Sylvie Fainzang, un parcours de recherche en anthropologie de la santé
(20 mars 2012)
Pour expliquer la manière dont mes travaux et mon parcours s’inscrivent dans les recherches en anthropologie médicale − ou ce qu’on appelle aussi l'anthropologie de la santé −, il convient d’abord de faire un retour sur la genèse de ce champ.
L’anthropologie médicale
Pour tenter de cerner ce qu'est ce nouveau savoir constitué par l'anthropologie médicale, il faut d'abord dissiper un malentendu. Ce malentendu, c'est celui qui consiste à envisager cette discipline comme une branche des sciences médicales qui porterait son attention sur les conceptions culturelles du mal, en vue d'aider, dans leur tâche, les professionnels de la santé. Un tel malentendu aboutit à situer l'anthropologie médicale en marge de ce qui la définit comme anthropologie sociale et culturelle et empêche de comprendre en quoi l'approche de la maladie constitue, pour l'anthropologue, un objet de connaissance comme un autre.
On entend généralement comme relevant du domaine de l'anthropologie médicale les travaux qui portent leur attention sur les représentations de la maladie, les itinéraires des malades, le rôle des thérapeutes ou les pratiques thérapeutiques de toutes sortes (dont les rituels de guérison), en fonction du système socioculturel dans lequel ils s'insèrent. Mais l’expression "anthropologie médicale" ne va pas de soi. A ce propos, j'expliciterai la différence entre "anthropologie médicale" (dénomination ambiguë puisqu'on ne distingue pas clairement s'il s'agit d'une branche de l'anthropologie ou d'une branche de la médecine) et "anthropologie de la maladie" d’une part, et "anthropologie de la santé", d’autre part, pour faire ressortir les implications théoriques de ces intitulés, et leurs finalités respectives. La genèse de l'anthropologie médicale repose sur le postulat que la Maladie (fait universel) est gérée et traitée suivant des modalités différentes selon les sociétés et que ces modalités sont liées à des systèmes de croyances et de représentations déterminés, en fonction de la culture dans laquelle elle émerge. Bien que cet énoncé n'ait été systématisé que plus tard, on en trouve l'ébauche chez William H. Rivers dont les travaux sur la médecine magico-religieuse (Medicine, Magic and Religion, Paul Kegan Publisher, 1924) lui valent d'être considéré comme un précurseur de la discipline.
Les premières recherches ont été marquées par deux orientations principales
L’orientation fonctionnaliste. On peut ranger sous cette catégorie les travaux dont l'objectif principal a été de rechercher la fonction sociale des représentations de la maladie dans les sociétés étudiées. Dans un article fort perspicace écrit dès 1941, Alfred I. Hallowell ('The Social Function of Anxiety in a Primitive Society', American Sociological Review, 6, 1941: 869-881) montre que l'interprétation et le traitement de la maladie remplissent une fonction de contrôle social dans les sociétés dépourvues d'institutions politiques et judiciaires spécialisées pour régler les conflits et imposer le respect de leurs normes.
L’orientation cognitive. Cette orientation se focalise sur les manières dont les différentes cultures perçoivent et structurent l'expérience. Elle cherche à identifier les catégories forgées par ces cultures pour comprendre l'expérience de la maladie. Les travaux d'Edward E. Evans-Pritchard (Sorcellerie, oracles et magie chez les Azande, Gallimard, 1972 (Bibl. des sciences humaines) sur les conceptions sorcellaires des Azandé ont montré que les croyances (en apparence irrationnelles) relatives à l'étiologie et à la résolution du malheur, prenaient sens dans leur contexte. Evans-Pritchard est désormais devenue une référence obligée quand on veut signifier que, dans les sociétés dites traditionnelles, l'apparition du malheur s'intègre dans un dispositif explicatif qui renvoie à l'ensemble des représentations sociales du groupe.
