Entretien avec Patrice Pinell
J.-F. Picard, 20 juin 2002 - Script Anne Lévy-Viet, texte revu et amendé par l'intéressé (source : https://histrecmed.fr/temoignages-et-biographies/temoignages)
DR
Voir aussi : 'Faire de la médecine et de la santé un objet de sociologie générale' (Actes de la recherche en sciences sociales, 2021. 4. 239)
Quel est l’intérêt d'une histoire de l’Inserm ?
Du point de vue de l'historien ou du sociologue, il est intéressant de pouvoir avancer dans la compréhension de ce qu’à été le développement des sciences biomédicales et de la santé publique à l'Inserm. Suivre l’histoire d’une institution permet de voir comment évoluent les différents domaines du champ scientifique. Par exemple, à la lecture des rapports de conjoncture, on peut comprendre comment les choses évoluent d’une manière qui surprend tout le monde, comment un organisme comme l’Inserm a un mouvement propre, mais traversé en permanence par des déterminismes extérieurs aussi bien sur le plan national qu'international. Je pense qu’on ne peut pas comprendre la naissance de cet organisme sans la rattacher au projet de Robert Debré de rénover la médecine française. La création d’un plein-temps hospitalier a été un élément fondamental qui a provoqué les conditions nécessaires pour faire de la recherche. La réforme Debré a eu deux conséquences fondamentales sur la médecine française, d’une part en coupant l’élite hospitalo-universitaire du monde de la médecine libérale, elle a créé un corps de médecins hospitaliers dont les enjeux et les intérêts étaient distincts de ceux des médecins libéraux. D’autre part, en créant des conditions pour ouvrir le monde médical à d’autres univers sociaux, elle a engagé un processus de perte relative d’autonomie de la clinique dans la société.
Pourquoi la Faculté a -t elle été dominée si longtemps par les libéraux ?
Au dix-neuvième siècle, la médecine a été unifiée par des réformes issues de la période révolutionnaire. Un champ médical s’est construit autour de la médecine hospitalière devenue le pôle dominant qui invente les formes de savoir et de pratique médicales. Mais il s'agissait d'un savoir qui ne devait presque rien aux autres formes de savoir scientifique, que ce soit la chimie ou la physiologie. C’est à cette époque que le Premier Empire a mis en place un système de grandes écoles, avec leur équivalent en médecine, l'externat et surtout l’internat. Les concours hospitaliers ont donc contribué à la formation d'une élite médicale qui est devenue rapidement indéboulonnable (cf. G. Weisz, The Medical Mandarins, The French Academy of Medicine in the nineteenth and twentieth century, New York, Oxford U. P., 1995). Ce pôle hospitalier a donc colonisé les Facultés de médecine, avec la caractéristique - par rapport aux autres branches de l’enseignement supérieur - d’être dominé par des gens dont la production de savoir n’était pas la Faculté mais l’Hôpital. Moyennant quoi, la Faculté s'est retrouvée dominée par des médecins hospitaliers qui n'étaient pas des universitaires, des enseignants ou des fonctionnaires à plein temps, mais des praticiens libéraux.
Ceci expliquerait-il l'antinomie entre les libéraux et la médecine sociale ?
Parallèlement à la 'naissance de la clinique', on voit se développer l’hygiène avec la médecine sociale et la santé publique qui définissent la maladie comme le rapport entre une population et son environnement, ce qui est totalement différent de la définition qui était donnée par l’approche anatomo-clinique. Au départ, cela se jouait autour des questions d’épidémies, mais la maladie n'étant plus celle d’un individu - un cas clinique -, mais un rapport entre une collectivité et son milieu, ses conditions de vie, l'approche 'santé publique' est donc restée longtemps dans une position marginalisée. À l'origine, la Société Royale de médecine envoyait ses médecins en province pour découvrir les premières causes de mortalité. Mais ce n’étaient pas des hospitaliers et ils ne faisaient pas de clinique. Donc ils ne produisaient pas un savoir médical ayant l’autonomie et la spécificité du savoir clinique. Quand on travaille sur les rapports entre environnement et population, on a recours à la chimie, à toute une série d’analyses qui n’implique pas d’être médecin, mais d'être en contact avec des statisticiens et des fonctionnaires. L’organe dont dépendaient les médecins hygiénistes était les Annales d’hygiène et de démographie médicale (1829).
