserm-Doin).

Les programmes interdisciplinaires

De son côté, le CNRS initie des 'Programmes interdisciplinaires de recherche' (PIR). Un premier PIR, intitulé 'Maladie, Santé, Société' est mis en place dès 1987, puis un second est confié, en 1995, à Claudine Herzlich. Leur succèdent différents programmes associant la MiRe au CNRS ou à l’Inserm, comme en 1998 'Processus de décisions et changements des systèmes de santé', piloté par Geneviève Paicheler et Alain Letourmy, ou en 2002 'Sciences biomédicales, santé et société' dont le département des sciences de la vie du CNRS me confie la responsabilité et qui, au fil de ses cinq années, associera des financements de l’Inserm et de la MiRE. J'y reviendrai. Ensuite, différentes pathologies ouvrent successivement des possibilités de financements destinés à la recherche en SHS. Des appels d’offres sont lancés sur le cancer, le vieillissement et la dépendance, les maladies rares, les pathologies mentales, les handicaps, les maladies génétiques, et cela, jusqu’au Plan Alzheimer et aux maladies neurodégénératives. Cela m'a conduit à siéger dans plusieurs conseils scientifiques de ces appels à projets dédiés, soit autant de lieux d’observation privilégiés pour suivre le déploiement de la recherche en SHS. Toutefois, ces financements par pathologie, en irriguant certaines recherches aboutissent à en délaisser d'autres et entraînent des processus de concurrence entre eux, face à l’étroitesse relative du milieu de recherche auquel ils s’adressent ; cependant, au-delà de l'effet d’opportunité qu’ils suscitent, ils permettent de soutenir durablement l’installation et le développement de nouveaux champs d'investigation, comme celui de la santé mentale (cf. Ehrenberg, 1998 ref.).

Tes propres recherches s'inscrivent entre deux pôles, les médecins et les malades

En effet, des financements ‘sida’ m’ont permis d'une part de poursuivre des travaux sur les formes de régulations économiques et politiques de la médecine et, particulièrement, sur les nouvelles offres de soins proposées à ces patients ; de développer ensuite une recherche sur le travail médical en réseaux, mis en place pour traiter le sida, approches qui ont pu être reprises et approfondies pour les soins ambulatoires du cancer, qui confrontaient les médecins généralistes s’y intéressant à approcher une médecine technique de plus en plus complexe, et à la nécessité d’une coordination négociée avec les équipes spécialisées. Ce sont ainsi les transformations du rôle et des pratiques des médecins généralistes, ainsi que celles de leurs relations avec la médecine hospitalière ou leurs confrères spécialistes, qu’on peut repérer et analyser en les comparant sur des pathologies diversifiées : le cancer, les formes de recours à l’hospitalisation à domicile (HAD), les réseaux sida ville-hôpital…  Cet intérêt pour les pratiques en médecine générale me conduira à accompagner, avec Alain Letourmy, les travaux des premiers groupes de médecins généralistes désireux d’effectuer de la recherche, puis, notamment avec Gérard de Pouvourville, à mettre en place à l’Inserm, à l’initiative de Christian Bréchot et de la CNAM, un programme de bourses de recherche pour les médecins généralistes désireux de pouvoir s’y consacrer à mi-temps. D’autre part, c’est également avec des financements ‘sida’ que j’ai pu mener de nouveaux travaux sur l’HAD et le travail profane de soins à domicile, HAD à laquelle ces malades venaient d’avoir accès. Outre que leur recours volontaire dès 1986 à cette forme de soins témoignait de leur revendication d’être acteur de leurs traitements, ce travail a permis de voir qu’en HAD, les personnes malades pouvaient effectuer seules ou avec l’intervention de leurs proches, des actes de soins beaucoup plus techniques que ceux observés auparavant ; étaient repoussées ainsi les limites techniques d’utilisation de cette forme de soins, alors que, par comparaison, les observations sur la prise en charge à domicile de la maladie mentale, lors des processus de fermeture des lits et de désinstitutionalisation des malades psychiatriques, en montraient, de façon socialement moins perceptible, un déplacement des limites d'intervention des familles comme auxiliaires du suivi des traitements à domicile et en matière d’hébergement. En privilégiant ce thème de l’HAD et de l'action de ces acteurs profanes du soins que sont les membres de l’entourage familial, j’ai alors délibérément choisi de m’intéresser en priorité à des sujets encore très peu étudiés, voire délaissés ou ignorés, qui, pour certains, sont devenus, des années plus tard, des préoccupations importantes.La production profane et familiale de soins est en effet aujourd’hui indispensable pour assurer et compléter des traitements de plus en plus techniques et plus souvent prescrits en ambulatoire, production largement méconnue qu’il s’agissait de rendre socialement, politiquement et économiquement visibles. Ce fut un objectif explicitement assumé au cours des différents travaux que j'ai menés sur la schizophrénie en lien avec l’UNAFAM (Union nationale des amis et familles de malades psychiques), ou encore sur le vieillissement pathologique et la maladie d’Alzheimer, donnant tous à voir la place accrue et essentielle de ces soins délégués aux aidants ou aux accompagnements familiaux. Ces lignes de recherche ont trouvé un aboutissement du fait des nouvelles approches politiques en faveur du maintien à domicile et en particulier  avec l’élaboration du plan national contre la maladie d’Alzheimer et son appel explicite à l’intervention des familles, étudiés ces dernières années avec Catherine Le Galès et une équipe pluridisciplinaire, en mobilisant l’approche des capacités d’Amartya Sen, prix Nobel d'économie en 1998. Tous ces travaux furent l’occasion de rencontres et de réflexions communes avec des associations de personnes malades, handicapées ou de familles touchées par la maladie, associations en plein essor, suite à l’expérience développée par les associations sida (Dodier, Barbot), ou celles formées autour des maladies rares (Callon et al.).

