Entretien avec Bruno Tocqué
J.-F. Picard 2 février 2005, script S. Cornet (source : https://histrecmed.fr/temoignages-et-biographies/temoignages)
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Quel a été votre parcours monsieur Tocqué ?
Avec une formation en pharmacie, j'ai décidé de faire de la biologie. Après avoir commencé classiquement à faire de la recherche par le biais de plusieurs thèses, j'ai été pris en post-doc. dans un laboratoire aux Etats-Unis. A mon retour en France, au lieu d' entrer dans un laboratoire de recherche publique, je suis entré chez Rhône-Poulenc. J'ai répondu à une proposition qu'ils m'ont faite, mais aussi parce que j'étais au courant de l'évolution intéressante et des moyens que l'on y consacrait à la recherche. En fait, l'ambition de Rhône était alors de créer un centre de recherche ouvert à la fois sur de la 'blue sky research' et sur l'international. Enfin, j'étais attiré par cette idée de l'innovation comme sanction de la réussite pour l'entreprise.
Dans les sciences du vivant, on note que la recherche publique reproche parfois à l'industrie pharmaceutique d'être surtout mue par le profit
Il est vrai que certains chercheurs aiment bien lancer ce genre de débats. Que reproche t-on à l'industrie pharmaceutique ? De faire des profits! Mais en quoi est-il immoral d'utiliser une information disponible dans le domaine public afin de générer des profits qui créeront des emplois et permettront de mettre au point des nouveaux médicaments au bénéfice de la population ? En quoi la chimie diffèrerait t-elle de la biologie et en quoi l'industrie pharmaceutique diffère t-elle d'un autre secteur d'activité économique ? En posant ces questions, j' y réponds évidemment dans le sens que vous imaginez. Je ne vois pas au nom de quoi, le secteur public devrait s'approprier un domaine de la recherche au prétexte qu'il est susceptible d'apporter des bienfaits à la société. Je refuse d'entrer dans le débat : à qui appartient le génome et qui a le droit de l'exploiter ? J'ajoute que, personnellement, je n'ai jamais cherché à l'exploiter pour le commercialiser. Mais, l'évolution des technologies ouvre des espérances qui doivent donner la mesure de nouvelles ambitions, c'est à dire capables d'alimenter à la fois le domaine de la recherche publique et de nourrir les innovations dans le monde économique.
Certains lui reprochent aussi d'avoir tardé à prendre le virage de la biochimie vers la biologie
En France, la biologie est un secteur qui s'est plus développé dans la recherche publique que dans la recherche industrielle. En revanche, la recherche a toujours été particulièrement performante dans l'industrie pharmaceutique, que ce soit en biochimie générale ou en matière d'innovations. D'ailleurs, l'industrie pharmaceutique en France et en Europe est née de la chimie. Cependant, si l'essentiel de la production vient de la chimie, il est clair que le passage du médicament de type 'petite molécule' au médicament de type 'gène', macromolécule, a été difficile. Ce sont donc les biologistes qui ont montré que l'on pouvait couper et manipuler de l' ADN. Mais ensuite ? Quelles avancées porter à leur crédit en matière d'applications ? Or après, c'est toute la chaîne de définition du médicament, de la conception à l'utilisation. En encore après, il y a toute la réalité industrielle e la mise en place de procédés de fabrication dont la notion même échappe complètement à la recherche académique.
Les chercheurs du secteur public se disent coincés dans l'alternative : publier ou breveter
Peut-être conviendrait-il de fouiller ce genre d'argument. Dans la recherche publique, on publie parce qu'on se doit de justifier de ce qu'on fait au mieux des moyens qui vous ont été confiés. On est donc le porte parole d'une recherche collective évaluée sur publications. Mais je me demande si ce système d'évaluation n'est pas en fait le moyen d'échapper à une revue de détail de l'activité scientifique d'un chercheur (i.e. : publier pour baliser le terrain, mais quelque chose de suffisamment imprécis pour préserver l'originalité de sa recherche). En réalité, je n'ai jamais pu faire de différence entre l'activité de recherche quelle soit du domaine public ou privé. J'ajoute que je me suis toujours senti à l'aise dans l'une comme dans l'autre... Personnellement, j'ai publié dans 'Sciences' et dans 'Nature' alors que j'étais dans l'industrie, ce qui me donnait seulement une charge de travail supplémentaire... Prenez le gène P53 qui a permis à Aventis de lancer des études de phase 3 en thérapie génique. Celle-ci doit même être en cours d'enregistrement pour une indication dans certaines tumeurs cancéreuses. C'est un programme initié sous ma direction alors que j'étais chez Rhône-Poulenc.
