Entretien avec Jacques Leibowitch
Réalisés entre le 22 et le 29 mai 2001 par J.-F. Picard, texte revu et amendé par J. Leibowitch *
(source : https://histrecmed.fr/temoignages-et-biographies/temoignages)
DR
Voir aussi : Le sida, autopsie d'une épidémie
"Le faux vair vrai faussaire est toujours dans le fruit, est ce diffamatoire et alors passible de... ?"
Qu'est ce qui vous a poussé vers la médecine monsieur Leibowitch ?
Je ne voulais pas être médecin, pas du tout, ma grande sœur, bonne élève, y faisait déjà son cursus, et je ne faisais pas le poids… Mais j’avais passé sans difficultés le PCB (propédeutique) - en vue d’un autre métier - et je me suis trouvé obligé, déjà, à les faire ces études. Et J'ai assez bien passé les concours, l’externat et l'internat ancien modèle (1967)... Bah! Je me suis trouvé dans le rôle de médecin quand j'ai eu à soigner des gens qui allaient mourir, et que ça me plaisait pas du tout.
Vous aviez commencé chez Jean Hamburger à Necker
A l’aube du rein artificiel, J'avais été externe chez Jean Hamburger, un type génial qui a fait la fortune de sa belle entreprise en guérissant la cystite d’une sucrerie industrielle. J'avais imaginé devenir quelqu’un dans son service, je savais faire le beau, la voix de son maître, mais je ne devais pas avoir le style : après m’avoir promu comme savant du Complément dans un labo de Londres - une contribution originale dans le Complément, c’est pas fréquent, mais on l’a fait – son homme de main me signifiait qu’ils ne me cloneraient jamais à Necker. J’ai trouvé çà pas raisonnable, arbitraire, discriminatoire, déconstructeur, et vache … J’avais été à Beyrouth faire le médecin sans frontière en 1976, çà, plus une psychanalyse surréaliste, sur le fond de maltraitance universitaire, tout çà m'avait ôté le sens filial... De Chef de Clinique chez Monsieur Hamburger, j’étais passé chef de rayon aux hamburgers, je faisais mes contre-visite en patins à roulettes, et il y a eu cette leçon magistrale... Hamburger penseur-mandarin se brosse en arrière les cheveux qu’il n’a pas : "Messieurs, mais à quoi sert ce système du HLA ?" Personne ne répond, moi j’aimais pas ce généticisme montant en médecine, et je fais Toto-moi-m’sieur, : "Monsieur, le HLA çà sert à rien, mais avec un Y". J’avais rendu mon tablier à ces ingrats… J’en ai d’autres comme çà : un congrès en 1974 où il y avait le gratin des pathologies auto-immunes, Jean-François Bach, Frank Dixon, John Cochrane, etc. J’étais le petit mec avec une grande gueule, malheureux de faire ce métier... : "Attendez les gars, années après années, sur les maladies auto immunes vous avez dit ceci. Après vous avez dit cela, Après vous avez laissé tomber parce que de toute façon, on ne sait pas les guérir...". Hans Müller-Eberhard, alias Toujours-Raide, champion mondial du Complément toussote : "Si on n’avait pas raconté d’histoires, on n’aurait pas eu d’argent"… C'était l'année où on essayait de brûler le système lymphatique des lupus graves par irradiation lymphoïde totale, une sorte de lobotomie lymphocytaire si on veut. Parmi les cadors autour de la table, il y avait John Merill, professeur-inventeur de la néphrologie mondiale avant Hamburger.... Je te les allume : "vous n'y comprenez rien - c'est pas grave, moi non plus, mais que vous balanciez du Hiroshima sur les malades, ça c’est franchement salaud". Le lendemain, un gus me souffle que le bon Merill avait été pressenti pour embarquer sur le B-29 qui lancerait la bombe sur Hiroshima... Putain d’intuition, je me suis fait peur.
Comment êtes-vous venu à la recherche ?
A 20 ans en deuxième année de médecine, j’ai passé deux mois estivaux au Bellevue Hospital de New York, j’ai appris à tuer des rats au petit matin, à leur arracher le foie et en moudre les mitochondries et les lysosomes - toute une journée en chambre froide - livrés en suspension avant la terrasse du Café Figaro dans le Village…J'étais invité par John David médecin francophone biologiste en ascension, fils du directeur de production Charles David (Drôles de Dames) ami des Prévert et de ma tante (casting-chef dans le cinéma). J'ai eu de bons contacts avec l’Amérique, on s’est bien aimé sinon avec les new-yorkaises, et on s’est promis de se revoir. A 26 ans, devenu interne, ils m’ont offert de revenir comme post doctoral fellow. Sans trop rien demander à personne ici (j’avais quand même demandé conseil-quitus à Maxime Séligmann), j’ai vite fait une thèse, pris congé momentané de l’internat, et je suis parti avec ma petite famille à Boston faire l'apprenti en immunologie cellulaire expérimentale – hamsters sur planche, pipettes à la bouche, et cours intensifs niveau Harvard. Je reviens à Paris 2 ans plus tard avec un savoir-faire et penser sur les macrophages et la culture de cellules, tout le monde s’en tape : "hou! là, la! Qu'est ce qu'on va faire de ce coco-là! "...