L'Inserm se dote alors d'un 'Groupe de réflexion avec les associations de malade' (Gram)

J’avais eu l’occasion en 2003-2004 de participer dans le cadre du CORES (comité d'orientation et de réflexion stratégiques de la direction générale), à la mise en place à l’Inserm par Christian Bréchot du Gram (groupe de réflexion avec les associations de personnes malades, handicapées et de leurs familles), sur la suggestion de Dominique Donet-Kamel, du département de l'information scientifique et de la communication (DISC-Inserm), qui prend alors la responsabilité de la mission Inserm associations. Suite au décès de la première présidente du Gram, Ketty Schwartz, André Syrota, alors PDG de l’Inserm, m’en confie, en 2008, la présidence, que j’assure toujours.Le Gram est une structure mixte qui rassemble à parité 10 représentants d’associations et 10 membres de l’Inserm : 5 chercheurs et 5 membres de l’administration. Avec l’appui de la mission Inserm Associations, le Gram a vocation à organiser les conditions d’un dialogue pérenne entre le monde de la recherche et les associations, à faire des propositions à la direction générale de l’Inserm pour favoriser leur rapprochement et à promouvoir les conditions propices au développement et à la diffusion de travaux de recherches répondant aux besoins des malades et aux attentes de la société. Celles-ci résultent rappelons-le, de la survenue de plusieurs crises sanitaires et des revendications des personnes malades ou concernées, que le législateur a reconnu au travers de l’énonciation des droits des malades (Loi Kouchner, 2004).Ouvert à l’origine surtout aux besoins des associations, les initiatives du Gram ont pris la forme des séminaires (dits « Ketty Schwartz ») de formation à la recherche qui sont régulièrement proposés aux membres d’associations inscrites sur le répertoire dela mission, de la mise en place d’un groupe associatif de relecteurs des protocoles d’essais cliniques, et symétriquement ensuite, pour mieux comprendre le point de vue et les attentes des chercheurs, j’ai lancé avec le Gram, en 2009, l'enquête Cairnet, afin d’analyser les raisons qui conduisent les chercheurs à travailler (ou non) avec les associations. Les résultats disponibles sur le site Inserm ont été publiés dans un ouvrage paru aux éditions du CNRS (2013) et un article dans la revue médecine/sciences (2015).

