Entretien avec Jean-Louis Mandel
N. Givernaud et J.-F. Picard, le 21 juin 2002 à l'IGBMC (source : https://histrecmed.fr/temoignages-et-biographies/temoignages)
Histrecmed
Voir aussi : 'Le programme génome humain et la médecine, la part française' et la notice wikipedia
Des débuts à Strasbourg auprès de Pierre Chambon
J'ai été un élève de Pierre Chambon. Après mes études de médecine, j'ai fait ma thèse de science avec lui sur des aspects de biologie moléculaire fondamentale (RNA polymérase). De 1973 à 1975, je suis parti faire un post-doc à Toronto au 'Medical Institute of Genetics' où j'ai d'ailleurs moins fait de génétique médicale que de génétique somatique. Quand je suis revenu à Strasbourg, Pierre Chambon m'a proposé d'utiliser des techniques tout à fait balbutiantes en France de génie génétique pour étudier des gènes de protéines du blanc d'oeuf, notamment le gène de l'ovalbumine. Pourquoi cette protéine ? D'abord pour des raisons pratiques, puisque ces protéines sont produites en quantité phénoménale par l'oviducte de la poule (si on a beaucoup de protéines, on a beaucoup d'ARN messager), ensuite parce que Chambon s'intéressait à la régulation de l'expression des gènes, notamment par les hormones. Or, les protéines du blanc d'œuf ne sont synthétisées que lorsque la poule va pondre, c'est à dire sous contrôle des oestrogènes (le progestérone, une hormone stéroïde). En 1977, nous avons découvert par hasard la structure en mosaïque des gènes d'ovalbumine, ce que nous avons publié, tandis que d'autres auteurs publiaient la même chose à propos des gènes de la globine et de l'immuglobuline. Cette découverte de la structure en mosaïque suivait de six mois la découverte du phénomène similaire dans les gènes viraux, comme l'adénovirus. Ce qui fait que lorsque s'est posé le choix d'un prix Nobel, il y a eu une petite discussion sur le thème : est ce que Pierre Chambon avait l'antériorité de cette découverte ou pas ? En fait, le prix est allé aux deux Américains qui avaient travaillé sur le virus (R.J. Roberts et P.A. Sharp, 1993). Ensuite, je me suis intéressé à la méthylation de l'ADN. Je voulais étudier la relation entre cette modification de l'ADN et l'expression des gènes. Je travaillais toujours sur les gènes du blanc d'œuf , mais j'étais embarrassé par mes résultats parce que, selon les poules que j'utilisais, je ne trouvais pas la même chose. En fait, on s'est aperçu que ces différences s'expliquaient par le polymorphisme de l'ADN des poules. En 1979, j'ai donc publié un papier sur le polymorphisme du génome dans lequel je discutais des applications possibles pour le diagnostic prénatal.
Le diagnostic prénatal
Mes poules m'avaient donné tout ce qu'elles pouvaient et j'ai imaginé que ce polymorphisme du génome pourrait présenter un intérêt pour le diagnostic prénatal en médecine humaine. De mes années passées à Toronto, j'avais gardé un intérêt pour les maladies génétiques, en outre j'enseignais la biochimie aux étudiants en médecines de la fac de Strasbourg et j'avais remarqué que le sujet ne les intéressait que lorsque on pouvait parler des aspects pathologiques. Les maladies concernant la biochimie sont souvent les maladies génétiques. Si tel ou tel enzyme fait défaut, cela donne une phénylcétonurie, des hémoglobinopathies, etc. Au début des années 1980, j'ai alors décidé de sauter le pas et d'étudier les maladies génétiques chez l'homme et j'ai commencé par celles qui sont liées au chromosome X, ceci afin de localiser une maladie sur un gène autosome. Le mode de transmission des maladies liées au chromosome X fait que l'on sait tout de suite si la maladie est liée à ce chromosome ou pas (l'Anglais J.B.S. Haldane avait décrit le mécanisme de transmission de l'hémophilie, où seuls les mâles sont atteints, mais où les femmes sont les vectrices). Ce chromosome X est susceptible de porter un certain nombre de maladies : les hémophilies, la myopathie de Duchenne, etc. Reste qu'à l'époque, l'idée de localiser un gène pathogène dans le génome humain apparaissait extraordinairement compliquée, ce qui explique d'ailleurs le peu d'intérêt des médecins pour des pathologies qu'ils qualifiaient de maladies rares ! Mais en 1984, nous avons pu réaliser à Strasbourg notre premier diagnostic prénatal. Parmi les maladies intéressantes