L'hôpital Raymond Poincaré de Garches
A la mort de mon père en 1979, je suis banni du grand Necker, proche de l’exténuation j’arrive à Raymond Poincaré pour faire l’immunologie de la paraplégie traumatique ( !). A Garches, ils ont été plutôt empathiques, ils m’ont pas fait chier, merci à eux, sincèrement…Exilé au grand Ouest rapport à mes décolletés plongeant ou quoi et caisses ! Bon, j’avais déjà des relations ambiguës avec la scolastique immunologique, faut dire. En 1982, quand le sida a tourné au rétrovirus, j'ai pris mes précautions en intitulant mon unité 'immuno-virologie', la seule de France et de Navarre, simplement parce qu’en médecine, il vaut mieux causer à l’agent causal. Sinon, on cause en rond comme sur l’auto-immunité par exemple, et çà rend fou quand on a des dispositions. Ou bien on devient maître es-catéchisme et des verbeux du dogme en immunologie, y en a : autour de l’hormone thymique par exemple fonctionnellement plus proche de la molécule d’eau tiède que d’une valeur ajoutée au réel scientifique. Claude François de notre biologie nationale, chef-dauphin de la reptation ascensionnelle, avec ses dizaines de milliers de lecteurs-groupies sera un moment disque d’or au hit parade de la “citation scientifique”. Cent quarante huit publications nominales au Medline ! Sur une “entité” toujours pas clonée 40 ans après! Çà en dit un bout sur le corporatisme tautologique de ces audimats, et sur les effets de mode en biologie ! J'ai été un court instant promu au grade élogieux de chargé de recherche à l'Inserm à 6 000 francs par moi TTC, sur proposition de Maxime Le Bienheureux, champion des immunoglobulines. Mais j’ai vite démissionné pour un poste de maître-assistant à Paris-Ouest qui sans m’interdire de faire le médecin me rétablissait en même temps à un salaire équivalent à celui de chef de clinique …. Voué à toutes les gémonies par Malicien le Félicieux, 10 ans plus tard, il m’aura eu fait payer… Donc j’avais atterri à Garches. Comme disait Hamburger, " là-bas, vous allez pouvoir tout recommencer à zéro", un zéro immunologique bien planté… Mais voilà cette incroyable histoire d’homos, de drogués, d’haitiens et de transfusés martyrs, l’académie n’a pas les nerfs de s’immerger tout de suite dans ce goulasch. Plus vite que leur ombre en hermine, j’avais troqué ma guitare pour un bazooka anti-lenti-viral …"On croyait pas que vous pouviez vous en sortir, certains pensaient que vous étiez cuit…", me confiera aimablement mon patron d’autrefois… Il y a des gens formidables, même chez les maltraitants !
Vous voyiez-vous comme un immunologiste ou comme un virologue ?
Comme médecin, on se sent bien dans l'idée de la causalité infectieuse. C'est relativement rassérénant de tenir la cause d'une maladie dans un tube à culture plutôt que d’ergoter à son propos dans une transcendence sans fin. Rendre compte au patient d’une cause extérieure à lui pour sa maladie plutôt que de le renvoyer à "vos lymphocytes sont balzingues, ils se sont mis à vous bouffer les couilles...". En 1978, ardent de sortir de la nomination "auto-immune», j’ai certifié sur un papier à l’en-tête de Necker qu’en l’an 1985, on aurait trouvé pour le Lupus un rétrovirus causal –prémonition quand tu nous tiens ! Que çà sortirait l’immunologie du sui generis auto-immun type bouteille de Klein (le col retourné s’enfonçe dans le cul du flacon…). À Necker, refiler aux patients des corticoïdes et tout le bazar immuno-suppresseur, des armes à multiples tranchants, j’avais la trouille, notamment de leur nécroser les têtes fémorales, et tout le reste. Le texte académique sur l’auto-immunité, les cellules suppressives foireuses, çà me déprimait : quand la nature est dure, pérorer à son propos, pour soutenir le malade, c’est nul. Alors donc, je m’étais gratté le neurone sur rétrovirus et auto-immunité, je sortais de la maison du caviar immuno-pathologique, j’avais pris trois ans de labo à Londres et à Boston, et voilà cette montagne, cette éruption, une épidémie grandeur nature, un temps quasi militaire pour les docteurs, et c’est de déficit de l’immunité cellulaire qu’il s’agit, un concept pour lequel j’avais acquis une sensibilité éduquée, et il y aurait bientôt des rétrovirus dans ce coin, je pouvais quand même pas continuer à gratter mes cordes en ânonnant de méchantes chansons.
A l’époque c’était un peu difficile de concevoir une cause infectieuse pour le sida. Les grandes maladies du genre avaient disparu du monde occidental. Personne n'en glosait à l’université sinon pour en marquer la fin. Le sida, infection toxique pour le système immunitaire, c’était de la médecine à revers. Le docteur Sonnabend, intellectuel new yorkais, militant gay, gentil, faisait partie de ces types qui dans les années 1970 avaient inventé un monde branché 'new age', sur fond de libérations homo très sexuelles, et idéologies écolos anti-médicaments... C'est lui qui en juin-juillet 1982 m'avait confié en grinçant des dents que l’épidémie était sans doute due à un agent transmissible par des produits transfusionnels ultra-filtrés. Il fallait qu’il renonce à sa construction humaniste, le sida sanction de la civilisation post moderne (on ne connaissait pas en Amérique l’épidémie africaine), l’expiation de péchés antibiotiques ré-itérés, de bobos sexuels pas bien soigné, du pas bien mangé, de pas pris ses vitamines... Un virus pour le sida çà l'avait plongé dans une mélancolie noire. Il refusait la causalité infectieuse comme il aurait rejeté la transcendance monothéiste.