Et l'apport de Pasteur ?
Ensuite, le 'pasteurisme' a bouleversé les bases de la médecine de santé publique. Il lui a donné une légitimité scientifique. Or, curieusement, ce deuxième chapitre de l’histoire reste celle des heurs et malheurs de cette pauvre médecine hygiéniste - même "pasteurisée" ! - qui se trouve en permanence bloquée sur le plan politique. La thèse de Murard et Zylberman (L'hygiène dans la République. La santé publique en France ou l'utopie contrariée, 1870-1918, Fayard, 1996) montre bien comment dans le monde médical de l'époque, les meilleurs médecins étaient sélectionnés pour être hospitaliers. À côté d'eux, on trouvait quelques politiques comme Justin Godard ou Paul Strauss qui voulaient développer un dispositif national de santé publique, mais qui se heurtaient au conservatisme ambiant. On y voit comment, sur le plan local, les problèmes d’hygiène étaient toujours insérés dans des enjeux politiques, avec des décideurs qui rechignaient devant les dépenses à envisager, voire à froisser les médecins libéraux en les obligeant à faire des choses qui ne les intéressaient pas. Bref, il n'y avait pas en France d’institution chargée de former une élite en santé publique, pendant de celle qui était destinée à former l'élite hospitalo-universitaire.
Historiquement, n'y a t il rien à porter à l'actif de cette médecine sociale ?
Non pas. Robert Castel a montré que le développement des asiles est la seule réalisation véritablement réussie de la santé publique. Il a posé tout le problème de la prise en charge de certaines catégories de pathologies avec des conséquences telles que le contrôle du désordre. Mais en dehors de la psychiatrie de cette époque, qui est dans une position marginalisée, cela ne marchait pas très bien. Les hôpitaux psychiatriques n’étaient pas de grands hôpitaux généraux, mais des asiles avec des médecins fonctionnaires. Au vrai, les sciences psychiatriques ne relevaient pas de l'anatomopathologique.
Mais la tuberculose ?
C’est l’amélioration des conditions de vie qui est à 90% responsable de l’éradication de la tuberculose. Quand les antibiotiques sont arrivés sur le marché, au lendemain de la seconde guerre mondiale, on ne savait toujours pas la guérir, mais elle avait beaucoup décliné par rapport à ce qu’elle avait été à la fin du dix-neuvième siècle à Paris. C'est tellement vrai que dans les années 1950 Robert Debré n’a pas réussi à convaincre Daniel Schwartz, son neveu, de faire un comptage statistique des cas de tuberculose. Cette maladie était devenue un fléau secondaire par rapport au cancer, au moins dans tous les pays où la médecine avait progressé.
Comment caractériser la relation entre la clinique et la médecine expérimentale ?
La médecine expérimentale, selon le terme pas forcément adéquat de Claude Bernard, est née au milieu du dix-neuvième siècle. Elle partait de l’impasse dans laquelle l’anatomo-pathologie avait mené la médecine en ne disant rien sur les causes de la maladie, ni sur ses mécanismes. Une nouvelle médecine devait donc naître en s’appuyant sur d'autres sciences. On a eu alors d’un côté une science descriptive, la nosologie, et de l’autre une science expérimentale, la physiologie. Mais ces deux médecine ne parlaient pas de la même maladie : quand l’une évoquait des lésions et des symptômes, l’autre parlait de processus, de mécanismes biologiques. En fait, la médecine bernardienne était impure en ce sens qu'elle se branchait sur l’univers des sciences de la nature qui n’est pas, lui, spécifiquement médical. On a donc l’anatomo-clinique qui est restée au cœur de la pensée médicale et deux autres domaines marginalisés avec d’une part la médecine sociale, et d’autre part la physiologie, le 'pasteurisme' qui menace la médecine dans son autonomie en la reliant aux autres sciences. C'est ainsi que la médecine scientifique est restée longtemps marginalisée par le monde hospitalo-universitaire. Cependant, comme un certain nombre de médecins plaidaient pour lui donner davantage de place, on l'a vu se développer, d’abord dans certains lieux historiques comme le Collège de France ou l’Institut Pasteur (qui à la demande de Pasteur lui-même était resté bien séparé de la Faculté), voire à l'Institut Curie, tandis que le premier institut installé à la Faculté de médecine a été celui du cancer à Villejuif (G. Roussy), mais seulement dans la période de l’entre-deux-guerres.