De l'anthropologie médicale à l'anthropologie de la maladie
Par la suite, les recherches menées en anthropologie médicale ont recélé deux attitudes inverses mais non exclusives, propres à infléchir l'orientation des chercheurs, et que l'on peut résumer de la manière suivante :
- l'examen des problèmes relatifs à la santé et à la maladie considérés dans une perspective anthropologique, peut contribuer à enrichir la recherche médicale ;
- les problèmes posés dans le domaine de l'anthropologie sociale et culturelle trouvent dans les études d'anthropologie médicale un terrain de réflexion privilégié.
Dans le premier cas, l'anthropologie est appliquée au domaine médical. Autrement dit, il s'agit d'utiliser l'anthropologie pour éclairer, par une connaissance des faits de culture, la pratique médicale. En témoignent un grand nombre de travaux contemporains, notamment américains, dont la finalité est une meilleure connaissance des facteurs culturels déterminant les comportements des malades, en vue d'accroître la rentabilité des programmes médicaux occidentaux auprès des populations concernées. Dans cette perspective, l'anthropologue travaille en conjonction avec le médecin auquel il apporte la contribution de sa méthode et de ses données, dans la mesure où les facteurs culturels ou ethniques peuvent aider à comprendre les causes, les caractéristiques ou les conséquences de la maladie, mais aussi les comportements des patients (par exemple : comprendre les raisons culturelles de la non observance).
Dans le second cas, la maladie est envisagée comme un domaine de l'anthropologie sociale. Cette tendance s'est affirmée en France avec Marc Augé selon lequel les discours relatifs à la maladie sont indissociables d'un système symbolique articulé et relèvent de théories générales qui servent à penser le social dans son ensemble. Marc Augé récuse ainsi l'appellation "anthropologie médicale" dans la mesure où cette appellation suppose l'existence d'un champ constitué aux frontières définies, alors qu'il n'existe, dit-il, "qu'une anthropologie qui se donne des objets empiriques distincts", mais que ceux-ci constituent "un objet unique d'analyse". Il propose de lui substituer une "anthropologie de la maladie" au sens où la maladie n'est pour l'observateur qu'un objet d'occasion, qui doit permettre à l'étude anthropologique qui la prend pour objet d’"affiner ou (de) renouveler la problématique anthropologique" ('L’anthropologie de la maladie', L’Homme, 26(1-2), 1986 : 81-90).
L’anthropologie médicale et l’anthropologie de la maladie eurent alors tendance à recouvrir chacune des objets, des problématiques et des finalités différentes. L’expression "anthropologie de la maladie" a connu par la suite un relatif déclin au profit de l’expression "anthropologie médicale", pour la simple raison que c’est cette dernière expression, calquée sur la formule anglo-saxonne, qui prévaut au niveau international. Malgré sa disparition, elle aura néanmoins exercé une large influence sur la manière dont ce champ s’est développé en France, et notamment à travers la réaffirmation de l’approche holiste qui la caractérise, par sa filiation immédiate avec l’anthropologie sociale.
Anthropologie médicale et anthropologie de la santé
On assiste plus tard à l’émergence de la notion d’"anthropologie de la santé » qui s’est peu à peu imposée sans toutefois supplanter complètement celle d’"anthropologie médicale". L’usage de cette expression vise pour les uns à marquer leur adhésion au projet de l’anthropologie sociale générale d’étudier les modalités de transformation économiques, sociales et culturelles qui affectent les sociétés, et exprime pour d’autres, le souci d’être partie intervenante dans les débats et les actions qui concernent le développement du Tiers Monde. Renouant en partie avec l’ambition de l’anthropologie de la maladie de s’inscrire dans l’anthropologie sociale en général, certains chercheurs comme Didier Fassin proposent une lecture plus sociale et politique de ce qui fonde le rapport des individus et des groupes à la santé, faisant valoir le fait que l’anthropologie de la santé, distincte de l’anthropologie médicale, ne peut être appréhendée sans une double lecture historique et politique, la santé étant un produit résolument social et politique.
