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Entretien avec Cécile Fournier le 4 avril 2014

J-F Picard, V. Viet, script ALV (source : https://histrecmed.fr/temoignages-et-biographies/temoignages)

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Des études de médecine
 
Je viens d'une famille de médecins. J'étais l'aînée de la génération des petits-enfants. J'aimais bien les maths et la physique. J'étais assez bonne élève et attirée par ce qui était scientifique. Pourquoi ne pas faire une école d'ingénieurs ? Mais faute de modèles familiaux, je ne voyais pas très bien à quoi correspondait le métier d'ingénieur. Mon père, chirurgien, partageait deux mi-temps, à l'hôpital et en clinique privée, et il me répétait : "la médecine c'est génial. Ça mène à tout". Mais ma mère, dermatologue en médecine libérale, me disait : "la médecine change. Elle n'est plus comme avant et je ne te conseillerais pas forcément de suivre cette voie". Pour mon père, la formation de médecin était très complète. On apprenait plein de choses et on choisissait son parcours, même si on ne savait pas forcément où on allait. Lui-même ne se destinait pas du tout à être chirurgien, il pensait devenir pédiatre. Ce sont des rencontres qui l'ont orienté vers la chirurgie. Il me parlait de cette formation riche, où j’allais aussi rencontrer des gens et je me suis lancée.

Rencontre avec la clinique

Au début des années 1990, j'ai donc fait des études de médecine et des stages hospitaliers à la Pitié-Salpêtrière dans des services très variés : en rhumatologie, en cardiologie, en maladies infectieuses à l'époque où on ne savait pas soigner les gens qui avaient le sida, ce qui menait à des situations dramatiques... J’étais très touchée par l'histoire des gens hospitalisés, par les catastrophes de santé qui leur tombaient dessus. Mon rôle d’étudiante hospitalière consistait à faire des entretiens assez longs avec les malades ‘entrants’. Ces entretiens permettent à l’étudiant de se former à la clinique et d’apprendre à interroger le patient, en étant seul avec la personne qu'il examine et qui lui raconte son histoire. Dans cette situation, je vivais avec chaque personne la violence de la maladie. J’étais révoltée par le rôle de décideur dévolu aux médecins. Selon le schéma qui semblait prévaloir, le rôle du médecin serait de faire le point sur la situation clinique et de prescrire. Le travail d'équipe ferait que la partie dialogue - accompagnement serait en quelque sorte déléguée au personnel infirmier. On apprend à diagnostiquer, à traiter et hop ! Les patients se débrouillent. La caricature en est ce que l'on appelle 'les grandes visites'. Le patron arrive avec une flopée de praticiens hospitaliers, internes, externes, infirmières. On rentre dans la chambre d'un malade. On fait un point très rapide sur son état, on ne le regarde pas, on ne s'adresse pas à lui. C'est l'interne qui explique l’état du malade et le patron dit "bon, il en a pour trois mois, faites-lui ceci et cela" et hop, on repart... Je trouvais ça très violent, notamment vis-à-vis des gens qui, lorsqu'ils arrivent dans les services spécialisés, en CHU, sont déjà dans un état très grave. Je percevais la détresse de ces gens parachutés dans les services, auxquels on disait des choses très dures que l’on n’expliquait pas. J'avais l'impression de manquer de temps avec eux et que la médecine ne les aidait pas beaucoup, que la réponse apportée n’était pas adaptée. Je ne savais pas quelle position adopter.

Connaitre l'itinéraire individuel du patient, un plus selon toi?

J’en suis persuadée, mais cela dépend peut-être des maladies. Si l'on fait la distinction entre maladies aiguës et maladies chroniques, dans le premier cas le dialogue peut paraître non crucial pour les questions de diagnostic et de traitement. Mais dans le cas des maladies chroniques, toute une partie des soins est déléguée aux patients. Du coup, ceux-ci ont besoin de comprendre comment cela va prendre place dans leur vie. Il faut évaluer si ces soins vont pouvoir être appliqués ou non et si les patients vont pouvoir se les approprier. En ce qui me concerne, les maladies aiguës ne m'intéressaient pas tellement. Je n’étais pas attirée par la posture du ‘sachant’ qui applique son savoir. En revanche, j'étais attiré par la relation avec les personnes, donc par les stages dans les services spécialisés en des maladies chroniques, par exemple en diabétologie où les gens étaient hospitalisés longtemps et où l'on prenait le temps de discuter et de prendre des décisions avec eux. Si les conseils du médecin ne tiennent pas compte de la situation du patient, on peut très bien tomber à côté de la plaque, prescrire de l'insuline à 8h, 13h et 20h, sans tenir compte du fait que l'intéressé est gardien de nuit. Donc, si l'on prend conscience que la personne va devoir gérer sa maladie au jour le jour, on a besoin de connaitre ses conditions de vie, ses souhaits. Certes, il faut savoir être prescriptif et injonctif par moments si l'on sent que le patient a besoin d'une décision affirmée, où s'il est à la recherche d'une autorité. Cependant, il serait dommage qu’un médecin adopte une position trop tranchée. Pour moi, il devrait pouvoir s'adapter à l'attente de la personne qu'il a en face de lui, voire l’aider à exprimer cette attente. Il importe de rendre possible l'expression de besoins qui peuvent différer d'un patient à l'autre et d'un moment à l'autre, et de prendre avec le patient des décisions qui lui conviennent.