Comment débute l'affaire du sida
Dans l’année 1979, à la demande de Gérard Saimot agrégé de maladies infectieuses, je vois un portuguais trentenaire avec un déficit immunitaire gravissime : pneumocystose, toxoplasmose cérébrale, candidose oesophagienne, dermite séborrhéique, verrues multiples… J’avais provoqué une réunion autour de ce cas avec les pédiatres des Enfants-Malades, grands spécialistes des déficits immunitaires (Griscelli, Fischer, Virelizier) ils avaient fait des manips pour caractériser le déficit (de l’immunité cellulaire, à l’évidence)… On avait conclu que le patient avait dù contracter une saloperie en Afrique…!? Les premiers cas nord-américains en 1981 ont fait tilt, en décembre j’ai appelé Saimot qui s’attendait à mon coup de fil, d’autres cas de déficit immunitaire avaient été reperés. Qu'est ce qu'on y pouvait ? Rien ! Ça bousculait, non ? Quoi ? Écoutez, on n'y peut tellement rien qu'il va falloir essayer d’y pouvoir. On a créé le groupe de travail Sida en Mars 82 avec Gluckman, Rozenbaum, Klatzman, Saimonovici, Blumenfeld, Weisselberg, et al… Et quand le Claude-François a voulu se pointer, j'ai fait alliance pour l’empêcher de venir chanter ses psaumes dans la très grande cour de cette chose de médecine, plus vraie ils meurrent.
Une rencontre avec Jean-Paul Lévy
En août 1982, j’ai commencé à travailler sur le scénario de l’agent ultrafiltrable qui affectait le système des lymphocytes CD4, chez des caraïbéens, des africains notamment francophones, des receveurs de produits sanguins, et les exotisto-homophiles de Manhattan, San-Francisco, Miami = Port-aux-Princes… Vers le 15 Août 1982, via un journaliste-écrivain gay franco-américain, j'ai pu lire dans un magazine grand public qu’au NIH Robert Gallo travaillait sur l’hypothèse HTLV - "son" rétrovirus - comme cause de sida. Mais-bon-sang-de-bon-sang-Mais-c’est-bien-sûr … HTLV, un rétrovirus CD4-trope, Un Virus Etrange Venu d’Ailleurs…De quoi commencer à s’exciter, non ? …Comme un vol de gerfauts hors du charnier natal…Un groupe de chercheurs japonais avait été en compétition pour ce rétrovirus de leucémie à lymphocyte T qui est fréquent dans les îles japonaises exposées à l’intrusion portugaise des 16-17 ème siècles. Mais je voulais d’abord essayer de faire un deal avec des chercheurs français. J’ai pris mes diapos théorico-héroïques autour de l’idée rétrovirale et de sa base africaine, et j’ai été parler à Dominique Stehelin, spécialiste des rétrovirus des poules à Pasteur-Lille, puis chez Jean Paul Lévy, rétro virologue des souris et des singes à Cochin. Bon je propose délicatement le gros coup à la meute de JPL : "Oh, Grands Rétro-virologues Immunologistes, qui pourrait mieux que vous ? Un rétrovirus à l’origine d’une nouvelle épidémie mondiale, Gallo l’a déjà envisagé comme çà, moi je vous dis en plus que l’Afrique en est le premier foyer, et çà Gallo le sait pas (octobre 82) ! " …Et le groupe JPL n’y a pas été. Pourquoi, Jean-Paul Lévy, vous l’avez pas fait ? Après mon passage, réunion de son groupe à la 'Fondation pour la Recherche Médicale' (FRM). En plein 7 ème arrondissement avec un beau jardin, à côté de chez le Premier ministre, dans la crème de l’élite de France. Là se réunissent des gens élevés au Jean Bernard, des chatons de l’arrogance magistrale, dont Maxime le Félicien et JPL. Le groupe de Cochin discute démocratiquement du projet sida quand une des dames-chercheuses exprime son rejet: des souris et des singes, pas des hommes... 'Bon, vous voulez pas y aller, alors on n'y va pas!' Cela dit, il m'avait quand même refilé le téléphone du dénommé Gallo aux NIH, et ils ne m'ont pas conseillé un certain Montagnier à Pasteur, au registre qu’il jouait 182ème dans la rétro virologie mondiale...
La question était donc : avec qui travailler ?
Avec les français ? Montagnier, on me dit qu’il est pas balèze, Lévy ne veut pas y aller, mes copains chercheurs m’engueulaient mais je ne pouvais pas m’y lancer – je n’avais pas les moyens techniques, technologiques. J’aurais pù faire pousser le rétrovirus à partir d’un ganglion, mais il aurait fallu in fine que j’apporte le matos aux virologues pour le comparer aux virus connus. Avec les Japonais? Ils ont sept heures de décalage à l’Est, c’est compliqué. Et 'académistes' chiants, ils avaient déjà fait savoir via leur ministre de la santé que le sida était pas chez eux vu qu’y avait pas de pédés non plus… Quelques semaines après ma discussion avec Lévy, j'appelle Gallo à Bethesda. Je dis en bon amerloque à la secrétaire: "je vais vous laisser sept mots clés, que vous transmettrez please à Robert : AIDS, Transfusion, Heterosexual, Haïti, Africa, T-cell leukaemia". Le lendemain Gallo perso me rappelait : "What do you have, what do you want…" En direct de chez Robert, novembre 1982 ! Résultat, il m’invitait– sans subsides - à le rencontrer au NIH en février 1983. On a causé, ils m'ont écouté, on s'est fait plaisir. C'est pas le système français : "Toi Leibo, tu viens nous voir en patins à roulettes ! Mais tu te crois où? Et d'abord d'où viens-tu? C'est quoi ton pedigree?...." J'ai donc fait collaboration avec Gallo, le malheureux… Pourquoi est-ce que Gallo a tant merdé en 1983 tandis que Montagnier avançait des pions majeurs ? Parce que Gallo voulait que le sida soit de HTLV. Il cherchait à entretenir une lignée immortelle à partir des cellules des patients, et ça ne marchait pas... Gallo s'est auto piégé dans son idée fixe. Et la cause alitée déclinait ses antienes au bord mythologieux du monde rétroviral…Et aussi je lui avais porté des spécimens de lymphocytes congelés provenant de patients contaminés en Haiti par DEUX rétrovirus …Son HTLV chéri ET derrière, le rétrovirus du sida qu’il fallait encore découvrir… Luc dit aujourd’hui "vous m’auriez fait le coup des deux rétrovirus dans un même spécimen, je m’en serais pas relevé…". Un rétrovirus comme un train peut en cacher un autre…
Et l'Institut Pasteur dans tout ça ?