Bien que ces différentes notions et appellations soient parfois fondées sur un socle théorique précis, elles sont aussi affaire de convention, se soldant éventuellement par l’usage œcuménique de l’expression "anthropologie de la santé et de la maladie" pour désigner ce champ. Aujourd’hui, l’emploi de ces notions tend à se faire moins dogmatique, et l’on parle parfois presque indistinctement d’anthropologie médicale ou d’anthropologie de la santé, comme pour s’aligner sur les notions les plus couramment utilisées dans d’autres pays, et notamment en Amérique et en Europe du Nord. Si ces distinctions ont pu paraître stériles à certains observateurs étrangers, elles ont eu le mérite cependant de rappeler la nécessité de ne pas perdre les acquis épistémologiques de l’anthropologie et de ne pas laisser cette discipline se dissoudre dans une finalité médicale. Dans de nombreux cas, l’appellation de ce champ posait la question de savoir si, avec l’anthropologie médicale, les chercheurs faisaient de l’anthropologie ou de la médecine, autrement dit s’ils cherchaient à accroître la rentabilité des programmes sanitaires ou à améliorer la connaissance de l’Homme en société.
Anthropologie et médecine
La question des relations que l’anthropologie a nouées avec la médecine est restée problématique, la première tendant parfois, lorsqu’elle prend la maladie ou la médecine pour objet, à s’identifier avec la médecine et à ne pas suffisamment s’affranchir des catégories biomédicales. Or on peut être attentif à la dimension phénoménologique de la maladie (et à ses implications en termes de vécu corporel et de souffrance) sans pour autant endosser le point de vue médical. On en vient d’ailleurs désormais à considérer que la médecine occidentale doit être elle-même un objet pour l'anthropologie, et non pas seulement un discours scientifique coopérant avec l'anthropologie face à la maladie. Un des paris de l'anthropologie médicale est de se montrer capable de soumettre aussi la biomédecine à ses outils analytiques, c'est-à-dire de considérer le système biomédical (son discours et ses pratiques) comme n'importe quelle pratique sociale profane ou comme n'importe quel objet exotique. Cela signifie que l'anthropologie médicale ne doit pas s'appuyer, épistémologiquement parlant, sur le paradigme médical. On peut parfaitement examiner le domaine de la maladie et de la médecine avec des catégories étrangères à celle de la médecine, autrement dit avec des catégories véritablement anthropologiques. Le point de vue biomédical lui-même doit être envisagé avec la même distance critique que le point de vue religieux. Mais pour admettre cela, il a fallu que notre discipline accepte de renouveler le cadre de son observation, et notamment qu’elle envisage la possibilité de porter son regard sur notre propre société, et non pas seulement sur les autres.
Un parcours personnel
Ma rencontre avec l'anthropologie fut fortuite : après avoir fait des études d’anglais, je me vis proposer par les éditions Gallimard la traduction d'un ouvrage de Marshall Sahlins, un anthropologue américain. Le grand intérêt que je pris à cette lecture me décida à faire des études d'anthropologie. Il serait par conséquent tout à fait inexact de parler de vocation, pour ce qui fut bien plutôt une découverte fortuite. L’ensemble de mes recherches a porté sur l’étude des liens entre les représentations et les pratiques relatives à la maladie et a cherché à cerner les dimensions symboliques et les mécanismes sociaux qui sous tendent les comportements des individus ; mon intérêt particulier pour l’étude des systèmes symboliques qui sont au fondement des pratiques sociales est né précisément de la lecture du livre de Marshall Sahlins (Au coeur des sociétés. Raison utilitaire et raison culturelle, Gallimard, 1980), un ouvrage de référence en anthropologie sociale et en particulier pour toutes les anthropologues qui s’intéressent aux dimensions culturelles des comportements humains. Mes recherches ont donc été guidées par la question centrale de savoir comment les individus pensent et gèrent leur malade au quotidien et quelles incidence leurs représentations ont sur leurs conduites en matière de santé.