sur le chromosome X, il y avait la myopathie de Duchenne. En 1982, j'ai donc fait une demande de crédit à l'AFM. A l'époque l'association était encore une structure un peu artisanale, mais j'avais assisté à un colloque qu'elle avait organisé à Besançon. L'AFM a donc décidé de m'aider et de là, date une relation fructueuse qui ne s'est jamais démentie depuis, puisque je me suis même retrouvé dans son conseil scientifique. On ne saurait trop insister sur le rôle de l'AFM pour la recherche sur les maladies génétiques. Si elle n'avait pas été là, je pense que je me serai lancé quand même sur ce type de maladies, mais au lieu de pouvoir en identifier une dizaine, on ne l'aurait probablement fait que pour deux ou trois. Face à cette réorientation de mes activités, Pierre Chambon m'a laissé toute liberté, mais il est clair qu'il aurait préféré que je m'intéresse plutôt à la génétique de la drosophile. Il me disait "tu sais, ce n'est pas parce qu'on est dans une faculté de médecine qu'il faut se croire obligé de faire du médical". En fait, ma réorientation était en quelque sorte une manière de couper le cordon ombilical. Chambon était un pur fondamentaliste et c'est vrai qu'avec la génétique humaine, au début, on ne voyait pas très bien comment on pourrait analyser la fonction des gènes. Or, c'est précisément l'expression génétique qui l'intéressait.
Voir : 'Deux maladies orphelines qui le sont un peu moins' (FRM, 87, 2001) et 'Un chercheur aux côtés des familles et des associations' (FRM, 107, 2006)
L'origine américaine du projet génome humain
Le programme génome a été lancé en 1986 à Cold Spring Harbor par Jim Watson lors d'un colloque intitulé Molecular Biology of Homo sapiens, avec une session intitulée 'Human Gene Mapping Strategies'. Y participaient des gens comme Mark Lathrop, Eric Lander, David Botstein, l'auteur d'un article très important sur l'utilisation des polymorphismes (D. Botstein, R. L. Withe, M. Skolnick et R. W. Davis, Construction of a genetic linkage map in Man using Retriction Fragment Length Polymorphism in American J. of Human Genetics , 32, 1980, pp. 314-331), des gens du Department of Energy et un certain nombre de Français (dont votre serviteur). Certes, tous ces gens n'étaient pas médecins, mais on avait eu des communications sur les thèmes 'Genetic Diagnosis', 'Human Cancer Gene' (rétinoblastomes, tumeurs de Wings) et on y rencontrait des chercheurs comme Jim Gusella qui, sept ans plus tard, identifierait le gène de la chorée de Huntington. Bref, le congrès c'est terminé par une discussion organisée par Walter Gilbert et Jim Watson sur le thème : combien va coûter un programme génome ? Combien de temps cela va-t-il prendre ? Par où commencer ? Et d'ailleurs, est-ce que c'est vraiment intéressant ? La réponse à cette dernière question a été positive
Les généticiens humains n'avaient pas besoin d'être tous médecins pour être convaincus de l'utilité d'un programme de séquençage, mais il y avait la crainte, chez certains chercheurs, que l'espèce de grosse machine qui allait se mettre en place ne stérilise la recherche fondamentale. 'Science' publiait des papiers pour dire que le projet génome humain allait signifier la mort des sciences biologiques. Je me souviens de collègues racontant que lorsqu'ils demandaient des crédits au National Institutes of Health pour des études de linkage, on leur répondait que "ce n'était pas de la recherche d'investigation. Tout au plus de la technique...". Pierre Chambon, lui-même, est resté longtemps sceptique : "Il y a tellement de travail à faire avec les gènes que l'on connaît. Quel besoin a-t-on d' un inventaire de 100 000 gènes ?" D'autres ajoutaient : "Le génome humain est tellement compliqué qu'on va séquencer des tas de trucs qui ne servent à rien. .." En un mot, les fondamentalistes considéraient que ce n'était pas de la 'grande' science. La plupart d'entre eux avaient du mal à imaginer que le séquençage intégral pourrait avoir quelque utilité. Les généticiens humains, eux, voyaient cette utilité, mais pour ses applications médicales, par exemple pour le diagnostic prénatal. Mais il faut reconnaître que l'utilisation de marqueurs pour les diagnostics prénataux ne nous donnait pas encore le gène, donc on ne pouvait pas identifier de nouvelles protéines.