L’équipe de Pasteur merdouillera à son tour au moment critique de la purification du virus pendant laquelle ils déshabillaient involontairement les virions HIV de leur enveloppe … D’où un certain retard au test de dépistage. Revenons à Novembre 1982, j’ai parlé à Gallo, je n’ai pas l’argent pour le voyage projeté à Bethesda, je prends contact à Marne-La-Coquette avec l’annexe de Pasteur, les 'Cent Gardes', à deux cents mètres de l'hôpital Raymond Poincaré. Je traverse le boulevard et je parle au sympathique directeur d'Institut Pasteur Production, branche de Sanofi et Elf-Aquitaine. IPP-Sanofi cherchait un immunologiste pour ses vendeurs. J'en profite pour mettre Jean-Batiste Brunet et ses collaborateurs au parfum en crânant : "vous savez, il y a cette chose d’allure épidémique, le sida. Son origine infectieuse avérée, c’est peut être HTLV, et le foyer d’origine ce serait l'Afrique francophone, des pays où vous avez travaillé l'hépatite B, hein ? Peut être que vous pourriez voir de quoi il retourne". Je leur avais livré comme à Cochin l'hypothèse rétrovirale et l'origine africaine du sida. Mais eux étaitent motivés à fond, ils voulaient offrir à leurs distributeurs une prestation que le concurrent Merck ne fournissait pas : tester pour le virus HTLV les sangs destinés à la fabrication du vaccin hépatite B. Et c’est parti, dès le lendemain Brunet téléphone à Jean-Claude Chermann chez Montagnier et ils s’allument sur HTLV et sida…Histoire de la grenouille et du scorpion piqueur à la traversée du gué : après mes livraisons et intercessions – moyennant un billet d’avion pour Bethesda - Chermann aurait dit à Brunet : "On a besoin de personne en dehors de Pasteur" .
Willy Rozenbaum avait apporté à Luc Montagnier la souche qui lui a permis d'isoler le rétrovirus
Rétrovirus? J’avais littéralement épelé le mot pour Rozenbaum lors d'une conversation informative - pour lui - à la Closerie des Lilas en 1982, un bistrot qu’il n’a jamais fréquenté, dit-il aujourd’hui. Après ça, j'avais mis au courant le groupe de travail sida que je présidais en interim, : "c’est un rétrovirus HTLV cette histoire ! Vous savez comment ça s’écrit, bande de c…?". Ayant appris le label – je me souviens aussi de la coupe du ganglion lymphatique et des zones à lymphocytes CD4 que j’avais dessinées sur la nappe en papier – Rozenbaum et Brun-Vézinet, élève de Chermann et Montagnier, ont ré-ensemencé je suppose les neurones du groupe de Pasteur et planifié– sans moi – le prélèvement de ganglion d’un patient à risque de sida, une étape stratégique dans l’isolement de ce qui sera le premier rétrovirus du sida . Quand Montagnier est venu au groupe nous annoncé les rétrocoups cpm de réverse transcriptase dans la culture du ganglion BRU, ça m’en a foutu un de coup. L’hypothèse rétrovirale se vérifiait, ça m’a mis les boules sur ma voyance ! A se demander si on n'aurait pas une petite relation psychotique avec le réel ! Je suis un sceptique, j'y croyais quand même pas trop à mes conneries. Mais alors là! Ça fait peur. J’ai posé quelques questions techniques à Montagnier, et Rozenbaum m’a censuré : "Dis donc Leibo, t’es clinicien ou t'es biologiste ?" genre polisseur de Broadway.
Votre réaction face à la maladie est d'abord celle d'un médecin
Je fais de la médecine depuis quarante ans (1964), je suis passé par les stades successifs de la terreur habituelle au cursus, j'attrapais les maladies que j’apprenais, puis j’ai eu la phobie des maladies de mes patients, puis la terreur qu'ils me claquent entre les doigts. Comme tous les médecins qui savent un peu, j’ai une saine détestation des maladies graves. La médecine, c’est un exercice d’assistance et d’aide à la traversée du réel morbide produit par le patient. Tout le savoir-faire du médecin, c’est de dominer utilement cette panique. Dire qu'on fait semblant, c’est plus vrai après une éducation médicale prolongée... Au début de l'épidémie, j’étais vert quand j'entrais dans les chambres des patients, d’autant que dans le grand livre de la médecine, y avait rien à leur prescrire. Par définition, c'étaient des mourants. De quoi en vouloir aux apparatchiks qui balancent des pralines nulles ou sauvages du haut de leurs avions académiques, alors que dans la tranchée avec les patients, on a les têtes terrifiées et les corps déchéant en face de soi. Ceux qui ont des patients entre les mains ne peuvent pas aller dire des conneries à la télé. Comme je suis médecin, je ne pouvais pas ne pas les voir, les malades, je me disais que je pourrais peut être apprendre quelque chose, me forcer à mieux les soigner. C'est chiant d'avoir les boules, et je les avais, mais ça devait me pousser à faire moins mal. De cette place, on apprécie mieux les besoins d’un bon fusil antiviral. J’étais pas doué pour les des fins de vie, Marc Gentilini savait faire çà mieux que moi. A les voir crever, ils me faisaient pleurer ces cons là.