Le 'normal et le pathologique'
Claude Bernard avait donc posé le problème des rapports entre le normal et le pathologique, mais, pour les cliniciens, cela ne signifiait pas grand chose. De fait, si l’on reprend la thèse de Georges Canguilhem, l'auteur de la fameuse formule, on comprend pourquoi la médecine expérimentale ne pouvait pas être assimilée en tant que telle par la majorité des cliniciens. En réalité, les deux approches étaient indispensables et complémentaires. Il est clair que le cancer n’est pas perçu de la même façon par le clinicien, par l’immunologiste ou par l’épidémiologistes. Prenons un autre exemple, celui des myopathies. Une clinique des myopathies s’est mise en place puis, à partir du début du vingtième siècle, des médecins travaillant autour du métabolisme ont proposé des modèles explicatifs de cette maladie. Ce qui est très intéressant est de voir comment on change de paradigmes épistémologiques. D’un côté, les cliniciens parlent d’une faiblesse musculaire qui commence dans la petite enfance avec une évolution vers un état grabataire et la mort. D’un autre côté, les scientifiques se demandent quel est le défaut du muscle qui provoque la myopathie. Parmi ceux-là certains vont émettre l’hypothèse d’un manque de sucre, d’autres d’un problème de créatine. Donc, certains cherchent à comprendre ce qu’est la myopathie comme maladie du muscle, d’autre décrivent une entité dans laquelle certains muscles sont atteints alors que d’autres ne le sont pas. Quant à la génétique, on peut dire que la découverte de la lésion sur la partie du chromosome X, impliqué dans la myopathie de Duchesne, relève d’une démarche anatomo-clinique. Il y a donc là un effet de retour : pour faire de la génétique médicale, il faut être un très bon clinicien car pour savoir quel gène chercher, il faut avoir fait au préalable les bases d’un diagnostic clinique. Il reste que si la myopathie de Duchesne s'est recomposée autour d’une lésion génétique et si cela marque un pas vers une thérapeutique, pour autant personne ne peut dire ni quand, ni comment cela se produira.
La réforme Debré n’avait elle pas tenté d'intégrer la trilogie 'soins-enseignement-recherche' ?
Robert Debré qui était pédiatre et avait fait de l’affectiologie (l'un des rares secteurs où s’opère une connexion entre la clinique et les progrès de la bactériologie) a essayé de jouer sur les trois dimensions. I.e. développer la médecine sociale à côté de la clinique, par exemple avec la création de la pédiatrie sociale, des PMI. Mais s'il était le concepteur, c’est en fait Pierre Royer, un grand clinicien et un extraordinaire animal politique, qui a transformé concrètement la pédiatrie à l'hôpital des Enfants malades en y introduisant des spécialités et des laboratoires de recherche. Reste que l'introduction du temps plein hospitalier, l'élément principal de la réforme de 1958, était la condition indispensable pour introduire la biomédecine dans un système où les chefs de services étaient des libéraux. Ainsi, la réforme a contribué à faire migrer l’élite médicale du monde libéral dans le monde hospitalier. D'où l'apparition des nouveaux mandarins comme Jean Hamburger ou Jean Bernard qui n’ont eu de cesse de développer l’enseignement et la recherche, mais en étant souvent coupés des préoccupations cliniques. Être un mandarin à partir des années 1960, cela permettait d’obtenir, à côté de son service et de sa chaire, l'ouverture d'un laboratoire Inserm ou CNRS.