La gestion intellectuelle et pratique de la maladie dans une société ouest-africaine
J'entrepris de mener ma première recherche en Afrique, chez les Bisa, une population du Burkina Faso (anciennement Haute-Volta) dont je m’étais laissée dire qu’elle avait fait l’objet de fort peu de travaux. Appliquée à me laisser guider par les exigences du terrain - suivant en cela la suggestion que faisait Claude Lévi-Strauss de se laisser "bercer par le terrain" -, je m'intéressais plus particulièrement au traitement du corps dans le contexte précis de la maladie et à la manière dont celle-ci était gérée par les institutions spécialisées, dont l'une d'elles (l'institution divinatoire) m'apparut jouer un rôle tout à fait décisif dans cette société. Je centrais donc mes enquêtes sur les représentations et les pratiques relatives à la maladie et orientai bientôt ma réflexion sur l'articulation entre ces représentations et les conduites sociales des individus. Cette première recherche a en partie emprunté à l'esprit des travaux anglo-saxons attentifs aux usages sociaux de la maladie, dans la mesure où je me suis interrogée en particulier sur les moyens dont se dote la société - par le biais de la gestion pratique et intellectuelle de la maladie - pour assurer un contrôle sur les individus. Dans le même temps, j'ai tenté de cerner le sens que revêt la maladie et la manière dont elle trouve à s'insérer dans l'ensemble du système de pensée bisa. Une large place était ainsi réservée à l'étude des modèles explicatifs de la maladie et de l'événement en général, et aux processus de mise en accusation qu'ils généraient en particulier, dont les pratiques thérapeutiques étaient une étroite fonction.
La problématique des significations et des causes imputées à la maladie
La réponse à cette question est passée par l'étude du système étiologique élaboré par le groupe étudié, et des discours interprétatifs produits par les individus et par les institutions majeures qui prennent en charge la maladie. La perception sociale de l'événement-maladie qui sous-tend la consultation divinatoire incite le devin à rattacher les faits et gestes des consultants à des faits passés ou à venir et donc à élaborer des relations causales entre des phénomènes très divers. Il s'agit pour lui de recueillir le maximum d'informations pour établir un diagnostic et pour prescrire des rituels réparateurs, suivant une logique qui l'autorise à ordonner toute sortes de pratiques sociales, dont l'observance est conçue comme la condition de la guérison ou de l'évitement de la maladie. Le plus souvent conçue comme la résultante d'une sanction infligée par des puissances surnaturelles à un manquement aux règles sociales ou à une transgression d'interdit, la maladie peut aussi résulter de l'action persécutive d'un tiers, interprétation exprimant la perception d'un conflit entre individus ou entre groupes. Mais elle peut être aussi le résultat de l'action de Woso, principe transcendant l'univers - ordinairement, et à tort, traduit par 'Dieu' - dont j'ai montré qu'il ne s'agissait pas à proprement parler d'une catégorie religieuse. Il existe de nombreuses circonstances dans lesquelles on consulte le devin et qui sont autant de situations lui fournissant l'occasion d'exercer ses fonctions, qui peuvent être multiples. Mais la maladie y joue toujours un rôle déterminant en tant que menace et fournit le motif sous-jacent aux consultations qui ne la prennent pas immédiatement pour objet. Penser la maladie c'est tenter de l'inscrire dans l'enchaînement temporel et logique d'événements multiples, et c'est légitimer l'observance de comportements sociaux spécifiques situés en des points divers de la séquence causale, susceptibles d'en modifier le cours.
Reproduction sociale et résistance au contrôle
Compte tenu de ces données, il m'est apparu opportun de pousser plus avant l'analyse communément faite, notamment par les fonctionnalistes anglo-saxons, analyse selon laquelle l'institution divinatoire s'acquitte d'un rôle de contrôle social. J'ai montré en premier lieu qu'elle assumait plus largement le rôle de reproduction sociale, car le traitement intellectuel de l'événement-maladie est lié non seulement au respect des normes et de la loi, mais autorise aussi le devin à intervenir dans tous les domaines de la vie sociale. La consultation a ainsi pour effet de permettre au devin de dicter des pratiques fort diverses (dons de biens économiques, changements de résidence, choix d'un conjoint, adoption d'une charge, etc.), son diagnostic et ses prescriptions ayant pour fonction d'assurer la permanence de l'ordre social.