Quid des méthodes de prévention ?
Ce qui me frappe dans la prévention, c’est plutôt son échec, entendu comme : la transmission du rétrovirus se poursuit dans nos pays "civilisés". Très tôt, on a su que le sida était une MST, donc qu’il fallait se protéger. Mais l'infection ne s'est pas arrêtée pour autant. Bien sur que la capote permet de réduire considérablement le risque. A condition de pas la mettre sur son nez, ou seulement les jours de pluie. Est ce qu'on n'aurait pas pu faire aussi avec l'usage du bidet ? On parle toujours du préservatif, mais on ne parle jamais d’une chose qui s’appelle l’hygiène. Se laver le cul au savon et à l’eau, ça fait aussi dilution. Mais non, on va chercher des crèmes spermicides, des trucs virucides, etc., et on n'a pas réussi à endiguer l'infection, pas plus en Europe qu'en Afrique. Ces derniers, au début des années 1970, ils avaient un taux de prévalence de, disons 0,1% (c'est là que dormait l'épidémie) et ils sont passés à 10% aujourd'hui. En europe on est passé de 0% à 1% pendant la même période, mais dans les deux cas c'est un accroissement du facteur cent. Chez nous où le virus peut être en partie neutralisé par les médicaments, tous les ans on estime a 5000 les nouveaux séropositifs.
Que se passait-il du côté de l'Inserm ?
Qu’est-ce qu’ils foutaient à l'Inserm dans les années 82-90 ? Business as usual... C’est quand même pas tous les jours qu’on a une médicale aussi pentue ! C’est vrai qu’on les avait pas trop vu utiles en médecine depuis un temps. Sûr que c’est pas là qu’on a fabriqué la canne du Docteur Moïse pour aider les hébreux malades à franchir la Mer Rouge !? Et oui les gars, l’histoire dira que vous êtes passés à côté du grand évènement. C'est ce que j'ai dit à Philippe Lazar lors d'un symposium à la Villette. Bon, une fois trouvé que le sida était dù à un rétro virus, pour la transfusion le désastre était évidemment annoncé. En 1983 j'ai envoyé une longue lettre à l'Inserm. J.-P Lévy dans sa réponse me posait aimablement des questions sur le HLA et la génétique des défenses immunitaires, mon sujet préférré, comme vous savez... Quand t’as investi 50 ans de recherches dedans, on comprend. Même si question traitement des malades, HLA c’est toujours plus tard, comme le vaccin (qui est lui aussi comme le Messie : il viendra plus tard, mais si…). ! Je lui réponds, "vous savez, le HLA c’est la réponse individuelle du sujet à la maladie. La réaction individuelle, quelle importance vu qu’il y a plus de 50% des malades qui vont au tapis dans l’année qui suit le diagnose de sida. C’est pas trop individuel comme destinée" ! Et qu’il vaudrait mieux se colleter avec le dosage quantifiant le virus. Mesurer le virus à l’instant T zéro traitement çà devrait nous permettre de savoir à l’instant T+ traitement si c’est efficace ou pas, non ? C’est un mec du NIH qui m’avait écrit çà un jour, "bon, maintenant qu’on a trouvé le virus, il faudrait mesurer la charge virale". Si on rate la bête avec nos chassepots antiviraux, c'est pas en regardant les patients dans le blanc des yeux qu'on va le savoir tout de suite. Et c'est comme ça qu'en 1986, nous partons en guerre pour une très difficile technique – grâces rendues à la persistance diabolique du docteur Dominique Mathez, ma collègue, et à ses mathématisations géniales du comptage des cellules infectées. Ce test nous permet dès 1989 de mesurer en temps réel la fréquence des cellules productrices du virus chez le patient, avant et sous traitement. Qui qu’aura fait la mesure de la charge virale en France ? Qui le dépistage des donneurs de sang? C’est l’équipe de Garches...Pourtant à l’Inserm, il y a trois mille pipettes-men and women payés à chercher sinon à trouver tout de suite. Et si on les avait mobilisé à l’ordre de la nation ? Ça aurait eu une sacrée allure, trois mille gentils couillons réquisitionnés pour faire des dizaines de milliers de tests de dépistage artisanal, on aurait eu dix fois moins de transfusés contaminés. L’état-major aura vivement jetté l’éponge aux pieds de Pasteur, l’institut à tout faire en France quand çà doit devenir important.