Reste que l'affaire du rétinoblastome a été un moment important (Knudson AG, Mutation and cancer: statistical study of retinoblastoma [archive], Proc Natl Acad Sci USA, 1971;68:820-823). Tout d'un coup, on partait d'une maladie rare et on se retrouvait de fait en plein dans des problème d'oncogenèse et non plus dans l'explication d'une tumeur familiale rarissime. Bien entendu, identifier les gènes de maladies permettrait de comprendre les mécanismes de celle-ci, ce qui permettrait, éventuellement, de développer de nouvelles approches thérapeutiques. Assez tôt, on a commencé à voir des premiers papiers sur la thérapie génique. Le problème est que si la thérapie génique est conceptuellement très simple à imaginer, je dirais qu'opérationnellement elle est extrêmement difficile à réaliser.
Le CEPH et le scepticisme des milieux médicaux
Au début des années 1980, Jean-Marc Lalouël animait un petit `groupe du polymorphisme' qui se réunissait à la fac de Jussieu. On y discutait de la meilleure manière de trouver des marqueurs. J'y participais occasionnellement, nous voulions faire bouger des choses, essayer de faire bouger la communauté scientifique française.
Même des gens aussi informés que Jean Frézal qui sera l'un des premiers à se lancer dans la cartographie avec Genatlas, exprimaient leur scepticisme. J'étais un jeune chercheur à l'époque et je me souviens d'avoir proposé au groupe qu'il serait intéressant de recueillir du sang dans des familles porteuses de maladies génétiques, comme la maladie de Huntington. Réponse de Frézal : "C'est inutile. De toute façon nos frigos sont déjà remplis de prélèvements qui ne servent à rien".
Puis, à l'initiative de Daniel Cohen qui faisait partie de ce petit groupe, ce fut la création du Centre d'étude du polymorphisme humain (CEPH). Mais si son patron Jean Dausset n'avait pas disposé de l'argent venant de la vente de tableau de madame Anavi, le CEPH n'aurait probablement jamais vu le jour. Imaginez Dausset demandant de l'argent à l'Inserm sur l'argument : "Pourriez vous nous financer pour que nous puissions distribuer gratuitement l'ADN de 40 famille à tout labo qui nous en fera la demande simplement en s'engageant vaguement à nous communiquer ses résultats". Inmanquablement, la réponse de n'importe quelle commission aurait été : "attendons de voir leurs publications" !
De même, lorsqu'on a commencé à faire du 'linkage' sur les maladies (I.e. une méthode de cartographie du génome), Arnold Munnich qui était à l'époque sur un poste d'interne auprès d'Axel Kahn où il travaillait sur l'expression des gènes régulés par les glucides savait qu'il devrait revenir chez Frézal, son patron, pour continuer à utiliser ses régulations génétiques. Mais le inkage? Cela ne le branchait pas trop, ce n'était pas suffisamment 'noble' comme manière de travailler. Jusqu'au jour où il s'est rendu compte que c'était quand même un très bon moyen d'aborder les maladies génétiques.
C'est toujours la même chose. Les gens n'ont commencé à être convaincu de l'utilité du CEPH que lorsque les premiers résultats ont commencé à tomber. Ensuite, ce sont eux qui ont poussé la cartographie génétique. C'est-à-dire l'idée qu'après avoir localisé les gènes de maladies, on pourrait ensuite les identifier, ce qui a été fait en 1986 pour la myopathie de Duchenne et le rétinoblastome et en 1988 pour la mucoviscidose. Le grand mérite du CEPH, et à sa suite du Généthon grâce au soutien de l'AFM, est d'avoir réuni les moyens nécessaires à la mise en place d'un vaste programme génome pour les mettre à la disposition des chercheurs. Je pense par exemple aux 40 familles du CEPH, à l'utilisation des marqueurs microsatellites ou aux YACs que Daniel Cohen, très libéralement, a mis à la disposition de la communauté scientifique. Toutes choses où la France a eu un rôle pilote à l'époque.
