Entretien avec Maurice Tubiana
Entretien réalisé le 2 mai 2001 par S. Mouchet et J.-F. Picard, revu et amendé par le pr. Tubiana
(source : https://histrecmed.fr/temoignages-et-biographies/temoignages)
Photo M. Depardieu (Inserm)
Vous faites partie des médecins, rares dans votre génération, à avoir suivi des études à la fois scientifiques et médicales
Après mon bac de math-élem en 1936 un professeur que j’avais eu, insistait pour que j’entre en « taupe » pour préparer les concours des grandes écoles. Mais mon frère aîné se disait ravi de faire ses études de médecine ce qui me donnait à réfléchir. J’ai tiré à pile ou face et je suis tombé sur médecine. J’ai donc commencé à la Faculté à Paris avant la guerre, mais avec un certain regret de ne pas avoir fait une classe préparatoire scientifique. Puis j’ai été mobilisé en 1940. Au début de l’occupation, j’étais à Lyon où j'avais été démobilisé. C'est alors que j’ai décidé d’arrêter la médecine pour faire une licence de maths et de physique tout en entrant dans la Résistance. En 1943, après avoir passé ma licence (sciences physique), je me suis engagé dans les Forces françaises Libres et c’est à mon retour de la guerre, en 1945, que j’ai repris la médecine. J’ai passé l’Internat en 1946. Puis grâce à Victor-Henry (le fils du grand physicien) qui m’avait patronné dans la Résistance, j’ai fait la connaissance de Frédéric Joliot-Curie puis suis entré dans son laboratoire. Parallèlement j'ai fait mon internat en me spécialisant dans le domaine médecine nucléaire et radiothérapie.
Louis Bugnard et les bourses de l’INH
J’ai rencontré Louis Bugnard à l’époque où il venait de prendre la direction de l’INH. Il avait entendu parler de moi par Robert Debré et par Frédéric Joliot-Curie. Cette rencontre s’est avérée extrêmement fructueuse car c’est lui qui m’a conseillé d'aller aux Etats-Unis afin d'y recevoir une formation en biophysique qui n’existait pas en France. Je suis donc parti grâce à une bourse financée par les Américains, mais dont l’INH sélectionnait les bénéficiaires. Nous étions deux à partir ainsi chaque année selon une disposition inaugurée en 1946 et j’ai fait partie du troisième groupe avec Jean Coursaget (1948). J’ai d’abord passé trois mois à New York chez un brillant biochimiste (Keston ) puis, je suis parti à Berkeley où j’ai passé un an dans le laboratoire de John Lawrence, le frère d’Ernest (Radlab). J’ai aussi passé quelque temps à Columbia et c’est ainsi que j’ai acquis une bonne vision de ce qui se faisait aux Etats-Unis dans le domaine de la physique médicale et des isotopes radioactifs en médecine et en biologie.
Dans votre livre "Histoire de la pensée médicale, les chemins d'Esculape" (Flammarion, 1995) vous soulignez l'influence américaine sur la médecine française après 1945
Il est vrai que toute ma carrière a été conditionnée par ces dix-huit mois passés aux Etats-Unis (un pays où j'ai gardé de nombreux contacts et où je me suis rendu au moins deux fois pas an jusqu’à l’âge de 80 ans). Ce fut une école d'humilité pour le jeune interne que j'étais. Je n’avais, jusque là compris ce qu’était une médecine fondée sur la biologie moderne et l’alliance de la rigueur scientifique et l’intuition clinique. En fait, il n'y a pas eu énormément de boursiers, parce que peu de candidats remplissaient les conditions fixées par Louis Bugnard. Il fallait avoir une bonne formation clinique, une bonne formation scientifique et être âgé de 30 ans au maximum. De plus, les gens qui donnaient la priorité à la clinique pensaient, à tort, que ces bourses ne servaient à rien car les Américains étaient de mauvais cliniciens. Il n'en reste pas moins que l'influence des Américains sur la médecine n'a cessé de croître en raison de la place de plus en plus grande des sciences fondamentales en médecine (la biomédecine). J'étais en Pologne il y a peu de temps et j’ai constaté que la médecine y était entièrement dominée par la médecine américaine. Certains cours se font même en anglais pour obliger les jeunes étudiants polonais à lire et à comprendre cette langue dès le début de leurs études. Je pense que ce qu'on appelle la francophonie a été un drame pour la France. Elle a poussé les Français à se replier sur eux-mêmes, à ne pas aller dans les congrès internationaux où l’on ne parle qu'anglais. Ceux qui ont fait l'erreur de publier des résultats important en français ne sont pas connus à l’étranger. Ils ne sont même pas cités dans la littérature internationale (le Medline indexe des revues françaises à condition qu’il y ait un long résumé et un titre en anglais).