Au tournant du siècle, tu te vois confier la direction du CERMES

Cela nous oblige à un retour en arrière. C’est en septembre 1997, suite à la prise de retraite de Claudine Herzlich, que l’assemblée générale des membres de l’unité me confie, par intérim, la direction du CERMES. Puis, ayant, dans la foulée, préparé le dossier de recréation avec quelques collègues, notamment Isabelle Baszanger et Alain Letourmy, j’en deviens directrice officielle en janvier 1998. La décision scientifique était de poursuivre les choix initiaux, à savoir préserver le statut d'unité mixte de recherche reconnue par le CNRS, l'Inserm et l'EHESS, maintenir la pluridisciplinarité au sein des SHS expérimentée lors des mandats précédents, pour analyser les transformations du système de santé. J’étais alors membre de la commission scientifique spécialisée (CSS) de l’Inserm en charge de la santé publique et des sciences sociales, et Claude Griscelli venait de succéder à Philippe Lazar à la direction de l'Inserm. Il me semblait crucial de défendre encore fermement la place des SHS dans l’analyse du système de santé et à fortiori leur place au sein de cet organisme. Il faut reconnaitre que Claude Griscelli, pédiatre PU-PH à Necker, en contact d’enfants malades et de leurs familles, était d’ailleurs largement convaincu. Il était, en outre, plus favorable que Philippe Lazar au rattachement d’unités Inserm à d'autres établissements publics de recherche et aux universités. C’était une opportunité pour resserrer les liens et ré-instaurer un peu plus d’échanges et de dialogue, avec nos autres tutelles. Le contact avec le CNRS a été facilité par le fait que le directeur scientifique adjoint du département SHS en charge de la santé, Bruno Péquignot, était le fils d’un ancien patron de médecine dans le service duquel Claude Griscelli avait été interne. Moyennant quoi, un dialogue a pu s'engager sans tarder. Dans les démarches de recherche qui s’aventurent à la marge des choix classiques comme le faisait le CERMES, si un travail de conviction, parfois long, est toujours nécessaire, il ne faut pas négliger les opportunités et les facilités d’action qu’apporte parfois le fait de rencontrer des personnes convaincues, quelles qu’en soient leurs raisons. Ainsi en avait-t-il été de Philippe Lazar pour la création du CERMES à l’Inserm, puis de Claude Griscelli et Christian Bréchot pour son essor et son implantation ultérieure.

Comment vois-tu le rôle d'une directrice d'unité?

C'est une tâche assez lourde, surtout dans le cas du CERMES où il s’agissait de répondre aux attentes et aux exigences de diverses tutelles. Cela implique un travail de diffusion et de visibilité des travaux effectués comme un effort permanent de persuasion, afin que le choix de pluridisciplinarité du CERMES ne donne pas prise au risque de discrédit, dans un dispositif de recherche où la tradition de logique disciplinaire reste omniprésente. De même, il convient de répondre à la suspicion latente des sciences biologiques et médicales, dont les problématiques et les formes de valorisation sont éloignées de celles pratiquées en SHS. Ainsi, il faut tout à la fois défendre et soutenir la publication d’ouvrages à vocation savante, tout en accroissant la publication d’articles en anglais dans les revues internationales reconnues, cela afin d'assurer la reconnaissance des performances du laboratoire en termes de bibliométrie qui est devenue la clé de l'évaluation scientifique. Pour soutenir la pluridisciplinarité et la faire fonctionner au quotidien, il me semblait nécessaire - et je le pense toujours aujourd’hui - que les chercheurs de chaque discipline se côtoient le plus possible pour échanger sur leurs travaux en cours, non seulement à l'occasion de séminaires organisés régulièrement, mais aussi lors de rencontres plus informelle (déjeuner, pause-café, etc.) Bref, un directeur d'unité doit rester disponible et garder porte plutôt ouverte pour ses collègues. La question de locaux communs, suffisamment vastes et bien équipés pour avoir envie d’y venir travailler, est également très importante. Lorsque j'ai pris mes fonctions, l'une de mes premières tâches a été de rechercher de nouveaux locaux puisque l’hébergement par la MGEN avenue Jean Jaurès prenait fin. Fort opportunément, une entente entre le CNRS et l’Inserm engagés dans le cadre de l'Institut fédératif de recherche (IFR) situé à l'hôpital Paul-Brousse de Villejuif m’a permis d’obtenir de Catherine Bréchignac, la présidente du CNRS, la remise à neuf des locaux historiques de l'Institut du cancer mis en place par Gustave Roussy, situé sur le campus CNRS de Villejuif, adjacent à l'hôpital. Ce bâtiment, qui dépendait du département SDV du CNRS, mis alors à la disposition d’une unité SHS, ce qui était un privilège ! m'a valu de découvrir pendant un an les métiers du bâtiment en tant de ''chef de travaux'. Grâce à l'aide de la déléguée régionale du CNRS, Annie Le Chevallier, le CERMES a pu emménager dans ses nouveaux locaux, spacieux, au mois de mai 2002.