Un stage en diabétologie

A la fin de mon externat, je suis ainsi passée par un stage en diabétologie dans le service du Professeur André Grimaldi à la Salpêtrière, où l'on avait créé des programmes d'éducation des patients. Ceux-ci étaient hospitalisés pendant plusieurs jours dédiés à une sorte de « diagnostic éducatif », un séjour qui permettait d’explorer les besoins des personnes et de faire des choix avec elles. En fait, cette équipe un peu pionnière s'était formée en Suisse chez un professeur Genevois, Jean-Philippe Assal, lui-même médecin et diabétique, qui avait voulu révolutionner la diabétologie et plus largement la prise en charge des personnes atteintes de maladies chroniques. Pour cela Jean-Philippe Assal avait réuni dans son équipe des psychologues, des pédagogues et d’autres professionnels qui venaient des sciences humaines. Il avait des techniques de formation des soignants un peu « choc » pour les aider à changer de posture. Il organisait des séminaires de plusieurs jours pendant lesquels les médecins qui soignaient des patients asthmatiques devaient respirer à travers une paille afin de sentir ce qu’était la limitation de la capacité respiratoire. Il obligeait les médecins diabétologues à se piquer tous les jours, tous les matins, tous les midis et tous les soirs pour expérimenter les mêmes contraintes que les malades à qui ils prescrivaient de l’insuline, ou encore il leur demandait de porter au quotidien 50 kilos de sacs de sable pour se mettre dans la peau d'une personne obèse. Il utilisait aussi l'art pour permettre aux soignants de réfléchir à leur rappport à la maladie et à leur leur relation avec les malades. Il a voulu révolutionner la relation médecin - patient en faisant que le patient devienne lui-même son propre médecin, grâce à un travail éducatif d’équipe impliquant les paramédicaux. Cela a influencé l'équipe d'André Grimaldi à Paris qui, de son côté, a mis en place des hospitalisations de semaine à visée éducative. Différents professionnels de santé y proposaient aux patients, individuellement et en groupe, de longs temps de dialogue ou d’expérimentation. L’objectif était mieux les connaître, de leur transmettre des connaissances et de les former à des gestes techniques, et aussi de négocier des sortes de contrats de soins. Chez André Grimaldi, il y avait trois types d'approche, choisies avec le patient : soit des conseils adressés au patient en fin de séjour (le médecin « conseiller »), soit un contrat passé avec le patient (« pour vos problèmes de perte de sensibilité des pieds, nous avons convenu ensemble que vous alliez porter en permanence des chaussettes pour ne pas vous blesser »), soit une prescription classique. Dans ces choix, le service s’appuyait sur différents types d’outils : par exemple il utilisait des grilles issues de recherches en psychologie pour essayer de comprendre si le patient avait un « locus de contrôle » interne (I.e. le fait de croire qu'on peut agir soi-même sur sa santé) ou externe (I. e. le fait de penser que le contrôle vient de l'extérieur, par exemple dans le cas des croyants qui pensent que la maladie est déterminée, que c'est Dieu qui l'a voulue, et qu’on ne peut pas agir sur elle).