Certains de vos confrères considèrent comme un échec le programme cancer lancé par l’administration Nixon dans les années 1970
A mon avis, leur point de vue est totalement erroné. Claudine Escoffier-Lambiotte avait fait un article dans Le Monde sur l’échec du plan Nixon, car malgré sa clairvoyance habituelle, elle n’avait pas vu que les travaux faits en virologie grâce à ce plan allaient permettre de déchiffrer le cancer. En fait, il s’agissait d’un très grand succès : sans lui, la découverte des oncogènes et du rôle des virus en cancérologie n’aurait pas été possible. Je le lui avais expliqué, mais je pense qu’elle était influencée par certains médecins très réticents devant une recherche américaine qu’ils estimaient trop fondamentale. Il se mêlait peut-être à ces réticences scientifiques, un recul qu’on a observé parfois à l’Inserm devant la trop grande influence de la médecine américaine.
Revenons à votre retour des Etats-Unis à la fin des années 1940
Le problème de ces bourses aux Etats-Unis était de trouver une place au retour. Personnellement, Bugnard et Joliot m’ont aidé à monter à l’hôpital Necker un laboratoire destiné à l’utilisation des isotopes radioactifs et c'est ainsi que j'ai pu écrire un premier livre, ‘Les isotopes radioactifs en médecine et en biologie’ (1950). Ensuite, Bugnard m’a aidé à préparer une agrégation de physique médicale (octobre 1952) et j’ai été nommé professeur de biophysique à la Faculté de Caen l’année suivante. Mais notre petit laboratoire de l'hôpital Necker était un peu étriqué et, au début des années 1950, Pierre Denoix un chirurgien qui s’intéressait beaucoup aux aspects non-chirurgicaux du cancer notamment à l’épidémiologie et à l’organisation de la recherche (il assurait le secrétariat général de l'INH), m’a proposé de venir m’installer à l’Institut Gustave Roussy (IGR) à Villejuif où il disposait de locaux importants. J’ai donc conservé un pied à Necker, mais l’essentiel de mes activités s'est alors recentré à l’IGR.
L'Institut Gustave Roussy (IGR)
Vous savez que Gustave Roussy avait été, dès 1919, l’un des promoteurs de la cancérologie en France. Avec Simone Laborde qui travaillait avec lui, ils ont été les pionniers de l’utilisation du radium en curiethérapie d’abord puis en radiothérapie externe (la bombe à radium) dans le traitement des cancers avant la guerre à l'hôpital Paul Brousse de Villejuif. Mais, Roussy s’est suicidé en 1947 à la suite d’une campagne de calomnies. Il était le fils du fondateur de la société Nestlé et disposait de ce fait d’une grosse fortune personnelle dans laquelle il avait pris l’habitude de puiser pour subventionner les laboratoires dans lesquels il travaillait, notamment l’Institut qui a porté son nom par la suite. C’était aussi un homme politique influent, radical-socialiste, peut-être franc-maçon, qui avait été nommé recteur de l’Université de Paris, puis après la guerre sous-secrétaire d’Etat puis ministre de l’Education. A l’époque du tripartisme dans le cadre des luttes pour le pouvoir entre les démocrates chrétiens (MRP) et les radicaux, une campagne anti-Roussy a été lancée dans la presse sous prétexte qu’il ne respectait pas la législation sur les changes et faisait passer de l’argent de Suisse en France sans autorisation. Lui-même était, à ce moment, dans une situation personnelle difficile, très déprimé. Il fit une première tentative de suicide dont les journaux se sont moqués. Il en a alors fait une seconde et il ne s’est pas raté. Ce drame a choqué l’opinion et le Président de la République, Vincent Auriol, a prononcé un éloge devant les deux chambres pour, très solennellement, réhabiliter sa mémoire. Le président Auriol a présenté ses excuses à sa veuve au nom de la nation française en rappelant la triste affaire Salengro (ce ministre du Front populaire qui s’était suicidé à la suite d’une campagne de diffamation de l’extrême droite) et c’est à ce moment-là que l’on a donné à l’Institut national du cancer le nom d’Institut Gustave Roussy.