Dans quelles circonstances avez vous créé Exonhit ?
C'est une démarche d'entrepreneur. Nous voulions tester la validité de nos recherche par la sanction du marché, ce qui n'était pas possible en tant que salariés d'une grande entreprise. L'autre motivation était d'ordre scientifique. Il s'agissait de créer une structure indépendante, plus petite, donc plus réactive qu'une grande entreprise. Il y a toujours de grands débats et des tendances diverses au sein de ces grands groupes. Comme tout y est pyramidal, à un moment ou à un autre, il faut se ranger sous l'objectif général de l'entreprise. Tout cela dépend aussi peu ou prou des orientations et des personnalités des dirigeants de ces grands groupes. Or ce ne sont pas forcément tous de grands animateurs. De plus, votre position personnelle dépend bien entendu aussi de vos rapports avec la direction financière. Lorsque celle-ci change et, si vous ne vous retrouvez pas dans le discours de la direction, on peut conclure qu'il est temps de bouger, qu'il faut essayer de mettre en oeuvre ce en quoi on croit.
Quel était son agenda scientifique ?
Lorsque ExonHit a été fondé, le phénomène de l'epissage était connu. La recherche fondamentale s'occupait depuis longtemps d'identifier ces mécanismes biologiques dont elle cherchait les principes : i.e. la machinerie mise en oeuvre dans l'épissage des séquences d'ADN, leur excision et ses conséquences. En revanche, elle n'était guère orientée vers la compréhension du rôle global de l'épissage dans la progression d'une maladie, voire même de l' importance des altérations subies au niveau global par un génome. Qu' a-t-on voulu faire avec ExonHit ? On a cherché à créer un outil qui n'essaye pas de s'intéresser à une bête de laboratoire, comme un gène particulier pour comprendre comment se font ces excisions, mais on a voulu essayer de crypter l' ensemble du génome, appréhendé de manière dynamique ; i.e. obtenir une image dynamique des altérations subies au fur et à mesure qu'il intègre des signaux extérieurs. Chez Rhône-Poulenc, dans nos recherches industrielles, nous nous étions rendu compte que chaque fois que l'on trouvait une variante d'épissage, on pouvait lui attribuer une fonction dans certains cas précis. On avait pu démontrer qu'il arrivait que ces variantes d'épissage aient des fonctions étonnantes qui pouvaient même se révéler antagonistes du gène complet, non épissé. Nous avons d'ailleurs publié quelques données intéressantes à ce sujet. Par exemple, nous avions été les premiers à démontrer l'importance de l'impact d'un génome viral sur l'épissage d'un génome humain, ce qui n'est pas banal et ouvrait des perspectives fort intéressante. En effet, il est très difficile d'étudier des variantes d'épissage dans leur contexte biologique de cellule mature et différenciée, surtout s'il s'agit de fonctions qui ne sont pas viables naturellement. Mais il nous manquait les outils adéquats. Comme nous étions à l'interface des grands efforts des programmes génomique, académiques et industriels, et de la recherche thérapeutique chimique, nous avons voulu créer l'outillage nécessaire au cryptage génome. D'où l'idée de lancer ExonHit. Autrement dit, il s'agissait de mettre au point une technique de biologie moléculaire simple qui permette d'identifier rapidement l'ensemble des altérations de l' épissage entre une situation A et une situation B et bien entendu, au delà,_ d'essayer de comprendre les pathologies liées à ce phénomène. Cela a été Datas (cf. encadré). En général, les chercheurs marchent tous dans le même sillon. C'est le phénomène des modes scientifiques. Ils continuent les mêmes manips avec les mêmes outils en espérant pouvoir un jour passer d'un domaine dans un autre. Cette manière de faire ne m'a jamais motivé, par contre, chercher s'il n' y a pas d'autres aspects d'un phénomène, trouver un autre sillon à tracer, si. L'objectif d'ExonHit n'était donc pas de réaliser les différentes étapes de la recherche jusqu'à sa commercialisation, ce qui était au delà des ressources financières d'une petite entreprise. Il s'agissait seulement de faire le lien entre une découverte biologique et la possibilité d'en exploiter certaines propriétés. Il s' agissait ensuite, de transmettre ces découvertes, une fois correctement exemplifiées, à des partenaires pharmaceutiques qui apporteraient leur savoir faire pour les amener à un stade de maturation plus complet.