Un internat en santé publique

Avant ce stage en diabétologie, je vivais mal la manière dont la médecine était organisée, son approche autoritaire, l’absence de place donnée à la personne malade. Lors de ce stage, j'ai vu des équipes en train d'inventer quelque chose de différent avec les patients, autrement dit une forme de contrôle social que j'avais envie d'étudier de plus près. Un peu traumatisée par mon expérience hospitalière, je me sentais cependant incapable d’effectuer un internat à l’hôpital pour devenir clinicienne en diabétologie. Par contre, cela m'intéressait de réfléchir à ces nouvelles pratiques, qui me posaient de nombreuses questions. En 1996, j'ai donc commencé à me renseigner pour voir si l’on pouvait s'y intéresser dans un contexte de santé publique. J'avais des collègues un peu plus âgés qui me disaient : "en santé publique, on ne rentre pas dans un parcours défini, il y a plein de disciplines contributives, on peut très bien se spécialiser dans une, on peut s'intéresser à un thème et l'explorer de plein de manières différentes". Cela semblait la voie à suivre, mais cela n'a pas été simple et avant de faire ce choix, j'ai failli arrêter plusieurs fois la préparation du concours de l’internat. Pour cela, on passait son temps à se remplir la tête de diagnostics, de traitements, de conduites à tenir, toutes très protocolisées, qui ne permettent pas de réfléchir aux cas singuliers ni d’élargir le regard. J'ai failli arrêter la médecine pour faire de la musique. En même temps, j'avais déjà fait tout un parcours et je me demandais s'il ne fallait pas aller jusqu'au bout. Bref, lorsque j’ai pu commencer un internat de santé publique, j'ai eu l'impression brutale et heureuse d'une ouverture. En santé publique, on repart un peu à zéro et les apprentissages sont très variés : on peut faire un stage d'épidémiologie, de statistiques, d'économie de la santé. Seulement, il faut faire attention à ne pas se perdre, pour ne pas risquer, à la fin, de se retrouver sans rien. Ce qui m'intéressait concernait ce que l'on appelait l'éducation du patient. Cela impliquait une approche des sciences sociales, quasiment absente du cursus médical classique qui se concentre sur les cas de maladies et qui fait abstraction du reste, c’est-à-dire à la fois de la personne individuelle et de la dimension sociale des maladies. Les études de médecine décontextualisent. On y est pris dans l’instant de la relation avec chaque malade autour d’une situation donnée, sans être formé à réfléchir sur le rôle du médecin dans la société. Pour y réfléchir, j’avais besoin de comprendre comment les relations médecins - malades avaient évolué au cours de l'histoire, de comprendre les contraintes sociales, notamment institutionnelles, qui pèsent sur cette relation… J’avais donc besoin des sciences humaines et sociales, la psychologie ne suffisait pas. En santé publique, on est obligé d’être sensibilisé à l’épidémiologie, à la sociologie, à l’économie de la santé, à la démographie etc. Il faut toucher un peu à tout, et après on peut se spécialiser. Les spécialisations classiques, ce sont la statistique ou l’épidémiologie, l’économie de la santé ou d’autres qui mènent à des métiers plus administratifs. Moi, j’ai choisi la recherche sur les approches éducatives et préventives qui m’avaient interpellée pendant mes stages hospitaliers, et j’ai étudié ce thème avec les outils des sciences humaines et sociales. Après une formation en Belgique, j’ai fait un master de socio à l’EHESS puis j’ai navigué dans les stages de l’internat de santé publique, un petit peu à l’hôpital, dans un service de santé publique, puis au ministère à la Direction générale de la Santé, et au Comité français d’éducation pour la santé.

Comment inscrire la relation médecin - patient dans une médecine qui s'avère de plus en plus dépersonnalisée ?

Avant d'agir dans une relation individuelle, j'avais besoin d'aborder un certain nombre de points. Il fallait que je comprenne comment fonctionnaient le système de santé, la société, les relations médecins-malades, etc. J'ai donc d'abord fait un master de santé publique où il y avait un peu toutes les disciplines : de l’épidémiologie, de la sociologie, de l'économie de la santé, des approches par populations, etc., toute une panoplie de thèmes. Puis, je suis allée en Belgique me former à l'éducation pour la santé. A l’époque, il y avait trois formations qui s’intéressaient à la question de l’éducation sanitaire. Une en France, très centrée sur les sciences de l’éducation ; une en Suisse, celle du Professeur Assal qui était très liée à la clinique ; et une en Belgique, qui mettait en avant une approche 'bio-psycho-sociale', installée par le Professeur Jacques A. Bury, un professionnel de santé publique. Il avait créé une unité de recherche et d’enseignement sur l’éducation à la santé qui incluait l’éducation du patient. On s’y intéressait aux possibilités d’agir sur tous les déterminants de la santé (Charte d’Ottawa), politiques, économiques, environnementaux, y compris les déterminants liés aux comportements individuels. J’ai fait ces deux formations et, ensuite, un master 2 de sociologie parce que j'avais besoin de comprendre pourquoi cette problématique de prise en compte de la demande des patients se développait. J’ai travaillé là-dessus avec Patrice Pinell que j'avais rencontré en cours de master en santé publique à l'U. Inserm 158 pendant un stage d’internat à l’Inserm et qui m’a dirigée pour problématiser cette question dans une approche plutôt "bourdieusienne".