Vous avez connu ses élèves ?
G. Roussy était à la fois directeur de l’institut qu’il avait créé, professeur d’anatomie pathologique à la faculté de médecine et chef d’un laboratoire du CNRS, associé à l’Institut du cancer,et il avait trois élèves qu’il estimait beaucoup : Charles Oberling, René Huguenin et Delarue un anatomo-pathologiste. Quand il est mort, son héritage a été partagé entre eux qui ne s’entendaient pas. Delarue a pris la chaire d’anatomo-pathologie, Charles Oberling la direction du laboratoire CNRS et René Huguenin la partie clinique. Je me souviens que lorsque je suis entré dans l’institut dirigé par Huguenin, j’avais reçu l’ordre de ne pas parler aux gens de chez Oberling ! Oberling était un très brillant chercheur en cancérologie fondamentale dans la période 1945-1965, il fut l’un des premiers à s’intéresser à l’oncovirologie. Cependant lui et ses élèves ont fait l’erreur de chercher des virus oncogènes dans les cellules cancéreuses en développant un centre de microscopie électronique, qui était à cette époque l’un des meilleurs dans le monde. Il est vrai qu’on ignorait à l’époque que les virus s’intègrent dans les génomes et donc qu’il est impossible de les voir en microscopie. Oberling avait donc une vision prémonitoire du rôle des virus dans l’oncogenèse, mais il avait malheureusement choisi pour les rechercher la voie morphologique au lieu d’opter pour la biochimie.
Quelles recherches avait vous menées à l’IGR ?
L’INH et l’IGR m’avaient chargé de travailler sur le développement de l’utilisation des rayonnements ionisants chez l’homme à des fins diagnostiques et thérapeutiques. En 1959, j’ai été nommé chef du département des radiations de l’Institut en même temps que nous obtenions un labo associé du CNRS et une unité Inserm. J’y ai développé plusieurs axes de recherche. L’un, purement thérapeutique, concernait l’usage des isotopes radioactifs pour traiter le cancer de la thyroïde. De plus, j’ai eu la chance d’arriver au moment où l’on commençait à utiliser les rayonnements de haute énergie. C’est ainsi que mon centre a eu le premier Bêtatron en Europe, appareil émettant des rayonnements de haute énergie, payé par le CEA car il était aussi utilisé par les physiciens du CEN-Saclay qui venaient faire des expériences deux après-midi par semaine. C’était un investissement assez coûteux auquel le Commissariat avait consenti en demandant que je sois le directeur de l’installation. En 1955, j’ai eu également dans mon département, la première bombe au cobalt installée en France en milieu hospitalier. Nous avons également développé les isotopes radioactifs pour remplacer le radium (curiethérapie) dont l’utilisation posait de nombreux problèmes. J’ai donc été l’un des pionniers du développement de la radiothérapie moderne. Le deuxième axe concernait l’exploration fonctionnelle, l’aide au diagnostic. Quant au troisième il visait l’utilisation d’isotopes radioactifs en recherche fondamentale. J’ai notamment beaucoup travaillé dans la discipline de cinétique cellulaire en utilisant pour marquer les cellules, des isotopes radioactifs, notamment le thymidine tritiée.