Le test de dépistage
Ça n’aura pas aidé beaucoup le malade de s’entendre dire qu’il/elle était porteur d’une infection incurable. Enfin, sans effacer le sentiment de culpabilité, ça dégagait quand même de la bêtise homophobe du spermatozoïde tueur. On y a eu droit, des malades étaient même prêts à le croire! J'ai absolument tenu à pouvoir dire aux gens, bon, vous êtes séro-pos, mais faut va voir ça de beaucoup plus près et dans la durée... Je ne voulais pas laisser l’instrument classant/cassant dans les mains de trois ou quatre viragos qui donneraient les résultats à leurs modes, leurs heures. Je voulais pouvoir décider de comment j’allais proposer le test, comment j’allais annoncer les résultats. Ce sont des collègues transfuseurs de Cochin qui nous ont poussé à devenir expert-artisan dans le test de dépistage, "Eh les mecs, je suis pas transfuseur !". Bon, Dominique Mathez a fait face au problème avec ses exigences, sa détermination, et son petit incubateur de campagne - prêtée par un ami chercheur. C'est gros comme un casque de scaphandrier nain, et çà y ressemble, on met les tubes à culture dedans, le gaz (oxygène et gaz carbonique), on ferme la devanture et les tuyaux avec des vis et des écroux, ça a une autonomie de 2-3 jours. Pendant ce temps on met au chaud dans une étuve à sécher la vaisselle à 37°, et on fait se multiplier le virus comme çà dans des cellules humaines qui se reproduisent aussi. Monter une ligne d’immuno-virologie productive de 10 000 tests et plus dans un hôpital de paraplégiques, ça a été pour nous l'aventure. Il fallait une épidémie et des motivations pas ordinaires. Etant données le cahier des charges, au plan technique, le bricolage de Mathez et des techniciennes de Garches aura été de quasi perfection. Le test était fiable, reproductible, avec un ou deux faux positif sur 10 000 donneurs…Nos premiers résultats, confirmés en décembre 1984, auront déniché rien moins que 10 (dix) donneurs séropos contaminant parmi les premiers 2000 donneurs de sang de la région parisienne! Un contaminateur sur deux cent donneurs, c’était grave de grave pour les transfusés, et les prescripteurs de produits sanguins. Et d'avoir osé à Garches, entre tout lieu, enfoncer nos pipettes dans le trou de la serrure à Barbe Bleue-la-Transfusion, on allait se faire engueuler. La transfusion, de toujours il y avait comme un interdit institutionnel d’y pénétrer. Sauf que bon, maintenant, on avait ces résultats, on pouvait pas faire ceux qui les avaient pas ! Et ça s’est passé comme çà. C’est-à-dire qu'on a vu une solidarité ahurissante du Centre national de transfusion sanguine vis-à-vis de Pasteur qui n’en demandait pas tant. A l’occasion du procès, question à Madame le docteur Courroucé du CNTS : "pourquoi n'avez-vous pas fait comme Leibowitch qui a fait pousser le virus de Gallo pour faire des tests? – Nous, il n’était pas question de travailler avec le virus américain"… Ils n’allaient pas me pardonner d’avoir été poussé un peu malgré moi dans le rôle improbable du Fouquier-Tainville de la transfusion ! "Leibowitch, si vous parlez de vos travaux dans le sida, je présente pas votre dossier…" !
Et ça a été l'affaire du sang contaminé...
Sous l’influence de conseillers venus d’ailleurs, Laurent Fabius aura dû se défendre pendant dix ans et plus d'un crime qu'il n’aura pas commis: "Il fallait bien défendre Pasteur, monsieur le Président…" plaidera limpide l’ancien directeur de Pasteur La France devant la cour de la République… "CQFD monsieur le président…" soulignera bondissant à chaud nommé l’encore alors accusé. Le premier ministre n’avait pas choisi, son conseiller pour les affaires médicales était déjà à Matignon sous Mitterrand Président, il (le conseiller) connaissait le sida par ce qu’il en entendait ici ou là loin des congrès et séminaires spécialisés où en effet on ne l’aura jamais vu. Il y avait d'autres experts de ce type, des gens de l’organigramme de l’Etat biologique d’avant, des personnalités comme Jean Bernard qui ne pouvaient pas se tromper. Les tous premiers tests officieux-officiels français étaient franchement inutilisables. Alors, litige or not litige, l'affaire du sang contaminé aura abordé la question avant de l’enterrer définitivement. Pendant ce temps-là à Garches, outre le test d’immuno-fluorescence maison, on avait manipulé les premiers tests industriels dont Abbott nous avait demandé sous contrat d’évaluer les performances. Assez performant foi de moi, ils confirmaient terriblement l’état contaminant des sangs de donneurs par nous dépistés séro-positifs. Des mauvaises langues ont laissé entendre que le bureau des brevets de l’institut Pasteur influencait alors la politique sanitaire française en matière de dépistage du sida. Moi, j'ai été présenté à Laurent Fabius en 1987. On lui avait dit, "Leibowitch, c'est pas un type sérieux. Il circule en shorts et en patins à roulettes". (Effectivement, je faisais du patin depuis 1976. J'ai même eu une contredanse. Je passais devant le Sénat, je suis arrêté par un factionnaire qui me demande pourquoi je roule sur la chaussée. Je lui réponds que, sur le trottoir, y a trop de monde. Il me rétorque que je suis pas un véhicule et il me colle un P.V. "circulait sur la chaussée monté sur des patins à roulette…" Et bien monté…). "Tu comprends, on ne pouvait pas te demander officiellement conseil...". Vrai, comme il s’agissait de rester entre soi, mieux vallait en effet demander à Jean Bernard qui savait le sida sans avoir à le pratiquer. Laurent Fabius : "alors Docteur, on a fait vite n’est-ce-pas ? "Sans doute, Monsieur le ministre, mais on aurait peut être pù faire plus vite encore". Le problème c'est que lorsqu'on se retrouve en face d'une épidémie et qu'on est au pouvoir, il faut décider, choisir si on fait de la politique ou si on s'occupe du réel. That is the question! Eux, ils ont compris mais un peu tard que le réel serait comme il se le doit à lui-même : incontournable. C’est comme ça qu’ils se sont fait un peu prendre sur les bords de la chose comme je l'ai écrit dans un texte qui circule sur Internet (In retrovirus veritas). Il y a deux ordres de savoir, le savoir-faire et le savoir politique. Celui-ci c'est pour ceux qui n'ont pas eu de bol, qu’étaient pas si géniaux, ou qu'ils étaient paresseux, ou trop malins. Les grands savants au pouvoir peuvent faire semblant de chercher, de toute façon ils dirigent, ils ont des voitures de fonction, ils président aux commissions, aux ligues, aux fondations, aux promotions... Le savoir-faire, c’est pour les bougnoules, les métèques, les travailleurs immigrés, les nécessiteux quoi...