Ce faisant, la création de l’Inserm ne s'est-elle pas opérée au détriment des questions de santé publique ?
À l'Inserm, il est clair que la santé publique n’a pas reçu l’appui des grands mandarins. Lorsque ceux-ci se sont intéressés à la création de l'institut au milieu des années 1960, ils ont marginalisé ce domaine pour développer la médecine de spécialité et les disciplines qui l'accompagnent, comme l'immunologie. Évolution d'autant plus remarquable que l'organisme qui l'avait précédé, l'INH, était précisément centré sur les problèmes de population et de santé publique. Certes, l’Inserm a gardé un vieux fond de santé publique, au moins pendant un certain temps, mais il l'a marginalisé en l’exilant au Vésinet. Mais il est vrai que ce domaine était alors en pleine évolution avec l'essor de l'épidémiologie statistique (D. Schwartz, etc.).
Paradoxalement, ne constate t-on pas simultanément une démédicalisation de l'Inserm ?
Si et comme je le disais à l'instant, elle est due à la perte d’autonomie des cliniciens la tête du champ médical. En réalité, il n’était pas nécessaire de compter sur des médecins pour développer la biomédecine. Chaque année, les Facultés continuent de produire des médecins, mais on sait qu'une bonne partie d’entre eux se destine à la médecine libérale ou hospitalière. Il en est d'ailleurs résulté des transformations considérables du monde hospitalier. Les hôpitaux qui comptaient auparavant quelques dizaines de médecins et autant d’internes sont devenus de véritables entreprises qui emploient des centaines de médecins salariés. Je disais que la réforme Debré avait façonné une nouvelle élite médicale. Ce qui est important ce sont les attributs de cette élite. Son pouvoir social sera d’autant plus grand, qu’une même personne pourra occuper des positions de décideur dans des espaces différents. Le problème n’est pas d’avoir des chefs de services qui soient de grands chercheurs ou de grands enseignants, mais d’avoir des administrateurs, des gens de pouvoir qui soient aussi de préférence de bons cliniciens. En fait, ces nouveaux cliniciens n’enseignent que très peu et, au fond, personne ne s'est soucié de savoir s’ils l'ont fait bien ou mal. En termes sociologiques, on parlera des oppositions que l'on rencontre à l’intérieur d’un champ comprenant différentes composantes : une différence va s’opérer entre des individus qui accumulent du capital social et ceux qui accumulent des compétences techniques. Il reste que certains ont réussi à tresser un tissus de relations entre les trois champs en se dotant d'un capital social différencié particulièrement efficace. Jean Bernard, par exemple, n’est clinicien que dans un domaine mineur et ce n’est pas un excellent chercheur, cependant il a réussi à monter un empire parce qu’il a su rentrer dans les jeux de pouvoirs et gagner des réseaux de relations. Dans son service, il était capable d’annoncer qu’une leucémie avait été bloquée, mais il n’est jamais venu parler aux parents d’un enfant qui était en train de mourir. De la même manière, l’histoire de la découverte du virus du sida par la configuration d’agents relativement marginaux est assez fascinante. Au début de l'épidémie, un certain nombre de gens, médecins ou chercheurs, ont combiné leurs compétences pour aboutir à une découverte, celle du HIV qui s'est opérée quasiment en dehors des canaux de ce qu'on appelle la 'Big Science'. Montagnier n’aurait jamais trouvé le HIV si on ne lui avait pas apporté le virus dans un tube à essai.
Venons en à cette carrière de chercheur à l'Inserm. Pourquoi avoir commencé par faire médecine ?