Comme je m'intéressais aux approches éducatives, on m’a confié pendant un stage d’internat au ministère une étude sur les centres de dépistages anonymes et gratuits du sida (CDAG), pour laquelle j’ai travaillé avec des sociologues. J’arrivais dans un milieu où tout le monde travaillait ensemble (associatifs, chercheurs, personnels de l’administration). C’était très riche. Ce qui me plaisait en sortant de la médecine pure, c’était déjà la pluridisciplinarité, la diversité des approches, le fait de pouvoir passer de l’une à l’autre, enfin d’avoir des regards complémentaires sur un objet et de passer à différents postes, de pouvoir marier les points de vue disciplinaires et d’acteurs différents. Dans les CDAG, les gens venaient pour se faire dépister, j’étais chargée d’étudier la manière dont on les accueillait, ce qu’on leur proposait. Ces centres s’appuyaient surtout sur les associations en mobilisant différents types de pouvoirs pour tenter d’influer sur les pratiques médicales.

J’ai fait d’autres stages à la Direction générale de la santé (DGS), à l'époque où le Professeur Joël Ménard arrivait à sa tête. Il voulait contribuer à la reconnaissance de ce qu’on appelait l’éducation du patient. Ce cardiologue avait l’idée qu’il fallait apprendre aux gens à surveiller leur tension et à mieux prendre leur traitement, etc. Donc à la DGS, il a demandé à ce que soient développées des études sur ce qui existait en France en matière d’éducation du patient. Comme j’y étais en stage d’internat, j'ai mené une enquête dans les hôpitaux en réunissant des groupes de travail. A la DGS, Joël Ménard a voulu développer une approche pluri-pathologique, sans se limiter au seul problème cardiovasculaire. Dans l’hypertension, on dépiste et puis on surveille, on traite et on aide à l’observance du traitement, mais il y a beaucoup d’autres maladies où l’éducation s’est davantage développée parce qu’il y avait transmission de gestes techniques, notamment dans le cas du diabète où les gens doivent se surveiller eux-mêmes, adapter eux-mêmes leurs doses d’insuline. De même avec les anticoagulants, ou encore dans le cas de l’hémophilie, etc.

Le Comité français d'éducation pour la santé (CFES)

A la fin des années 1990, dans la logique de ma démarche, je me suis retrouvée en stage d’internat au Comité français d’éducation pour la santé (CFES). Je suis arrivée dans une Direction qui n'était pas scientifique au départ et s'appelait "Appui au développement de l'éducation pour la santé". A l'époque, le CFES était très connecté avec des Comités régionaux et départementaux pour essayer de soutenir localement une démarche éducative de qualité. J’ai fait mes trois derniers stages d’internat au CFES où l’on m’a confié plusieurs enquêtes sur des pratiques éducatives autour de différentes maladies, dont le diabète de type 2, et dans différents lieux de prise en charge. L’organisation du CFES s’articulait autour de grands programmes : tabac, alcool, etc. Il s'agissait de recueillir de la littérature, de faire de la veille scientifique et de la communication. Il y avait aussi un programme 'maladies chroniques', sans objectif de communication, mais plutôt d'acquisition de connaissances sur les pratiques des professionnels et les besoins des patients. C’est dans ce cadre que j’ai fait des enquêtes qualitatives et quantitatives. Il s'agissait de comprendre en quoi la relation patient médecin telle qu’enseignée en fac de médecine, au demeurant assez paternaliste, n'était plus adaptée à la situation, et explorer la manière dont les médecins essayaient de la transformer pour qu'elle soit ensuite travaillée dans les différentes instances du système de santé.