Toutefois, le traitement intellectuel de l'événement soumet à sa logique non seulement la maladie ou l'événement malheureux mais également l'événement heureux. Cet aspect m'a conduit à établir un parallèle entre l'institution divinatoire et les théories comportementales en ce sens que l'une et l'autre se proposent d'assurer la survie d'un système et font reposer leur pratique sur les notions de sanction et de récompense, illustrées dans le cas présent par l'événement malheureux et l'événement heureux, à cette différence près que les uns, les comportementalistes, les produisent et les autres, les devins, ne font que les désigner comme telles, en interprétant l'événement. Ici, c'est la gestion intellectuelle de l'événement qui surdétermine les pratiques sociales.
Cette analyse ne permet toutefois certainement pas de conclure à une totalité structurée de manière figée, parfaitement équilibrée, et à l'abri de tout changement, comme tendent à le faire les analyses fonctionnalistes. Au contraire, si on prend en considération précisément l'incidence de l'usage de la catégorie Woso sur les pratiques sociales, on s'aperçoit d'une part que certaines représentations de la maladie sont totalement afonctionnelles et d'autre part que les individus recourent parfois à l'explication par Woso pour échapper à l'analyse divinatoire, exprimant par là une résistance au contrôle social. L'ensemble du dispositif reproduction-résistance se fonde sur des énoncés interprétatifs où les mises en accusation, du malade ou d'un tiers, dans l'émergence ou l'aggravation du mal, le disputent à la reconnaissance de "maladies de Woso", forme propre à évacuer toute notion et toute imputation de responsabilité. Par contraste avec l'approche fonctionnaliste britannique, j'ai donc montré en second lieu que ces mêmes systèmes d'interprétation rendaient possible la manifestation, par les malades, d'une forme de résistance au contrôle social exercé par la société au moyen de l'institution divinatoire (Fainzang S., "L'intérieur des choses". Maladie, divination et reproduction sociale chez les Bisa du Burkina, L'Harmattan, 1986).
Le retour vers la France : l’anthropologie chez soi
Bien que l’anthropologie se soit longtemps définie comme une discipline tournée vers l’Autre, mes recherches se sont déplacées vers la société occidentale, en l’occurrence française, car j’acquis la conviction que non seulement les mêmes types de questions pouvaient se poser chez nous, mais aussi que la confrontation des travaux menés ici et ailleurs pouvaient utilement éclairer la réalité sociale. Il convenait donc de favoriser, sur le terrain français, le développement de recherches prenant pour objet la maladie et la médecine à partir des questions mêmes que posaient les travaux menés sur des terrains dits 'exotiques'. C’est ce que je me suis proposée de faire, empruntant à ces dernières leurs objets et leurs problématiques, mais aussi leur méthodologie, notamment sur la question des modèles d’interprétation de la maladie (cf. infra). Cette recherche, considérée comme pionnière par Els van Dongen et Sjaak van der Geest, a inspiré la création du réseau international MAAH (Medical Anthropology At Home : http://www.vjf.cnrs.fr/maah) où les questions à la fois méthodologiques, épistémologiques et théoriques que soulève la pratique d’une "anthropologie chez soi" dans le domaine de la santé et de la maladie ont fait l’objet d’un large débat.
L'interprétation de la maladie dans une commune de la région parisienne
Séduite par l'idée de transposer l'approche anthropologique de la maladie dans nos propres sociétés, je choisis donc de poursuivre mes recherches dans la société française, sur le modèle de celles que j'avais menées en Afrique de l'Ouest. L'anthropologie de la maladie m'a paru pouvoir s'appliquer aux sociétés occidentales avec l'hypothèse que les représentations et les pratiques qui s'y rapportent ne sont pas beaucoup plus autonomes que dans les sociétés lignagères africaines, et qu’elles s'articulent à l'ensemble des systèmes de représentations des individus et de leurs activités sociales. Ainsi, en Occident comme en Afrique, l'interprétation que les sujets ont de la maladie et les motifs qui sous-tendent les recours thérapeutiques me semblaient largement déborder le domaine strictement médical, et mettre en jeu à la fois des systèmes de pensée et de représentations du réel que le travail d'anthropologue doit s'attacher à étudier et à décoder.