Ce n'est certes pas par vocation. J’ai été élevé par mon grand-père qui était chauffeur de taxi et par ma grand-mère d'origine alsacienne protestante. J'ai fait mes études secondaires au lycée Condorcet, mais comme je me sentais déphasé par rapport à ce milieu bourgeois, je me suis constitué tous les attributs d’un jeune intellectuel. J’adorais la lecture et l’histoire, mais ma mère a tenu à ce que je fasse médecine. Pendant mes études, au début des années 1960, je me suis à nouveau senti déphasé et extrêmement mal à l’aise dans le monde hospitalo-universitaire. Le type d’épreuve initiatique que l’on subissait pendant les gardes d’externat me faisait horreur. Je faisais partie d’une petite minorité politisée de trotskystes dont les membres ont été les précurseurs de 1968. En septembre de cette année-là, j’ai passé mon dernier examen, mais je ne m’intéressais pas suffisamment à la médecine pour avoir l’ambition de réussir l’internat. À partir de la quatrième année, comme la plupart des gens de mon groupe, j’ai décidé de terminer ces études en sachant que je ferai autre chose après.
C'est-à-dire ?
J’ai hésité à m’orienter vers la psychiatrie comme certains de mes camarades et j’ai choisi la biochimie parce que j’étais fasciné par l’histoire de François Jacob et de Jacques Monod. J’ai passé une maîtrise de biochimie tout en terminant mes études de médecine. En 1971 Jean Bernard m’a donné une lettre de recommandation pour obtenir une bourse de la DGRST. C’était une bourse qui devait permettre à des étudiants ayant fait l'ENS-sciences de passer en médecine et je suis allé dans le laboratoire de Michel Boiron avec lequel je me suis très bien entendu. Boiron était un mandarin assez lointain avec un côté 'aristo'. Puis, j’ai eu la chance de travailler avec Jacques Nunez pendant quatre ans et de devenir quasiment son fils spirituel. C’est lui qui m’a fait rentrer à l’Inserm, en 1971, en passant devant la CSS d’endocrino-pédiatrie présidée par Royer. Cela dit, je dois dire que la découverte de ce qu’était la réalité de la paillasse m'a causé un ennui profond. N’étant pas très manuel, je n’arrivais pas à m’intéresser à ce que je faisais. À l'époque, il y avait encore un certain nombre de rites initiatiques pour devenir un bon biochimiste, il fallait faire le nègre, être méticuleux,... l’horreur! En fait, je n'aimais que les discussions théoriques.
...comme en politique !
Militant de la Ligue (LCR), j’avais pratiquement une activité politique à temps plein. J’étais syndiqué au SNCS dans la tendance équivalente à l’"école émancipée". Pendant deux ans, j’ai même été à la C.A. (?) de la FEN. Au SNCS, j’ai rencontré Philippe Lazar qui était du côté des orthodoxes CGT avec Jean-Pierre Bonvalet. J’ai aussi été candidat aux élections législatives pour la LCR à Créteil. Je donnais dans le militantisme 'tampon '. Mais, à la naissance de mon premier enfant en 1975, j’ai eu une sorte de crise d'identité. Je me suis rendu compte que je ne voulais pas faire de carrière politique car si j’aimais les discussions théoriques, ce n'était pas le cas pour les jeux d’appareils. Cela dit, grâce à la politique, j'ai pu acquérir une formation qui m'a aidée à me reconvertir vers la sociologie. Cela m'a aidé aussi par la suite lorsque je suis entré au Conseil scientifique de l'Inserm ou que je suis devenu directeur d'unité.
De formation médicale, comment devient-on sociologue ?