Au CFES, il y avait aussi une ouverture aux sciences humaines avec des acteurs assez engagés politiquement à gauche qui travaillaient avec les Comités régionaux. On essayait d’aider les acteurs locaux à développer les compétences en nouant des alliances sur le terrain, au service de principes humanistes. Le CFES finançait de manière assez importante les comités régionaux et départementaux qui disposaient, en plus, de financements locaux. A l'époque, les idées venaient vraiment de la base et ce qui m'intéressait, c'était que les gens du CFES se mettaient aux prises avec ce qui se passait localement, les difficultés remontaient du terrain et on cherchait des solutions ensemble, avec les acteurs locaux. Il y avait à l’époque des expériences intéressantes en matière d'éducation des patients. A Roubaix, par exemple, un médecin pionnier avait créé une unité d’éducation dans une petite maison à côté de l’hôpital. Les gens venaient là pour apprendre des choses sur le diabète. Il avait été décidé de mettre des antennes de cette unité dans les quartiers défavorisés, une sorte de consultation, de dispensaire ambulant. Mais ça n’intéressait pas tellement les habitants. Le comité départemental d’éducation pour la santé a alors essayé de savoir pourquoi. En fait la demande des habitants de ces quartiers était d’avoir un lieu où les femmes pourraient cuisiner ensemble et stocker leur nourriture dans un congélateur communautaire. Le comité a alors répondu à cette demande, ce qui lui permettait de faire passer un certain nombre de messages jugés importants en prévention, notamment sur la manière de cuisiner, et en même temps de répondre à un besoin local.

L'institutionnalisation de la prévention secondaire

En 2002, le CFES devient l'Institut national de prévention et d'éducation pour la santé (INPES), un organisme centralisateur, ce qui apporte reconnaissance et légitimité à ce champ de pratiques, mais le lien est rompu avec les comités régionaux et départementaux. Les comités reçoivent toujours un peu de l'argent de l'INPES, mais pour des missions précises : faire de la documentation, relayer des campagnes, etc. A la fin de mon internat, je suis embauchée à l’INPES, où l’on me confie des travaux de recherche sur les pratiques préventives, toujours en relation avec les soins et donc avec la maladie chronique. Au CFES, il y avait deux financeurs distincts - Caisse nationale d'assurance maladie des travailleurs salariés (Cnamts) et Etat - qui se réunissaient et négociaient les actions à mettre en place. L'INPES, lui, est toujours financé par la Cnamts, mais sous la tutelle de l'Etat, avec plus de poids dans la décision pour celui-ci. Au bout de quelques années, il a été décidé de recentrer l’action de l’INPES sur la prévention primaire, et je me suis sentie tout de suite moins à ma place. On me demandait de travailler sur la prévention primaire des maladies cardio-vasculaires et il fallait que je fasse des propositions d'actions, que je rassemble la littérature fondée sur les preuves, c’est-à-dire toutes les interventions qui avaient montré leur efficacité pour réduire les maladies cardio-vasculaires, que je propose des expérimentations et que je les évalue. Mais je ne m’y retrouvais pas. Pour la recherche de la littérature fondée sur des preuves, l’INPES avait mis en place une méthode très codifiée, avec des niveaux de preuves bien formalisés. Pierre Arwidson, alors directeur des affaires scientifiques, soutenait la prévention sanitaire fondée sur les preuves. Par exemple, cela a mené l’INPES à sélectionner des expériences américaines de renforcement des compétences parentales, qui avaient fait leurs preuves selon des essais contrôlés randomisés. Pour s’en emparer, on était obligé de les reproduire à l’identique en France, mais j'estimais que ce n’était pas la bonne manière de faire avancer la santé publique. Je suis plutôt intéressée par une approche qui implique la participation du public. En tout cas c'est cela qui m'intéressait, les approches de santé communautaire consistant à aller dans une localité pour comprendre les problèmes de santé concrets des gens, construire des solutions avec eux et avec les acteurs qui interviennent déjà localement, et ne pas leur imposer un modèle prédéterminé sans tenir compte de l’existant. Moyennant quoi, j’étais considérée à l’INPES comme une utopiste idéaliste !