Robert Debré, la recherche et la clinique
Le développement de la recherche était l’une des idées fixes de Robert Debré et il avait raison. L'idée selon laquelle les cliniciens devaient faire de la recherche s’était considérablement développée aux Etats-Unis pendant la guerre et c'est l'une des raisons pour lesquelles, avec Louis Bugnard, tous deux tenaient à ce que de jeunes médecins partent compléter leur formation aux Etats-Unis. Robert Debré, avait créé dans son service de clinique aux Enfants Malades des laboratoires de recherche fondamentale, notamment un laboratoire de recherche sur le muscle, l’une des unités de recherche les plus fécondes de l’après-guerre, dont il avait confié la direction à l'un de ses anciens internes, Georges Schapira. En fait, Georges Schapira et Jean-Claude Dreyfus, qui travaillait avec lui, avaient été choisis parce qu’outre anciens internes, ils avaient une bonne formation de biochimie. Donc, pensait Debré, ils pourraient faire le pont entre la clinique et la recherche. Cela n'a pas été totalement le cas, puisque Schapira et Dreyfus malgré leur intérêt pour la recherche clinique, n'avaient plus le temps de voir des malades. Cela au grand regret de monsieur Debré qui pensait que l'on devait mener les deux carrières en parallèle. Néanmoins, Schapira et Dreyfus, bientôt rejoint par Kruh, ont orienté leurs travaux et ceux de leurs élèves dans des domaines qui étaient importants pour la clinique, c’était déjà un point crucial. Peut-on d’ailleurs faire les deux simultanément ? Certains pensent que c’est utopique. Je ne le crois pas, voyez le cas de Pierre Corvol aujourd’hui par exemple. Le problème est que les grands patrons de l'Assistance publique géraient d’énormes services de quarante ou soixante lits, avec des consultations, des équipes d’agrégés, de chefs de clinique et d’internes, ce qui ne laissait aucune disponibilité pour l'activité de laboratoire. Robert Debré et louis Bugnard ont vu juste quand s’est posé le problème de ma carrière. Ils ont compris que si je restais à l’Assistance Publique, je n’aurais pas la possibilité de faire à la fois de la recherche et de la clinique. C’était, par contre, possible à Villejuif car l’organisation y était déjà différente, notamment avec le plein-temps hospitalier, certes mal payé, mais qui permettait d' organiser mon temps entre clinique et recherche car j’avais tout sur place et dans les mêmes locaux (le plein temps n'a été introduit à l'AP qu'en 1961). On sait que la réforme Debré s'est largement inspirée du modèle américain. Aux Etats-Unis, les grands patrons qui faisaient de la recherche n’avaient que huit ou dix lits, mais avec des crédits qui étaient ceux d’un service de cinquante lits. Je dirais donc que la recherche et la clinique ne sont pas antinomiques, mais qu'on ne peut pas faire les deux en même temps dans n’importe quelles conditions. Robert Debré avait compris qu’il fallait une unité de lieu, mais il a fallu des années pour qu’on comprenne que si c’était nécessaire, ce n’était pas suffisant.
Ce fossé entre la recherche et la clinique est-il la raison de la transformation de l’INH en Inserm ?
Je dirais oui, mais en partie seulement. Une autre raison est que les dimensions de la recherche en matière médicale avait changé. Les responsables politiques de l’époque voulaient se débarrasser de Louis Bugnard, ce qui était impossible tant que l’INH existait. On lui reprochait de mener les choses de manière paternaliste. Bugnard avait été un remarquable directeur quand il y avait quelques dizaines de chercheurs. Il connaissait individuellement chaque chercheur avec qui il avait des relations affectives. Cette approche n’était plus efficace dans un établissement où le nombre de chercheurs était beaucoup plus grand,. Quand l’organisme a pris de l'importance, on eut besoin d'une structure administrative plus forte, d’instances d’évaluation,de prospective etc., toutes dispositions dont Bugnard ne voulait pas entendre parler. En outre, il faut se souvenir que cette transformation s'est opérée aux débuts de la Vème République alors que le directeur de l’INH avait une forte coloration issue de la précédente. Il était très lié à son oncle, Camille Soula, l'un des conseillers intime du pdt. Auriol. C'est donc ainsi que l'INH est devenu Inserm, un organisme dont on a confié la direction à Eugène Aujaleu qui avait été jusque là un remarquable directeur général de la santé. Personnellement, j’avais beaucoup d’admiration pour Aujaleu, un grand administrateur qui voyait haut et loin. Compte tenu du prestige d'Aujaleu, sa nomination à la tête de l'Inserm a eu, en outre, la vertu de verser du baume sur le cœur de Bugnard qui était conscient des très grandes qualités de son successeur.
Georges Mathé semble avoir joué un rôle non négligeable dans la création de l'Inserm
Mathé n’aimait pas Bugnard. Il lui reprochait de ne pas lui avoir donné assez de moyens pour construire son institut d'immuno cancérologie. En 1964, en tant que conseiller du ministre de la Santé (Raymond Marcellin), il a eu un rôle actif dans l’élaboration de l’Inserm donc dans le départ de Bugnard, mais on doit reconnaître qu'il en a conçu l'organisation du nouvel institut dans une perspective moderne. Cependant si Mathé a eu d'extraordinaires intuitions en matière de recherche, (il a été le premier au monde à faire des greffes de moelle ou de l’immunothérapie), en même temps, il avait un caractère difficile, des amitiés et des inimitiés profondes. Mathé était un bon chercheur et clinicien, mais avec des partis pris, une difficulté à se remettre en question, à contester ses propres orientations, à tenir compte des autres, ce qui lui a causé de grosses difficultés dans son activité clinique et surtout dans ses relations internationales.