Je le dois à Jacques Maître, un sociologue du CNRS. Tout en étant dans la tendance stalinienne du SNCS, Jacques Maître était l’homme du dialogue avec les gauchistes et moi j'étais le gauchiste convaincu qu’il fallait entretenir un dialogue avec le PCF. Un jour il m’a parlé de son projet de laisser la sociologie des religions pour s’intéresser à la sociologie de la médecine, un domaine très sous-développée en France à l'époque. Il disait qu'il souhaiterait pouvoir former un médecin à la sociologie. De manière complètement spontanée, je lui ai demandé s’il accepterait que le médecin en question soit un biologiste, il a répondu par l’affirmative et je lui ai dit que cela m’intéresserait. Il m’a alors présenté à Pierre Royer qu’il connaissait personnellement et qui constituait un petit groupe de psychanalystes dans l’U.30 avec Ginette Raimbault. En fait il s'agissait de donner une masse critique au groupe pour lui permettre d'acquérir son autonomie. J’ai donc rejoint l’unité de Royer pendant un mois puis Ginette Raimbault a fondé l’U.158 (recherches psychanalytiques et sociologiques en santé publique) le labo dont je suis devenu le sociologue. C’est là que j'ai commencé à travailler sur la toxicomanie avec Markos Zafiropoulos puis nous avons développé un petit groupe de sociologie. En fait, l’U. 158 révélait la quasi-impossibilité de recruter des psychanalystes à l’Inserm. Il n’y avait certes que peu de candidat dont les modes de publications ne correspondaient pas aux critères de scientificité reconnus, ce qui à l'évidence les distinguait des sociologues.
La difficile introduction de la sociologie à l’Inserm
C'est donc parce que la sociologie était considérée comme une science que j'ai pu y développer un petit pôle de sciences sociales. Jacques Maître m’avait confié un dossier sur l’échec scolaire en me disant que ce serait mon thème de recherche. En tant que chercheur Inserm, il fallait que je traite la médicalisation des échecs scolaires, que j'analyse les processus à travers lesquels ils tombaient dans le domaine psycho médical. C'est lorsque j'entreprenais ce travail que le premier numéro de la revue de Pierre Bourdieu Actes de la recherche en sciences sociales a paru. Il contenait un article d’une sociologue, Francine Noël ( L’école obligatoire et l’invention de l’enfance anormale) dans lequel j’ai trouvé des éléments qui rentraient en conjonction avec mon travail. Je suis allé assister au séminaire où elle m’a présenté à Pierre Bourdieu avec lequel le contact a été facile. Il m’a beaucoup aidé, je me suis donc agrégé à son groupe autour duquel j'ai fait ma socialisation en sociologie. Ce n’est que beaucoup plus tard que j’ai lu Durkheim ou Weber. Quant à la sociologie américaine, elle me paraissait bizarre... C'est donc ainsi qu'en 1977, j'ai réussi à passer un article dans ' Les Archives Européennes de Sociologie' et un pavé dans 'Les Actes...' . Enfin, j'ai écrit mon premier livre (Un siècle d’échecs scolaires). Pour moi cela a été une découverte, l'écriture, la manière dont se construit un discours à la croisée des sciences expérimentales et des sciences sociales. Mais le problème est que j'arrivais à la fin de mes huit ans et il fallait absolument que je sois nommé C.R., sinon j’étais viré. Or, il se trouve que Ginette Raimbault ne voulait pas rester en pédiatrie et elle a postulé son rattachement à la CSS 6 (neurologie, neurosciences, psychiatrie et sociologie). J’ai donc présenté mon dossier devant cette commission, mais mon profil n'était pas adéquat, de plus mon rapporteur avait décidé de démissionner pour devenir psychanalyste, enfin le syndicat voulait m'exclure pour déviationnisme. Bref, la CSS a voté contre ma prise en considération et un processus s’est mis en place, moyennant quoi, le 1er janvier 1979, je n’avais plus de salaire... En fait, j’ai été rattrapé par le Conseil scientifique qui a fonctionné comme une instance de recours. Pierre Bourdieu, Claudine Herzlich et Alain Touraine m'avaient incité à réagir et j'y ai été défendu par Josué Feingold. C'est ainsi que j’ai été réintégré puis qu'en 1985 Ginette Raimbault s'étant retirée de la direction de l'U 158 à l’issue de son deuxième mandat, je lui ai succédé.
Philippe Lazar devenu directeur, l'Inserm devient plus réceptif aux sciences sociales et humaines (SHS) ?