Jusque-là, j’avais plutôt fait des enquêtes sur les pratiques éducatives dans des spécialités médicales données : dans le diabète, ou dans d’autres maladies chroniques (prévention secondaire). Or la façon dont ces pratiques ont été institutionnalisées dans la loi de 2009 sous le vocable d''éducation thérapeutique', tel que défini par la Haute autorité de santé (HAS), a restreint selon moi ce qui en faisait l'intérêt. Je rappelle qu'au début j'estimais que les démarches éducatives étaient en train de révolutionner de manière générale la relation médecin - malade. Désormais, on faisait de l’éducation thérapeutique quelque chose de très spécialisé, pratiqué par des gens ayant reçu une formation d’au moins 40 heures, certifiée, exerçant dans le cadre d’un programme agréé et autorisé dans chaque région par l’Agence régionale de santé (ARS), accessible à un petit nombre de patients, etc. L’autorisation par l’ARS donne le droit à une équipe de pratiquer l’éducation thérapeutique, mais pas forcément de disposer de moyens, et après avoir obtenu l’autorisation, il restait encore toute une recherche de financements à faire, ce qui compliquait encore le développement de ces pratiques. Comment en est-on arrivé là ? Selon mon analyse, l’une des raisons est que les financeurs du système de santé ne voulaient pas risquer de perdre le contrôle sur ces pratiques, qui auraient pu requérir un financement important car concernant beaucoup de maladies chroniques. Les institutions de santé publique et la loi en ont donc fait quelque chose d’assez restreint, spécialisé et contrôlé et qui, du coup, est accessible seulement à un petit nombre de patients qui sont dans des situations graves ou de pathologie avancée, ayant des maladies qui nécessitent des soins souvent techniques, auto-perfusions ou autres. On est loin d'une révolution de la manière de soigner !

Médecine générale et éducation sanitaire

J'avais donc l'impression que le développement des pratiques éducatives en médecine se trouvait quelque peu bloqué, réservé à des approches et des services spécialisés. Lorsque je travaillais avec le CFES, j'avais envisagé de faire une thèse de sociologie sur le développement des pratiques éducatives en médecine en France et j'avais fait une première tentative, mais j'avais dû arrêter en cours de route parce que je travaillais en même temps. Et voilà qu’à ce moment-là, il a été décidé que le travail de l’INPES concernant les maladies chroniques, l'éducation des patients et la prévention secondaire allait s’arrêter pour être repris par la Haute autorité de santé (HAS). Par contre, au même moment, en médecine générale, il y avait un mouvement de développement de pratiques éducatives. Donc je me suis dit qu’il serait intéressant d’étudier comment les généralistes s’emparaient de ces questions. Cela m'a permis de définir un sujet de thèse de sociologie sur les pratiques préventives et éducatives dans les maisons de santé pluriprofessionnelles (MSP), une nouvelle forme organisationnelle en soins primaires en pleine expansion. J’ai obtenu pour cette thèse un soutien financier de l’INPES, à condition d’introduire des éléments de prévention primaire, c'est-à-dire de ne pas m’intéresser seulement à la prévention secondaire de la maladie. Comme je souhaitais étudier la mise en place de programmes d’éducation du patient, j'ai pu grâce à Martine Bungener, la directrice du CERMES qui encadrait ma thèse, rencontrer un médecin qui travaillait à l'installation d'une maison de santé. J'en ai suivi la construction pendant presque trois ans avec tous ses aléas, notamment immobiliers, mais j’ai aussi pu étudier l'activité de 8 médecins, de 4 infirmières, de 2 kinés qui avaient décidé de travailler ensemble, notamment à la mise en place d’un programme d’éducation des patients. Je me suis donc trouvée en situation de faire des entretiens avec des patients. Dans ce programme, il y avait un entretien initial d'une heure où l’on faisait le point avec la personne sur sa vie avec la maladie. Je me suis alors retrouvée à faire ces entretiens individuels, ce que je trouvais particulièrement intéressant. Ces entretiens débouchaient sur la proposition de séances de groupe avec différents praticiens, sur différents thèmes, pour aider la personne à faire le point sur sa vie, sur ses besoins à un moment donné et lui donner des clés pour y répondre. Je m’y sentais beaucoup plus utile et plus outillée qu’à l’hôpital, jeune externe inexpérimentée, une quinzaine d’années auparavant !

Le fonctionnement des maisons de santé

Je suis aussi allée dans d'autres maisons dans le cadre d'une expérimentation intitulée 'expérimentation de nouvelles modalités de rémunération' inscrite dans la loi de finance de la sécurité sociale de 2008. J'explique : un financement collectif est attribué à une structure qui s’appelle 'maison de santé pluriprofessionnelle' (MSP) dès lors qu'elle regroupe un certain nombre de professionnels, médecins et paramédicaux, autour d'un projet de santé partagé, en accord avec les priorités régionales de santé de l’ARS. Parallèlement est mis en place un dispositif d'évaluation pour essayer de voir si les personnes sont mieux suivies, par exemple voir s’il y a moins d’hospitalisation dans la zone concernée. Ces lieux d’exercice regroupés, maisons de santé ou centres de santé, ont un peu le vent en poupe en ce moment. On sait que la médecine générale est dans une situation démographique difficile, surtout en milieu rural ou en zone défavorisée. Pour maintenir une offre de soins et améliorer les conditions de travail, la maison de santé avec son réseau de correspondants propose des solutions pour les soins primaires, tout ce qui relevait jusque-là de la responsabilité de médecins isolés. La maison de santé propose également au sein de ce travail d'équipe, une sorte de délégation de missions entre médecins et paramédicaux.