Quid du pilotage de la recherche?

En fait, la fonction de directeur ne se limite pas à animer un projet collectif de recherche, à encourager les travaux pluridisciplinaires, à stimuler l’obtention de financements et à susciter les publications. Il s’agit aussi d’aider à renouveler les thématiques et pour cela, il convient d’attirer des chercheurs de qualité, notamment des jeunes et de leur trouver, dans la mesure du possible, des postes pérennes, les encadrer et former des doctorants en leur proposant de bonnes conditions d’accueil et une ambiance stimulante. En termes de ressources humaines, le CERMES a accueilli de nouveaux chercheurs, certains issus de la fermeture de certaines unités, comme celle de Patrice Pinell, des historiens des sciences comme Ilana Lowy, Jean-Paul Gaudillière ou Christiane Sinding, une épidémiologiste comme Anne Tursz, ou a choisi de fusionner avec d’autres unités travaillant sur la médecine et la santé à l'Inserm comme avec celle de Gérard de Pouvourville qui avait succédé à Michèle Fardeau (unité 357 « Economie de la santé »)) ou avec celle d'Alain Ehrenberg (unité 611 « Recherche psychotropes, santé mentale, société »). Pour autant, il ne s’agit pas pour le directeur de sacrifier son propre travail de recherche, même si le temps à y consacrer s'en trouve nécessairement réduit. A ce propos, on doit souligner l’importance de disposer d'une équipe de collaborateurs administratifs motivés et performants. C'est un point essentiel pour le bon fonctionnement d'un laboratoire, car cela transforme la vie d’un directeur d’unité.

A la même époque, tu es appelée auprès de la direction de l'Inserm pour y représenter les SHS

En effet, la visibilité interne à l’Inserm de la fonction de directrice m’a ouvert d’autres perspectives. Peu après son arrivée à la direction de l'Inserm, Claude Griscelli m'a proposé de participer au conseil scientifique (CS) de l’Inserm, afin d'y représenter les SHS. Sous l’impulsion de Pierre Corvol, président du CS, un important volet du rapport de conjoncture fut consacré aux problématiques qu'il convenait de développer dans ce secteur. Pour moi, c'était une première dans le domaine de la programmation scientifique à l'Inserm et donc un redoutable défi à relever. Par ailleurs, Claude Griscelli m’a assez vite confié une autre tâche au service de la collectivité scientifique : mettre en place un dispositif chargé de l'intégrité scientifique. En 1998, l'organisme avait été échaudé par une suspicion de fraude scientifique dans l’une des unités de recherche, celle de Bernard Bihain à Rennes, avec la soi-disant découverte des gènes de l'obésité. Cela avait suscité pas mal de remous, comme ceux suscités par l’affaire Benveniste quelques années auparavant. Griscelli a donc lancé une mission de réflexion, un groupe de travail de dix membres aux compétences diversifiées, chargé d’identifier la diversité des situations potentielles de manquement à l’intégrité scientifique, puis d’imaginer les procédures nécessaires pour y remédier. L’une de ses recommandations (Science and Engineering Ethics, March 2000, Volume 6, Issue 1, pp 41-48) fut la création d'une structure destinée à prendre en charge les allégations de mauvaises pratiques scientifiques dans les labos de l'Inserm. Puis, en 1999, l'Inserm s'est doté d’une délégation à l'intégrité scientifique chargée de proposer une définition de ce que sont les atteintes à l'intégrité, ainsi qu’une esquisse des procédures à suivre en cas d'allégation de mauvaises conduites, puis de recevoir et de traiter de façon indépendante et confidentielle les allégations de manquement à l'intégrité et d'élaborer un guide de bonnes pratiques en matière de publications scientifiques. A ma grande surprise, Griscelli m'a alors demandé d'assurer les fonctions de déléguée à l’intégrité scientifique à l'Inserm, car il pensait judicieux de confier la tâche à une personne extérieure à la communauté des biologistes et des médecins, et que des compétences en SHS seraient pertinentes pour faire l’analyse des processus qui conduisent aux mauvaises pratiques scientifiques. J’ai assuré cette fonction pendant une dizaine d'années avec le soutien sans faille de la direction de l’Institut, en passant le relai en 2008 à Michelle Hadchouel.