Marxiste dans sa jeunesse, puis membre du Ceres, Lazar s'inscrivait dans un courant chevénementiste de réflexion sur la recherche publique. C’est un homme de gauche, donc, pour lui, les sciences sociales avaient un sens, celui de comprendre la santé publique. De plus, n’étant ni médecin, ni fondamentaliste, il avait une position particulière à l’Inserm, ce qui l'a conduit à développer en France les sciences sociales dans le secteur de la santé car il savait qu'il y avait une carence dans ce domaine. Il estimait que la médecine ne se réduit pas à la production de savoir théorique, recherche fondamentale ou clinique, mais qu'elle constitue aussi une pratique sociale, qu'elle est confrontée à des problèmes qui ne sont pas tous d'ordre pathologique puisqu'elle suscite aussi des questions sociales. Alors que, classiquement, la vision spontanée du médecin le porte vers le malade, l'individuel, l'idée de Lazar était de développer une approche collective du geste médical, une épidémiologie sociale si on veut selon une démarche qui s'intéresserait aux conditions de vie, aux freins du progrès médical qu'engendrent des comportements sociaux, etc. La question était donc de décider s'il fallait privilégier une approche d'abord inspirée par l'économie de la santé ou une autre plutot centrée sur l'analyse du comportement psycho sociologique des individus. Et c'est là qu'on a vu surgir certains antagonismes. En effet, ce questionnement renvoyait à la manière dont on peut concevoir le rôle des SHS dans un organisme dévolu à la recherche médicale : soit qu'on les considèrer comme un outil destiné à aider la recherche médicale ou en santé publique, on parlait autrefois des sciences accessoires -, soit qu'on les appréhende comme un corpus disciplinaire en tant que tel, i.e. avec une logique intrinsèque : la question médicale ou sanitaire étudiée comme des objets sociaux parmi d'autres. L'archétype de la première, c'est l'économie de la santé (une recherche au service du fonctionnement d'un système de santé), celle de la deuxième c'est le sociologie - voire l'ethnologie ou l'histoire - qui appréhende la médecine comme l'objet d'une épistémologie. Encore que sa position puisse paraître moins tranchée, les anglo-saxons ne distinguent-ils pas une "sociology in and of medicine" ?
La création d'une inter-commission pour les SHS
En 1982, Jacques Ralite (ministre de la Santé) avait lancé une concertation nationale sur le cancer dont il avait confié l’organisation au dr. Jean-Claude Salomon. Hervé Friedman m’a proposé d'y participer. Ils avaient besoin d’un sociologue. J’ai objecté que je ne connaissais rien à la cancérologie, mais Friedman m'a dit que c'était très bien ainsi car cela m’évitait d’avoir des préjugés et c'est ainsi que j'ai été chargé de travailler sur le thème 'cancer : images mythes et morale'. J’ai fait une synthèse de toute une série de contributions autour du thème : pourquoi cette maladie si connue et si bien traitée continue t-elle tant à effrayer l'opinion publique ? Ce qui a plu à Jean-Yves Nau, alors que Le Monde faisait un rapport extrêmement critique sur le reste du programme. C'est alors que Philippe Lazar a décidé de créer une inter-commission destinée aux SHS. En effet, faute de masse critique, on ne pouvait pas créer de commission ad hoc à l'Inserm, il y avait bien une CSS qui les prenait en compte, mais où les sciences sociales n’apparaissaient pas en tant que telles puisqu'on les avait rapprochées de l’épidémiologie et de la santé publique (et d'une décision ministérielle du 26 mars 1984). Pour leur donner leur autonomie, il fallait convaincre les instances de les doter d'une inter-commission, ce qui a été l'objet du rapport (Pinell-Spira) rédigé sous les auspices du CS. En fait, mon idée était d’introduire à l’Inserm une sociologie dure, i.e. inspirée par les travaux de Pierre Bourdieu et de Norbert Elias. Je défendais l'idée que la sociologie, l’anthropologie, l’histoire, étaient des disciplines qui relevaient de la recherche fondamentale et prenaient comme objet d'étude les questions de santé et de médecine, mais qui n’étaient pas des annexes de l’épidémiologie et de la santé publique.