Pour que le dispositif soit viable, il faut disposer de moyens financiers, soit locaux, soit par l'entremise de sources de financement expérimentales qui permettent ces nouvelles pratiques. A côté des dispensaires et des centres de santé salariés, les médecins qui exercent en maisons de santé restent en libéral et disposent d'un complément de financement pour les activités collectives. La contrainte financière est assez forte. La rémunération à l’acte reste leur revenu principal et les apports complémentaires collectifs représentent 2 à 5% de leurs revenus, soit souvent moins que le temps qu’ils y passent, et cela apparaît donc pour certains moins rentable qu'une activité rémunérée purement à l’acte. Mais les professionnels qui s’y engagent y trouvent de nombreux autres avantages, liés au travail pluriprofessionnel. Ce qui est intéressant dans cette expérimentation est que l’argent est géré collectivement. Il faut qu’une partie soit dépensée pour la coopération, mais cela reste assez flou, et une autre partie dédiée à des actions ciblées. Moyennant quoi les médecins et les paramédicaux développent des pratiques sur des sujets qui les intéressent et qui leur semblent utiles à leurs patients, et qu’ils ont envie de prendre en charge à plusieurs : par exemple, un médecin spécialisé en gériatrie va faire les choses avec les infirmiers autour du vieillissement, un orthophoniste va travailler avec des sages-femmes autour du langage chez l’enfant, etc.

Quelles sont tes principales observations sur ces maisons de santé ?

J'ai observé que dans certaines maisons de santé, les médecins et les paramédicaux s’emparent de certains thèmes pour s'en servir comme d'outils pour travailler ensemble et améliorer leurs pratiques. Un coordonnateur de maison de santé, médecin, me disait : « depuis que je suis engagé là-dedans, j’ai l’impression d'avoir ouvert un énorme coffre à jouets. Il y a plein de trucs à faire. On en prend un et on le mène à son terme ». Un médecin exerçant dans une petite ville depuis trente ans me disait une chose incroyable : « je ne connaissais pas la tête des infirmières avant qu’on se réunisse dans cette maison de santé ». Donc, les médecins découvrent des infirmières qui habitent dans la même rue et ils se parlent. Ils se connaissent par leurs prénoms, ils se tutoient et ils s’envoient les patients beaucoup plus facilement. De leur côté les professionnels paramédicaux sollicitent beaucoup plus souvent les médecins qu’ils ne le faisaient avant. Ils y trouvent un confort d’exercice indéniable, et décrivent une amélioration de la qualité des prises en charge proposées à leurs patients.  Comment expliquer cette évolution ? Je pense que les demandes ont changé, qu’il y a davantage de maladies chroniques, des pratiques et des situations sociales bien plus complexes, avec des gens suivis à leur domicile pour des choses difficiles, et cela nécessite que les professionnels articulent leurs interventions.