Sur l'affaire du test, vous n'étiez pas d'accord avec Rozenbaum
Rozenbaum, prince du socio-politiquement correct, était pressé de s’asseoir à la table du Khalife. Dans l'affaire des transfusés contaminés, il aura joué à l’insu de son gré pour Pasteur en dénonçant en un temps à sa cause utile les journalistes qui avaient intempestivement selon lui vanté le dépistage des donneurs de sang avant que Pasteur puisse en produire les tests effectifs. Dans le premier trimestre de 1985, il avait fait savoir que les tests du moment, en fait le test Abbott en souffrance d’enregistrement depuis janvier 85, créeraient plus de contaminés qu’ils ne dépisteraient de donneurs contaminants, et qu'il ne fallait pas les utiliser. Avec son collègue Weisselberg, conseiller ministériel à la Santé, il aurait approché des journalistes de la télévison publique pour les inciter à ne pas faire état de l’étude pilote de Cochin-Garches. En 1999, à l’occasion opportune d’un livre chez Stock, on l’aura vu/entendu défendre son arithmétique tendancieuse sur toutes les radio-télé publiques dont Bernard Pivot. Juste au moment du procès des ministres en haute cour sur le sang contaminé. Coïncidence, non ?
Ensuite, c'est la création de l'Agence nationale de recherche sida (ANRS)
Voilà. L'ANRS surgit trois ans plus tard (1988) comme une espèce de Léviathan institutionnel typiquement français : née de la cuisse de Jupiter-Inserm, auto cooptée, ointe et bénie par le système mitterrandien qui était, comme on sait, d’un conformisme patenôtre, tout sauf démocratique ou représentatif des capitaines de terrain. Léviathan avait pour tâche les thérapies contre le sida. A ce moment-là, on savait déjà que les mono thérapies, ça avait raté. Je parle pas des histoires louf comme le HPA 23 que Chermann avait fourgué à Rozenbaum pour soigner Rock Hudson. Avec notre test de charge virale infectieuse, on avait vu que l'AZT seule, ça ne marchait pas durablement. Ça faisait bien baisser la charge virale, mais trois mois après, elle était remontée à la case départ. On avait montré çà au colloque des Cent Gardes à l'été 1989, devant Jean-Paul Lévy, David Baltimore, David Ho, George Shaw, l'"organigramme" quoi. Six années ans plus tard, et quelles dizaines de milliers de cadavres plus loins, Ho et Shaw présenteront les mêmes conclusions que nous – sans saluer notre pré-cédence : le virus se multiple à toute pompe, assez vite pour qu’on puisse dire très vite d’un traitement çà marche ou çà marche pas. Leurs données furent publiées en janvier 1995 dans 'Nature'. C'est plus facile de publier dans les bons journaux quand on a un labo de quarante personnes que quand on est tout seul ! L'ANRS était engoncée dans des essais "scientifiques" lourds, sans mesure de charge virale : essai Alpha (DDI en monothérapie de sauvetage), et surtout 'Concorde', énaurme essai franco-britannique de monothérapie AZT précoce. Avant de s’attarder encore en 1993 avec les bi-thérapies de l’essai Delta (AZT versus AZT+DDC ou AZT+Ddi) ... Arrière-Garde de la recherche sur le SIDA, Léviathan n’a pas su développer d'instrumentalisation pour la charge virale. Nous, on avait pu rapidement (début 1994) se faire une opinion quantifiée sur l’inefficacité antivirale à terme des bithérapies! C'était pas bézef plus efficace que la mono. On a avait eu d’ailleurs confirmation de camarades virologue sur les résultats inquiétants sur ce point des bithérapies de l’essai Delta. Seligman – immunologiste –leur aurait passé un savon au titre que la virologie, ben c’était pas le point de mesure proncipal de cet essai… Bref, les essais Alpha-Delta nous ont appris …que le HIV était bien la cause au moins indirecte du sida, vu que les patients n’allaient plus trop bien à la longue sous les bithérapies antivirales inefficaces ! L’ANRS aura contribué par ailleurs à faire transiter des centaines de millions de francs lourds de la poche des contribuables français à celles de nos industries pharmaceutico-biologiques. Jean-Paul Lévy, patron de l'ANRS, voyait bien que Garches était sur la bonne voie, il nous soutenait du bout des doigts, 150 000 balles par-ci, 100 000 par là. Mais on avait quand même l'impression que Léviathan, au lieu de mettre en place des protocoles aggressifs, préferrait les grandes manœuvres destinées à occuper le terrain de la communication et se justifier devant le peuple séro-positif. La bithérapie, ça devait être plutôt un peu plus efficace qu'une monothérapie, pas vrai ? Çà rappelle un peu les sentiers de la gloire : l’état-major refile des sarbacanes aux troufions dans les tranchées, tandis qu’il envoie des blindés d’opérette parader sur les Champs-Élysées.