Deux pôles pour la sociologie
L'Inserm a donc soutenu deux pôles consacrés à la recherche de base en SHS, le Cermes de Claudine Herzlich et l'U158 dont j'avais pris la direction. Mais Claudine avait un avantage sur nous. Pour créer son unité, elle avait réussi un coup de maître en jouant dans plusieurs espaces, le CNRS, l’Inserm et l'Ecole des hautes études (EHESS). Comme Lazar l'avait embauchée dans son comité de direction (Codis), il ne pouvait l’envoyer au Conseil scientifique et c'est probablement la raison pour laquelle je m'y suis retrouvé. En fait, nous ne faisions pas la même chose dans les deux unités et l'on a opéré un partage des tâches. Le Cermes travaillait sur la maladie dans une perspective sociologique et anthropologique, alors que l'U 158, avec l’héritage de la psychanalyse, développait la sociologie de la médecine et des médecins dans une perspective historique. Il y avait ainsi à l'U. 158 un assemblage et une coexistence d’individualités fortes qui a été longtemps profitable. Par exemple, je tenais beaucoup à ce que les grands courants théoriques y soient représentés et à côté des 'bourdieusiens' et des 'canguilhémiens', j'ai aussi voulu y faire une place aux 'Social Studies', même si cela ne correspondait pas à ma manière de voir. En effet, je pense que leur approche contourne la question de la spécificité de la démarche scientifique. Si on veut, elle prend la question de la vérité par le mauvais bout, en la relativisant, et sans s’intéresser véritablement aux conditions de production d’un concept nouveau. Les chercheurs qui se réclament des 'Social Studies' ne s’intéressent pas vraiment à des questions proprement scientifiques. Bien entendu, je fais moi aussi de la construction sociale, mais je ne pense pas que la démarche scientifique puisse se réduire - uniquement - à des questions d’intérêt, de position sociale. Il est clair qu'un certain nombre d’intérêts sont d'ordre professionnel (sociaux), mais d'autres sont cognitifs et les deux ordres sont indissociables. La question pour les sociologues est de savoir comment se construit cet ensemble. Pourquoi, à un moment donné, des gens vont se passionner pour tel problème ? Pourquoi Binet, par exemple, s'occupe de la mesure de l’intelligence? Mais aussi pourquoi à tel moment et dans quel contexte ?
Que penser de la recherche programmée ?
J'ai accepté d'en faire - par exemple sur le sida, la toxicologie, l'homéopathie -, mais toujours en posant mes conditions : à savoir réserver la possibilité pour le chercheur de construire son objet. Je faisais mienne la conception bourdieusienne selon laquelle l'Etat détient le monopole de la violence symbolique. Cela veut dire que l'on ne peut comprendre la construction d'un objet sociologique qu'en soumettant l'Etat à la critique de sa position d'auteur du cadre d'intervention dans lequel s'inscrit le sociologue. Qu'est ce que la demande sociale au fond sinon la demande par l'Etat de la légitimation d'un choix politique déjà effectué ? Ce qui l'intéresse, en réalité, est davantage le problème tel qu'il l'a posé que les réponses que le sociologue est susceptible de fournir. Voilà pour le fond. Quant à la forme, je crains que le développement de la recherche programmée n'ait eu des conséquences qui ne soient pas toujours bénéfiques puisque son développement a abouti à modifier la hiérarchie des compétences dans les organismes scientifiques : il est frappant de constater qu'aujourd'hui le management de la recherche a pris le pas sur l'activité des chercheurs! Mais, et c'est probablement le plus grave, cette évolution aboutit à priver l'évaluation scientifique de sa pertinence. En effet, la programmation suscite davantage d'évaluation a priori, i.e. sur projets, que sur résultats, i.e. a posteriori. Moyennant quoi, on décourage l'innovation tant il est vrai que pour dégotter un contrat, il vaut mieux présenter un projet bien rassurant, calibré soft, que de se lancer dans des hypothèses hasardeuses qui risquent d'indisposer le jury auquel on le soumet.