Les maisons de santé sont un lieu où de nouvelles pratiques s'expérimentent collectivement, avec de nouveaux acteurs. Mais si l'exercice y modifie progressivement la relation entre les professionnels, en revanche, je trouve que ces derniers construisent encore assez peu avec les patients. La prise en compte des besoins du patient recule parfois même selon moi, parce que dans certains cas, les professionnels se concertent entre eux et organisent ensemble la circulation des malades. Pour répondre à des demandes individuelles, ils développent un travail d'équipe et se mettent à réfléchir collectivement, ils travaillent avec de nouveaux acteurs territoriaux, avec les élus, l’Agence régionale de santé (ARS), la Protection maternelle et infantile (PMI), les organismes qui font de la prévention, etc. En même temps, très peu de professionnels de santé intègrent des patients dans leur démarche, ils ont l’impression qu’ils connaissent les besoins des usagers, et ne sont pas dans un processus de construction locale avec leurs représentants. Par exemple, l’ARS, pour agréer une maison de santé, impose à l’équipe porteuse du projet un diagnostic des besoins du territoire. Mais certains médecins s’interrogent : « n'est-ce pas du temps perdu, compte tenu du fait que nous savons déjà très bien quels sont ces besoins ? » Certes, dans certaines maisons, il y a des programmes d’éducation thérapeutique. Certains médecins changent leurs pratiques et sont davantage à l’écoute des besoins individuels des patients. Mais je prendrai le contre-exemple rapporté par une diététicienne dans une maison de santé proposant un programme d’éducation thérapeutique pour les personnes diabétiques, où interviennent médecins, infirmiers et cette diététicienne qui est également coordinatrice du programme. Cette dernière avait recueilli les besoins des patients : « nous, on a besoin d’apprendre à se piquer pour l’insuline... On voudrait des cours sur l’alimentation, pouvoir discuter de ce que l’on mange... On aimerait bien avoir des ateliers de gestion du stress parce que l’on se rend bien compte que le stress joue sur notre glycémie. » La diététicienne avait fait remonter les demandes aux médecins et proposé de mettre en place des ateliers de gestion du stress. Ceux-ci répondirent que ce n’était pas une priorité. Autrement dit, ils ne se sont pas organisés pour répondre à un besoin exprimé localement par les patients. De plus, s'ils ont l'idée d’offrir un service à la population et de mieux travailler avec les paramédicaux, on se rend compte que certains médecins ont en quelque sorte délégué l’éducation des patients aux paramédicaux.

A ma connaissance, il n’y a qu’une seule maison de santé en France qui dispose d'un comité d’usagers sur le modèle de la Belgique. Pourquoi la parole des patients a-t-elle si peu de poids ? Je pense que les médecins ne sont pas formés pour rechercher celle-ci, mais aussi que les patients ne sont pas dans des dispositions sociales qui leur permettent de prendre la parole, voire parfois que le médecin est le seul interlocuteur qu'ils reconnaissent. Quant aux associations de malades, elles essayent de faire émerger un certain nombre de besoins, mais elles ne sont souvent pas vraiment en position de force tant elles sont dépendantes des médecins.

Penses-tu avoir eu une influence sur la façon de travailler en maison de santé ?

C’est une question que j’ai posée à l’un des médecins d’une maison de santé dans laquelle j’ai mené ma recherche : "est-ce que tu penses que mes observations, les questions que je vous ai posées ont changé des choses ?" Il m’a répondu que j’avais plus apporté dans la participation que dans la réflexion, que c’était un temps et qu’il voyait ça dans la durée. Il est vrai que j’étais présente à côté d'eux, donc j’ai aidé à construire leur projet à des moments où ils avaient besoin d’outils, d'un point de vue extérieur. Sur la question de ce que ma recherche avait apporté à l'organisation d'une maison de santé, il n’y a pour l’instant qu’un des médecins, formé aux sciences sociales, qui a lu mes articles et qui a pu réagir. Il n'a pas contesté ce que j'avais écrit, mais lorsque je lui ai demandé si j’envoyais ces lectures à ses confrères, il m’a conseillé de leur présenter d'abord mes observations oralement, estimant que je ne pouvais pas « balancer ça » dans la nature. Il fallait que cela puisse être discuté. Je crois qu’il y a pour les médecins un regard de la sociologie auquel ils ne sont pas habitués, avec le risque de prendre pour des critiques des remarques qui ne sont pas négatives au fond. Ce sont des gens très particuliers qui se lancent dans ce genre de projets, des gens qui acceptent de gagner parfois moins d’argent que leurs confrères pour tenter de mieux répondre aux besoins d’une population, en se mettant à travailler autrement, à plusieurs. L'un d'eux me disait : « moi je suis entré dans cette maison de santé, on s’est mis ensemble avec plusieurs collègues, mais un autre collègue a refusé parce qu'il voulait avoir de quoi acheter sa maison secondaire. » Médecin dans une maison de santé, c’est un engagement fort qu'il convient de valoriser et de soutenir et la manière de le faire est en pleine expérimentation. Elles représentent un objet particulièrement intéressant pour étudier les transformations des manières de soigner en France aujourd’hui, et les enjeux sociaux, sanitaires, professionnels, politiques et économiques que cela soulève.

La thèse de Cécile Fournier 'les maisons de santé pluriprofessionnelles : une opportunité pour transformer les pratiques de soins de premier recours' a été soutenue à l'U. Paris Sud le 4 mars 2015; voir aussi : 'Venir à la sociologie par la santé publique, faire de la santé publique en sociologue', entretiens avec C. Fournier et G. Girard Actes de la recherche en sciences sociales, 2021 - 4