Les réalisations du Généthon
A l'époque où l'AFM a lancé le Généthon, je faisais partie de son comité scientifique. Certes, l'affaire était entendue puisque la décision de financer le CEPH avait été prise par Bernard Barataud à la suite du succès de premier Téléthon. Mais encore fallait-il la valider sur le plan scientifique. François Gros, Jean-Claude Kaplan, Jean Rosa et moi nous sommes donc réunis pour en discuter en petit comité. François Gros était un biologiste éminent, mais pas directement impliqué dans ce type de génétique. Kaplan et Rosa étaient davantage branchés sur les protéines que sur les gènes. Bref, j'étais probablement celui qui était le plus convaincu de l'intérêt du Généthon et cela pour plusieurs raisons : la première étant que je connaissais Daniel Cohen et le CEPH depuis longtemps puisque j'avais été l'un des premiers utilisateurs de sa banque de 40 familles (le troisième signataire de la charte du CEPH si mes souvenirs sont bons). Deuxièmement, j'avais eu l'occasion d'évaluer la demande de rattachement du laboratoire de Cohen à l'Inserm (laquelle n'a pas eu de suite). J'avais visité son laboratoire à l'époque où il commençait à faire des YACs et j'avais été impressionné par ses projets. Les YACs ont été une innovation extrêmement importante du CEPH. J'ajoute que Daniel les a diffusé sur le web avec une remarquable générosité. Tout le monde a pu les utiliser et cela a permis à un tas de gens de faire des publications. Par exemple, c'est ce qui a permis d'identifier la mutation du X fragile (Mandel JL, Arveiler B, Camerino G, Hanauer A, Heilig R, Koenig M, Oberlé I. Genetic mapping of the human X chromosome: linkage analysis of the q26-q28 region that includes the fragile X locus and isolation of expressed sequences. Cold Spring Harb. Symp., Quant. Biol., 51 Pt 1:195-203, 1986). N'empêche que l'Inserm s'était étonné par sa demande : "ce type veut des moyens, mais il n'a rien publié depuis trois ans !". En fait, si Daniel avait continué à mouliner dans HLA, il aurait pu engranger des publications, mais il ne se serait pas lancé dans l'aventure casse-gueule du génome. Il venait de s'acheter le premier séquenceur fabriqué par Dupont de Nemours dans l'intention de séquencer HLA. Il disait, "...avec tant de séquenceurs, on doit pouvoir faire tant de travail et on aura séquencé HLA dans deux ans". En fait, si ce séquençage a pris dix ans, personne ne pouvait alors imaginer que l'entreprise serait aussi ardue. Evidemment, on connait les problèmes de la fiabilité de la carte physique du Généthon dont il s'était chargé. On ne s'est pas aperçu tout de suite que des problèmes de réarrangement des vecteurs (de délétion des gènes) étaient facteurs d'erreurs. La technique de Ilya Chumakov était très élégante, c'est vrai, mais insuffisamment fiable. A-t-il été aventureux en publiant sa carte trop tôt ? Peut-être a-t-il cédé à l'effet d'annonce. Bien sur, on peut ajouter qu'il avait un côté hâbleur, méditerranéen et son comportement agaçait prodigieusement certains de ses collègues. Mais outre le fait qu'on ne peut faire de la production de masse et vérifier toutes ses données en même temps, celui qui ne risque rien n'a rien et indiscutablement, le mérite de Daniel Cohen est d'avoir osé lancer l'affaire. Daniel, c'est est un visionnaire avec le coté un peu mégalo qui va avec. Après avoir bouloté l'héritage de Madame Anavi et même pas mal de crédits publics parce que Dausset étant prix Nobel et que l'on n'avait a pas trop regardé à la dépense, au moment où l'AFM a décidé de retirer ses billes du génome pour se consacrer aux thérapies géniques, on peut comprendre que Daniel qui avait goûté au plaisir d'être un leader reconnu sur le plan mondial, n'ait pas eu très envie de se retrouver simple patron d'un laboratoire hexagonal. D'autant que les Américains commençaient alors à investir fortement dans ce secteur avec les moyens qu'on imagine. C'était aussi l'époque où les Anglais installaient le Sanger Center. Bref, tout d'un coup les affaires de séquençage ne se jouaient plus dans la même cour, on passait chez les grands. Daniel a donc misé sur son passage à Genset dans l'idée de travailler sur les maladies multifactorielles (cancer de la prostate par exemple) et les maladies psychiatriques. Mais, évidemment, il s'est retrouvé en concurrence avec l'industrie. C'est un peu la même chose qui s'est produite pour Celera qui avait beaucoup investi dans les SNP pour étudier le polymorphisme sur un nucléotide, alors que le consortium des industries pharmaceutiques faisait la même chose, mais en les mettant sur le web où on pouvait les avoir gratuitement.