La trithérapie, l'essai ' Stalingrad'
En 1994 je me retrouve, après moult intercessions du conseiller du ministre, dans le bureau de Philippe Douste Blazy pour une réunion au sommet avec le directeur de cabinet, le conseiller qui m'a aidé à faire ce mittinge, et trois patrons d'Abbott, la boîte dont j’avais été dix ans plus tôt l’intermittent consultant. Je débite mon topo en français, vu que le directeur d’Abbott Amérique était canadien d’origine normande…: "voilà, on sait que pour contrer le sida, il faut baisser au maximum la charge virale des patients. Le problème avec les bi thérapies lancées par l'ANRS, c'est que ça ne marche pas. Le virus passe entre les mailles du filet et il revient infecter les malades, encore plus résistant... ". Et on met au point le cahier des charges d’un essai de trithérapie autour du Ritonavir, la proto-antiprotéase d’Abbott. La première fois qu’on allait voir si on pouvait arrêter la bête! Je propose de baptiser l’essai 'Stalingrad'. Abbott Amérique approuve "moi j'étais gaulliste pendant la guerre, ça me va ". Douste-Blazy comprend l’enjeu de cet essai "hors ANRS", dit-il, connaissant la souplesse de notre Léviathan...Départ de l’essai en Mars 95, une vingtaine de patients au stade sida confirmé, résultats présentés fin janvier 96 en direct de Washington, au 20 heures d’Antenne 2 où j’annonce, oui, un premier stalingrad rétroviral…Depuis, on a toujours pas libéré ni Paris ni Berlin…
Et aujourd'hui ?
Je continue, mais l’erre n’a plus le même allant. Les porteurs vivront toute une vie sans doute avec le truc, sans être trop affecté sinon des dommages collatéraux des médicaments et de la pression médicale. Le vaccin n’y sera pas, thérapeutique ou préventif, il faudra gérer l’histoire du sida avec les seuls antiviraux, et les arrets de traitements, la toxicité des médicaments. C’est évidemment moins motivant que de viser à la rémission virologique complète – on arrête les traitements, le virus revient pas tout de suite…- ou la guérison qu’on n’aura pas avec les médicaments d’aujourd’hui. Depuis 1999, je travaille avec Pierre Sonigo, un golden boy de la biologie moléculaire, j'aurais dû le rencontrer il y a vingt ans, c’est un mec extra intelligent, il a des raisons de penser que les mitochondries, ces organelles symbiontes archéo bactériens convivant dans le cytoplasme de toutes nos cellules, se répliquent comme des rétrovirus, et qu’elles pourraient morfler avec les antiviraux. On a publié avec son groupe deux papiers en 2003, un troisième est soumis à un comité de lecture scientifique. C'est le type de rencontre qui me botte parce qu'au fond, moi, je suis un mec pas éduqué. Je n'ai malheureusement pas fait de grandes études. On ne peut pas dire que la médecine soit sur ce point une formation heuristique, le peu que j’ai appris, c’est sur le terrain. En fait, j'aime les liaisons de bons niveaux entre biologie et médecine, 2 notes ensembles voire plus si je peux. J'aime la musique, j’aimerais bien que ce soit çà ma part de créativité...
Dans l’histoire du SIDA, on aura aperçu le groupe de Garches sur les barricades des batailles porteuses. Avant et parfois contre l'Institution dont la porte nous sera restée close. Ce n’était pas ma vocation. En 1988, j’ai essayé d’entrer tête droite au cénacle des professeurs d’université en médecine. Le président de la commission d’Immunologie qui devait veiller à mon élection-éviction ne m’était pas inconnu. Voici comment il m’a éjecté : "Leibowitch, vous aurez à passer une épreuve de titres et travaux ; je vous préviens, si vous parlez de sida, votre candidature ne sera pas présentée "… SIDA, c’est pas ce truc d’Immuno-déficience, de l’immunologie non ? Il avait été là quand je présentais l’hypothèse du rétrovirus pour le Syndrome (de Carence T Epidémique) à un séminaire sur Déficits Immunitaires devant 300 médecins et biologistes, à l’Hotel-Dieu le 14 décembre 1982...
Et je suis resté à Garches au rang d’officier sub-supérieur (maître-de conférence des universités), sans promotion universitaire pendant 20 ans. J’y ai un peu prospéré grâce à mon équipe et l’aide de la société civile qui m’a doté, protégé, m’aura presque marié à ma troisième épouse. Obligé à un devoir faire par les gens de la haute couture, où on aime bien les garçons qui aiment les garçons. En deux trois soirées mémorables, j'étais ce type aux chèques bien signés, le gros œuf, sur dix ans çà fera quelques 5 millions de francs pour mon petit groupe... Du coup j’ai dù me pousser le col pour faire avancer le schmilblick. Le paquet en main, il s’agissait de trouver, plus de chercher. La besogne nous a conduit au test de charge virale infectieuse, parmi les tous premiers en son temps, instrument incontournable pour les trithérapies et leur vérification d’efficacité antivirale en temps réel …Essai Stalingrad, première proto-trithérapie ainsi contrôlée en Europe, en synchronie à la première trithérapie virologiquement efficace montée en Amérique par les laboratoires Merck autour de leur anti-protéase Indinavir… A l’heure des pissenlits par la racine, sous le gazon d’un cimetière parisien, çà fera le compte. Autorité, avant d’être d’institution, çà tient à auteur/acteur dit l’étymologie. J’ai pas honte. Dominique Mathez non plus.