De ton point de vue, comment la direction de l'Inserm appréciait-elle le rôle des SHS?

En 2001, lorsque Christian Bréchot, un PU-PH de l'hôpital Necker, succède à Claude Griscelli, à la direction de l’Inserm, il confirme ma fonction à l’intégrité scientifique. Il me demande par ailleurs de quitter le conseil scientifique, où je suis remplacée par Didier Fassin, un médecin anthropologue de l'EHESS, qui continue efficacement à y défendre la place des SHS, pour rejoindre comme conseillère à la direction générale, le comité d'orientation et de réflexion stratégiques de la direction de l'Inserm (CORES) qu’il vient de constituer. J’y suis en charge des SHS et pour une grande part des questions de santé publique, aux côtés de Karen Ritchie une épidémiologiste qui s'intéressait au vieillissement de la population. Ma nomination au CORES est le signe tangible de l’importance que Bréchot accordait à ces disciplines, comme en son temps Philippe Lazar, en nommant Claudine Herzlich au CODIS. Outre les débats liés au travail collectif au sein du CORES, ma position s'est révélée un observatoire passionnant sur la manière dont se met en place la politique de la recherche au niveau des unités de recherche, permettant de mesurer le travail de persuasion nécessaire pour démontrer l’apport des disciplines des sciences humaines et sociales (SHS) auprès de nos collègues des sciences de la vie. Le CORES était aussi le lieu facilitant l’élaboration d’une politique d’incitation grâce au lancement de programmes internes ou pour obtenir la collaboration de différents organismes. J'en prendrais pour exemple le programme 'sciences biomédicales santé-société' lancé sous ma responsabilité de 2001 à 2005, autour des problématiques de l’innovation scientifique et technologique et des transformations induites sur les pratiques médicales, sur les risques sanitaires et leurs déterminants et, enfin, sur la santé mentale. Ce programme s’est d'ailleurs poursuivi avec la mise en place de postes fléchés au CNRS et il a suscité le recrutement par l’Inserm d’une nouvelle génération de chercheurs en SHS, comme les sociologues Myriam Winance, Janine Barbot, Boris Hauray. A l’issue du programme (2006), les SHS en santé se sont ainsi trouvées durablement installées dans le paysage de la recherche française, avec le déploiement d’axes thématiques autour du vieillissement et du handicap, relayés ensuite par le Plan Alzheimer et avec une réorganisation de la recherche en santé publique à l’Inserm.

On assiste semble-t-il à de nouvelles approches de la recherche en santé publique