On sait que les techniques de PCR (Polymerase Chain Reaction) et de STS (Sequence Taged Site) devaient s'avérer beaucoup plus sûres et l'on peut dire que Jean Weissenbach a en quelque sorte sauvé le projet de carte du CEPH grâce aux microsatellites. Je le connaissais lui aussi très bien puisque quand j'ai commencé à travailler sur le chromosome 'X', lui se lançait sur le 'Y'. Nous nous étions rencontrés en Israël à l'Institut Weizmann où il faisait son postdoc. Mais nous avons essentiellement collaboré après à son retour à l'Institut Pasteur, quand il a commencé à se lancer sur le chromosome 'Y'. J'appréciais beaucoup sa rigueur d'analyse. Comme il y avait des régions d'homologie entre le 'X' et 'Y', on a travaillé ensemble et on a fait des publications communes. Je pense que nous avons a été les premiers en France à faire un papier à partir d'un microsatellite et cela avant même que Jean ne commence à faire ses cartes. Pour la petite histoire du programme génome, je me souviens d'une discussion où il me dit, un jour : "il faudrait faire 2000 marqueurs...
- Mais c'est énorme ! Si tu en fais déjà 500, ce sera excellent". En réalité, il en a fait 4000 !
Quant à Charles Auffray, il est apparu après dans le programme et je dirais d'une manière plus improvisée. J'ai été informé de la décision de le faire venir au Généthon, mais je n'ai pas participé à la décision. Le problème d'Auffray est d'avoir pensé que le séquençage n'était pas une activité scientifique, je dirais au sens noble du terme, qu'il s'agissait d'une sorte de routine qui ne réclamait pas une mobilisation de tous les instants. Par exemple, la différence entre Weissenbach et Auffray est que l'un avait abandonné sans gaité de coeur un labo qui marchait très bien pour s'occuper du génome à temps plein, alors que l'autre pensait qu'il suffisait de déléguer et de surveiller les hommes et les machines de loin. Or, même quand vous faite de la production, il faut y investir son intelligence, sinon on rate son affaire. Je me souviens que lorsque j'étais président du premier appel d'offres génome du ministère de la Recherche, la demande la plus importante était celle d'Auffray pour le séquençage du cDNA. Cela m'avait choqué, d'autant qu'il avait déclaré qu'il n'y consacrerait que 10% de son temps, mais nul ne savait qui s'y consacrerait à plein temps dans le labo. Axel Kahn a présenté à l'Académie des Sciences le papier qu'Auffray sur le cDNA, certes du bon boulot, mais probablement le papier le plus cher jamais publié dans les CRAS.
La recherche publique lance son programme génomes
Alors que le Généthon se mettait en place, le ministère de la Recherche a décidé de financer les recherches sur le génome, mais dont le financement n'était pas assuré. Le ministère avait lancé des appels d'offres sur le 'génome humain' pour cibler le développement méthodologique dans le domaine des chromosomes artificiels, des cartes génétiques et des cartes physiques des régions chromosomiques présentant un intérêt sur le plan physiologique ou pathologique et des grandes régions du génome murin. Un deuxième appel d'offres était davantage tourné vers les pathologies moléculaires avec Pierre Tambourin et Michel Kazatchkine, mais il avait assez rapidement tourné court faute de financement. Au tout début des années 1990, s'est tenue à Londres une conférence Human Genome Mapping à l'initiative de Sydney Brenner. Nous nous y sommes retrouvés Jean Weissenbach, Daniel Cohen et moi pour dire qu'il ne se passait pas grand chose dans la recherche publique française. Dans l'assistance, il y avait le journaliste, Jean-yves Nau, qui a publié un article dans 'Le Monde' où il évoquait la frustration des chercheurs français, ce qui a provoqué un déblocage de fonds par le ministère. Cela a débouché sur la constitution du GIP GREG (Groupement de recherche pour l'étude des génomes). La direction du GIP a été confiée à Piotr Slonimski qui était en train d'achever le séquençage de la levure. On sait que le séquençage de la levure est dû à un programme européen, ainsi qu'à quelques personnages clés tel André Goffeau ou Bernard Dujon, voire à l'Américain Maynard Olson. Jim Watson s'était moqué de ces européens qui faisaient du séquençage dans leur 'back garden'. Mais, finalement, on sait que ce programme a donné des résultats remarquables, notamment la découverte d'une foule de nouveaux gènes. On peut dire que le GREG a fait un certain nombre de choses utiles (personnellement, j'ai bénéficié de son financement). Cependant, il n'a pas pu, ou pas voulu, mener la même politique que l'AFM. Il n'avait d'ailleurs pas suffisamment d'argent pour cela. Cela dit, je pense qu'il aurait dû adopter une politique plus focalisée sur un grand projet de séquençage, au lieu de quoi il a surtout saupoudré ses crédits. Il faut dire qu'il y a aussi une responsabilité politique dans l'affaire, en France, chaque fois qu'on change de ministre, on invente de nouvelles structures de financement de la recherche. Cela n'a pas manqué lorsque François Fillon a succédé à Claude Allègre et que l'on a décidé de remplacer le GREG par des actions concertées...