La DGRST et l'informatique médicale
A l'instigation de Robert Debré et surtout de deux membres du Comité des sages, Jean Bernard et Raymond Latarjet (un ami très proche et une personnalité scientifique de premier plan qui a malheureusement été éloigné la paillasse lorsqu'on lui a confié de très lourdes responsabilités administratives à l'Institut Curie), la DGRST avait créé un comité du génie médical et biologique dont on m'a confié la responsabilité. J'avais la conviction que l'informatique pouvait permettre de moderniser l'appareillage et les techniques médicales. C'est ainsi qu'avec Daniel Schwartz et le soutien de Pierre Denoix, nous avons développé l'informatique à l'IGR, mais si elle rendait de précieux service à l'épidémiologie statistique, à la clinique l’informatique a été facteur de déception en ce qui concerne la logistique hospitalière et cela malgré l'aide de certains industriels comme Marcel Dassault (E.M.D.). Les énormes ordinateurs de l'époque nécessitaient beaucoup trop de moyens, ils fonctionnaient encore avec des cartes perforées. De plus, il n’y a jamais eu les investissements humains nécessaires et les tentatives pour former des jeunes médecins à l’informatique n'ont jamais été perçues comme une priorité. Ces derniers étaient d'ailleurs beaucoup plus attirés par la biologie moléculaire qui avait pris toute l'ampleur que l'on sait grâce aux actions concertées de la DGRST. Avec le recul, je pense qu’un projet d’informatisation de l’hôpital était sensé, mais qu'il était prématuré.
L'évolution de l’Inserm dans les années 1970-1980
Constant Burg a été l’un des brillants successeurs d’Eugène Aujaleu, mais je crois que sous sa direction l'Inserm s'est trop éloigné de la clinique. Burg était un biophysicien, assistant d'André Chevallier (professeur à Strasbourg et premier directeur de l'INH) avec lequel il avait développé l'usage du phosphore radioactif en cancérothérapie. Burg était un excellent professeur de biophysique, mais il n’avait pratiquement jamais traité de malades, c’est peut-être pourquoi, dans les années 1970, il a voulu 'scientificiser' l’Inserm, une chose excellente, mais qui s'est opérée aux détriment de la recherche clinique. En fait, il a voulu faire de l’Inserm un second CNRS, négligeant sa vocation à assurer le lien entre la recherche clinique et la recherche biologique. Comme il était fasciné (à juste titre) par la biologie moléculaire, il n’a pas suffisamment aidé les essais thérapeutiques contrôlés par exemple (pour pouvoir en faire, avec Mathé nous avons été obligés de créer une structure à Bruxelles, l’OERTC). Quant à Philippe Lazar, on a beaucoup compté sur lui (vous savez que Lazar avait travaillé à l'IGR), or bien que j'ai beaucoup de respect et d’amitié pour ce dernier dont j’admire l’intelligence et l’ouverture d’esprit, à mon sens, il a poursuivi la dérive scientifique en 'CNRSisant' encore un peu plus l'Inserm. Alors qu’il était épidémiologiste, Lazar s’est tourné de plus en plus vers la recherche fondamentale, bien que l’Inserm et le CNRS aient en vocation à être complémentaires (i.e. à l'un la recherche appliquée à l'autre les sciences fondamentales)et non rivaux. Il est vrai que cette dérive semble propre à tous les grands organismes, ainsi le département de biologie qui avait été créé au CEA pour développer la recherche en radiobiologie appliquée a fait de la biologie moléculaire. Il a donc fallu attendre Claude Griscelli et l’actuel directeur pour que la direction de l’Inserm réoriente l'organisme vers sa mission essentielle, c’est à dire tisser des liens entre la recherche et la clinique. C’est une voie difficile, moins prestigieuse, génératrice de moins de publications à court terme mais qui répond à un besoin fondamental dans un pays comme la France.