Datas/14730(c) Inserm 2005
Tout a commencé en octobre 1997 lorsque Bruno Tocqué, Laurent Bracco et Fabien Schweighoffer, trois chercheurs de Rhône-Poulenc Rorer (devenu Aventis par la suite), joignent leurs efforts pour créer leur société. Leur credo : la recherche de nouveaux médicaments doit prendre en compte le fait qu'une même protéine peut avoir des formes différentes, ou isoformes, dont certaines peuvent être spécifiques de maladies. Cela implique de remonter à l'une des sources essentielles de la production de ces isoformes, l'épissage alternatif. A la fin des années 1990, l'idée se révèle confirmée par les faits : des dérèglements de l'épissage, souvent dus à des mutations de gènes, apparaissent impliqués dans de nombreuses maladies (l'amyotrophie spinale, la maladie d'Alzheimer, la sclérose latérale amyotrophique). Pour analyser ce phénomène, ExonHit dispose d'une plate-forme technologique propriétaire, la Datas (Differential Analysis of Transcripts with Alternative Splicing), ou analyse différentielle de transcrits d'épissage alternatif. Elle permet de détecter les variants des ARN messagers à l'origine de protéines anormales dans des tissus pathologiques, par comparaison à des tissus sains. |
Comment fonctionne une start up ?
En matière de financement, les choses ont quelque peu évolué depuis le lancement d'ExonHit, notamment depuis l'éclatement de la bulle boursière qui a fait apparaître des tensions sur le financement du capital pré requis de ces jeunes sociétés. A la fin des années 1990, on pouvait encore lever des fonds importants en capital-risque pour des projets de plateformes techniques. Tout faisait vente. Mais, au milieu des années 2000, les choses ont changé. Désormais on nous demande : "qu'allez vous faire de cette plateforme technologique ? Comptez vous vous intéresser aux produits de diagnostics ? Avez vous des projets thérapeutiques pour vos molécules ?". Aujourd'hui nous en sommes à : "Pourquoi n' avez pas réussi à faire une phase 3 multicentrique avec plus de 1000 patients ? Quand allez vous devenir bénéficiaire ? Etc.". Bref, il a fallu s'adapter. Le problème des fonds collectés en capital risque est qu'ils ne sont pas adaptés au rythme du retour sur investissements dans le domaine des biotechs. Il faudrait trouver une autre manière de financer le secteur de l'innovation en biotechnologies. Peut être envisager des avantages fiscaux plus importants que ceux consentis dans d'autres secteurs d'activité où le produit final apparaît plus rapidement sur le marché. Bien sur, des brevets nous ont été accordés aux Etats-Unis (USPTO, DNA chips) et ailleurs. Mais si les Américains sont venus nous voir, c'est parce qu'ils ne pouvaient pas faire autrement. Paris, c'est l'Afrique pour eux ! Leurs moyens n'ont rien à voir avec les notre. Au moment de son départ, le président Clinton a signé un chèque fabuleux au profit des nouvelles technologies, moyennant quoi une société de biotech aux Etats-Unis reçoit de dix à quinze fois plus de financements du gouvernement fédéral que son homologue européenne ne perçoit du sien. Mais il est vrai qu'il y a aussi là bas un engouement pour la technologie, pour les découvertes, pour les success stories qui nous fait cruellement défaut en France. Si je devais regretter quelque chose dans la création d'ExonHit, c'est de ne pas l'avoir installée aux Etats-Unis, comme j'en avais d'ailleurs l'intention initiale. Ici, nous n'avons malheureusement aucun relais de financement du capital risque de départ. Pas de marché secondaire, réglementé qui permette, comme au Royaume-Uni avec l'A.I.M., d'accompagner une jeune société qui a besoin de fonds pour soutenir son développement.
Quel bilan tirez vous de l'opération ?
Bien sur, ExonHit peut maintenant exploiter ses découvertes, par exemple via des accords passés avec des grandes sociétés de génomique qui vendent des kits de dépistage (les puces à ADN sont des sondes qui permettent de tester et de mieux évaluer la présence de telle ou telle anomalie dans le génome). Nous participons aussi à deux programmes européens importants. L'un vise à curer l'ensemble des banques génomiques des informations fausses qu'elles contiennent afin de retrouver des variantes d'épissage. L'autre recherche des solutions pour traiter les cancers de la prostate. C'est ainsi que nous avons beaucoup contribué au 'small business entity' destiné à protéger la propriété intellectuelle d'un réseau de petits laboratoires indépendants. Mais il reste que nous avons échoué à fédérer des hommes et du capital autour de notre projet initial. Notre technologie est utilisée par les laboratoires académiques, certes, mais grâce à un financement public et chacun reste dans son bunker. Du côté de la recherche publique on continue de dire que le génome ne doit pas être breveté, de quelle que manière que ce soit, tout en demandant des moyens de fonctionner à l'Etat. Bref, nous n'avons pas réussi à faire comprendre l'intérêt de valoriser l'innovation.