Je ferais une autre remarque. De mes discussions avec le ministère, j'ai pu constater que les physiciens étaient autrement plus habiles que les biologistes pour faire financer leurs grands équipements. Peut-être les sciences de la vie pâtissaient-elles de l'image de marque de disciplines qui ne coûtent pas trop cher, en tout cas elles étaient pénalisées par l'individualisme de leurs chercheurs. Un phénomène qui n'est d'ailleurs pas spécifiquement français. Je me souviens que lorsque je discutais avec les collègues américains du programme génomes, ils me demandaient qu'elle était la différence entre physiciens et biologistes. Ils disaient que c'était comme dans les westerns, lorsqu'un convoi est attaqué par les Indiens. Les physiciens mettent les chariots en cercle et ils tirent sur l'assaillant. Les biologistes, eux, mettent aussi les chariots en cercle, mais ensuite ils se tirent dessus les uns sur les autres.
Quant à l'Inserm et au CNRS, le problème est qu'ils n'avaient tout simplement pas les moyens de lancer un programme génome. Ils ne disposent pas du volant budgétaire qui leur permettrait de faire des grandes choses. Comment le CNRS pourrait-il mettre 80 ou 100 MF dans un programme à moins de déshabiller Paul pour habiller Pierre. Entre 80 et 90% de la dotation budgétaire des EPST est destinée à rémunérer leur personnel. Dès lors, il ne leur reste aucune marge de manœuvre pour lancer une politique incitative. A l'inverse, la grande force de l'AFM a été de pouvoir disposer de fonds conséquents grâce à son 'téléthon'. Mais ces fonds, il fallait pouvoir les utiliser intelligemment et ça, c'est sa grande réussite. Je sais bien que Philippe Lazar estimait que l'AFM faisait de la politique scientifique à sa place. Reste que j'ai toujours trouvé que l'Inserm commettait une grave erreur en ne participant pas à l'aventure du Généthon. Le reproche est moins fondé en ce qui concerne le CNRS qui y a participé grâce à Jean Weissenbach, mais Dieu sait que la question relevait davantage des prérogatives de l'Inserm que de celles du CNRS !
Bien entendu, on a repproché à l'AFM d'avoir abusé de l'effet médiatique du `téléthon' et c'est vrai que la pression des medias créait quelques contraintes. Je me souviens d'être intervenu à l'époque où l'AFM cherchait le gène de l'ataxie de Friedreich. Le président de l'association des malades était venu m'interviewer en chaise roulante avec des journalistes de la télé et il me demandait "quand est-ce que vous allez avoir le gène ?" Les journalistes m'ont fait répéter plusieurs fois ma réponse. Je n'avais pas l'air suffisamment enthousiaste, j'avais dit "... ça va prendre encore du temps". Mais ce n'était pas ça qu'ils voulaient. Finalement, j'ai dû leur faire une réponse résolument optimiste. Je sais que de nombreux collègues critiquaient son recours au sentimentalisme, moi, j'estimais que l'AFM avait le droit de fixer ses méthodes et ses priorités, l'essentiel étant qu'elle soutienne de la bonne recherche. En définitive, c'est cette association qui a fait la politique du génome dans notre pays. Elle est à l'origine du Centre national de séquençage et du Centre de génotypage. Lorsque elle a décidé de quitter les affaires de séquençage, elle s'est préoccupée de sauvegarder des équipes prestigieuses du Généthon qui avaient fait la réputation de la recherche française. Qu'aurait-on dit si Jean Weissenbach s'était brutalement retrouvé à la rue ! J'ajoute que c'est l'AFM qui a fait prendre conscience aux pouvoirs publics que pour préserver l'outil, il fallait installer le Génopole.
Voir aussi : 'Cartographie du génome humain', Biofutur, Nov. 1989; 'Genome analysis and the human X chromosome', Science, 258, 2. 10. 1992; 'J.-L. Mandel, un chercheur au côté des familles et des associations', FRM, 107. 3. 2006