L'Inserm a en effet initié, sur proposition de Chistian Bréchot, la mise en place laborieuse d'un groupement d'intérêt scientifique (GIS), l’Iresp (Institut de recherche en santé publique), afin notamment d'articuler des financements jusqu’alors dispersés provenant de diverses agences gouvernementales ou de la caisse d’assurance-maladie, pour en renforcer l'effet incitatif. J’ai, dans le cadre du CORES, longuement travaillé à ce rapprochement et à la rédaction des textes fondateurs du GIS. Chargé de la recherche en santé publique au sens large, l'Iresp s’intéresse aux modes efficaces d'organisation des soins de premier recours, promeut l’étude des risques environnementaux ou alimentaires. Il ouvre en particuliers aux chercheurs en SHS de larges domaines des politiques de santé publique tel, par exemple, celui de la prévention des risques. Au fil des financements distribués, les équipes SHS lauréates se sont aussi intéressées aux innovations biotechnologiques en matière d’information, aux traitements génétiques, aux transformations des métiers du soin ou encore aux questions d'éthique. Il faut souligner ici que, certains des plus virulents chercheurs opposants à la création du GIS, ont fini par en prendre la direction. Une seconde innovation organisationnelle de cette période est la mise en place, au sein de l’Inserm, en 2007, d’un département de santé publique, qui préfigurera le futur institut thématique multi-organisme (ITMO) de santé publique d’Aviesan. L’un et l’autre comptent une direction adjointe dédiée aux SHS. J'ai occupé cette fonction pendant les trois premières années de mise en place, à la création d’Aviesan en 2009, alors que Gérard Bréart, professeur de santé publique, devenait directeur de l’ITMO. L’institut SHS du CNRS est dorénavant statutairement impliqué dans l’ITMO de santé publique et en nomme le directeur-adjoint. Ce rôle de directeur-adjoint de l’ITMO Santé publique m'a donné l’opportunité d’assister à la mise en place de l’Alliance Aviesan pendant ses trois premières années, puis d’être impliquée quelques mois plus tard dans la création de la cinquième alliance voulue par le ministère de la Recherche : Athéna, l’alliance de recherche pour les SHS, où sont représentées les quatre autres alliances (outre Aviesan, Allenvi, Allistène et Ancre), et dans laquelle à l’origine j'avais la tâche de représenter l’alliance Aviesan. C’est alors toute l’élaboration et l’organisation même de la recherche qui devient visible et appréhendable depuis ces positions, ce qui permet de continuer à défendre et promouvoir les perspectives de recherche à l’interface des disciplines et des domaines des sciences humaines et sociales (SHS) et des sciences de la vie (SDV). Cela se traduira également pour moi, pendant quelques années, par une fonction de chargée de mission pour les SHS à la direction scientifique des SDV du CNRS, alors sous la responsabilité de Patrick Netter et d’Annie Lechevallier. Dans cette période, juste avant la création des alliances et la réforme de la gouvernance de la recherche en France, je veux souligner aussi l’expérience formatrice que j’ai pu avoir, en intervenant à la 'Mission scientifique, technique et pédagogique' (MSTP) du ministère de la Recherche et, plus spécifiquement, à son département (n°5) dédié à l’évaluation des sciences biomédicales. C’était une fois encore, la promotion et l’irruption possibles de perspectives de recherche en SHS dans le champ de recherche de la médecine et des sciences de la vie. Alors, placé sous la responsabilité de Dominique Aunis qui avait été auparavant membre du CORES, j’y ai été nommée chargée de mission chargée des SHS entre 2004 et 2007. Un département n°6 s’occupait alors des sciences humaines et le n°7 des sciences sociales. La MSTP sera ensuite remplacée par l’AERES (agence pour l’évaluation de la recherche scientifique) en 2007.

Au moment de la retraite, comment vois-tu l'avenir des SHS en santé?

Il m’apparaît que le contexte de travail, resserré sur des exigences de publication de plus en plus fortes, et une difficulté accrue à faire recruter des jeunes chercheurs rendent les perspectives de travail dans ces disciplines plus difficiles que je ne les ai connues au cours de ma carrière. Les offres de financements contractuels, tant nationales qu’européennes, sont plutôt nombreuses, les dotations financières, souvent élevées, mais les pressions de sélection très fortes et les taux de réussite faibles. Les contraintes administratives de recrutement contractuel de jeunes chercheurs sont en outre très fortes, génératrices de pertes de temps et donc dissuasives. De plus, paradoxalement, alors que se manifestent des appels récurrents au développement de travaux pluridisciplinaires, tant au CNRS, qu’à l’Inserm ou dans les Alliances, la pluridisciplinarité ne progresse pas vraiment, tant elle reste difficile à mettre en œuvre et à faire évaluer par les instances. Mais je reste convaincue que cette pluridisciplinarité est particulièrement féconde pour qui veut s’intéresser aux transformations des mondes de la médecine et de la santé, aux enjeux techniques et sociaux entre recherche médicale et mise à disposition des soins, aux nouveaux enjeux de santé publique, de prévention et d’offre de soins primaires. Quant à la direction d'une équipe de recherche, la fonction demeure difficile dans son quotidien, mais aussi dans l’image qu’elle suscite chez les chercheurs. Trouver un candidat directeur n’est pas chose aisée pour une équipe car la charge relativement lourde impose de renoncer pour une part à son temps de recherche ; toutefois, le choix d’effectuer un mandat commun de transition en binôme entre ancien et nouveau directeur, semble un facteur de réussite pour faciliter le changement de direction et accoutumer l’équipe.