Que pensez-vous de l'initiative publique d'installer des génopoles et leurs incubateurs ?
C'est né avec vingt ans de retard ! Une fois de plus, il y déconnexion entre l'investissement des pouvoirs publics et le timing des opérations. Aujourd'hui, ils ont tout encadré avec l'Anvar, la BDPME, et autres agences étatiques, moyennant quoi on ne peut plus échapper au joug du secteur public. Mais ce qui est dramatique est que si cet effort avait anticipé, aujourd'hui les start ups auraient un profil bien différent. On aurait probablement une pépinière de PME viables financièrement parlant. Quelle est l'idée du gouvernements pour ces génopoles ? Faire des centres d' excellence, ce qui revient à dire reconstruire des usines a gaz en mettant des moyens en commun, mais où tout le monde se bouffera le nez. En plus on en a mis partout. Vous allez encore dire que je critique, mais je suis allé une fois au concours de l'innovation de l'Anvar. Les responsables régionaux s' affrontaient pour la distribution des bourses : non sur la valeur du programme et du projet ...mais sur la région ou vous déposez la demande ! C'est-à-dire que si vous voulez réaliser une entreprise de biotechnologies en Corse, vous êtes sur d'être financé plus facilement qui si vous voulez vous installer à Paris. C'est pathétique ! Evidemment, on vous dira que ça marche puisque les chercheurs sont payés par l'Etat ! Bravo ! Mais pour moi le succès, c'est une société qui vit et qui paye ses employés. Quant aux incubateurs, si vous voulez recruter dans le secteur des sciences de la vie, sur 100 jeunes doctorants, vous allez en trouver 95 qui souhaitent trouver un poste de fonctionnaire. Pendant quelques années en région parisienne, j'ai essayé d'éveiller de jeunes post doc. au métiers de la recherche et de l'innovation, on parlait du financement de la recherche. C'était étonnant, aucun ne savait d'où vient l'argent. Ils ne savaient même pas la manière dont est financée la recherche publique ! Pour eux, c'est un sac dans lequel il suffit de puiser. Mais la question : comment créer plus de richesse pour mieux travailler, pour mieux financer sa recherche ? Ca, ça ne les effleurait pas. Il y a d'ailleurs là un problème d'orientation. Les meilleurs éléments produits par l'Enseignement supérieur vont vers la physique ou les maths, moyennant quoi les filières biologiques s'appauvrissent. Peut-être est ce là le reflet des errements actuels du secteur des sciences de la vie en France. C'est un cercle vicieux, comme il n' attire pas les meilleurs éléments, il n'a pas les meilleures performances donc il perd la justification des moyens qu'il demande à l'Etat.
Les pouvoirs publics doivent-ils faire de la R&D ?
Le gouvernement français s'est impliqué dans le rachat d' Aventis par Sanofi, je trouve cela plutôt sympathique. Ils ont du se dire "Attention, il y a les vaccins" et ils ont peut être compris l'importance réelle du secteur. Certes, les mobiles de départ sont probablement plus stratégiques, i.e. militaires, que relatifs aux problèmes de santé publique. Mais après tout, il n'est peut être pas mauvais de préserver un peu d'indépendance nationale dans ce domaine. Mais ce ne sont que de petites lumières qui s'éteignent très vite. Globalement, on ne voit pas de réelle volonté des pouvoirs publics de financer le secteur des sciences de la vie de manière dynamique. Quant à la santé publique, vous connaissez le discours. Nos ministres successifs n'ont cesse de glorifier les uns après les autres le meilleur système de santé du monde. Moi, dirais plutôt que le système de santé français est le meilleur... de France. Mais non, on regarde son nombril, on est content et on tape sur l'industrie pharmaceutique ou ce qu'il en reste. Il suffit de quelques évènements tristes, comme l'affaire des inhibiteurs de classe II, pour ouvrir la brèche aux élucubrations journalistiques pour montrer au bon peuple comment le grand capital peut exploiter la misère humaine. C'est la même chose au niveau européen. Ce qui manque à l'Europe aujourd'hui, c'est un grand discours volontariste qui dirait "on va investir à tel niveau du P.I.B. de chaque pays pendant une quinzaine d'années pour réaliser tel et tel objectifs...". Cela permettrait au privé de se mettra en branle, d'investir en levant des fonds, en articulant l'activité de nos petites entreprises avec le financement de la recherche publique. L'argent doit tourner pour que chacun s'y retrouve. Voilà ce dont nous avons besoin : un discours qui donnerait de l'espoir de réussite aux jeunes.