Une mise en perspective comparative
Mes recherches en France ont donc commencé par le pari que le même mode d'approche et les mêmes problématiques pouvaient être tenus sur un terrain africain et sur un terrain occidental. Mon choix était de me poser des questions identiques à celles qu'avaient fait surgir mes enquêtes dans la société bisa, et cela dans une perspective comparative. Il y a lieu de préciser ici que cette étude n'avait pas pour but de déterminer les différences entre les systèmes médicaux des sociétés lignagères africaines et des sociétés modernes occidentales. Une telle entreprise n'aurait abouti qu'à les situer en une dichotomie évidente qui ferait apparaître chacune à un niveau différent de rationalité, ce qui ne présente aucun intérêt du point de vue de la réflexion anthropologique. J'ai au contraire cherché à mettre en relief leurs points communs dans leurs systèmes symboliques respectifs, tout en restant attentive à ce qui fait leur spécificité au sein de ces modèles universels. Il s'est donc agi de cerner les modèles d'interprétation de la maladie et d'en tirer des conséquences pour une réflexion plus générale sur : a) les constantes et les variantes en matière de représentations de la maladie à travers différentes sociétés, b) ce que le rapport (culturellement déterminé) des individus à la maladie nous apprend de leur rapport à la société.
Une observation ethnographique en région parisienne, La Ville-du-Bois
Cette recherche s’est donc appuyée sur l'hypothèse selon laquelle on retrouve dans la société occidentale (envisagée à travers l'exemple d'une commune périurbaine de la région parisienne, La Ville-du-Bois, prise comme unité d'observation) des modèles de conduites et d'interprétations de la maladie, marquant une continuité avec ceux que l'on observe dans les sociétés africaines, et que, par delà les diversités culturelles, on peut déceler des universaux en matière de rapport au mal, à la maladie et au malheur en général. Le but de cette recherche était de saisir comment les représentations de la maladie s'intègrent à d'autres systèmes symboliques, de déceler les logiques qui président aux recours thérapeutiques (en particulier d'étudier l'articulation et la cohérence entre représentations de la maladie et stratégies thérapeutiques), et de saisir comment ces dernières s’articulent à leur tour avec la spécificité culturelle des différents groupes sociaux.
Il convient de préciser que j’ai choisi de traiter de manière équivalente les discours ancrés dans une logique de type magique et ceux auxquels il est convenu d'accoler le qualificatif "rationnel", puisque les modèles d'interprétation dont l'un et l'autre discours sont porteurs, échappent à la question de la rationalité et qu'ils n'interfèrent pas (ou peu) avec le niveau de connaissances biomédicales des sujets. L'un des grands axes de ma recherche a donc consisté à recenser et à mettre en lumière les différents modèles explicatifs de la maladie, en accordant une attention particulière aux processus de mises en accusation que son irruption met en œuvre et aux systèmes de pensée qui les font naître, ou plus généralement à leurs conditions d'existence.
Un discours sur la maladie qui révèle les tensions sociales
Les résultats de la recherche me permirent de constater que le discours sur la maladie peut être envisagé comme un langage des tensions sociales, et qu'il fournit le moyen d'expression des tensions entre individus et entre groupes que procure − suivant des modalités toutefois différentes − le discours sur la sorcellerie dans d'autres types de sociétés. Il est le révélateur des conflits interpersonnels et sociaux. Il m'est apparu en effet que, tout comme dans les représentations sorcellaires (en France comme en Afrique), dire sa maladie c'est énoncer son rapport aux autres, et éventuellement le jugement que l'on porte sur la nature de ses relations avec les autres, dans des formes caractéristiques d'une culture. L'étude approfondie de cas particuliers m'a permis notamment de repérer des processus de responsabilisation, voire de mises en accusation de personnes et/ou de groupes, en contrepoint des mises en cause de la société et du "mode de vie" qu'elle impose, identifiées par Claudine Herzlich et Janine Pierret (Malades d’hier, malades d’aujourd’hui, Payot, 1984). A partir de là, il était possible de constater que le discours sur la maladie fonctionne comme grille de lecture des relations sociales et s'exprime suivant des modalités spécifiques selon l'appartenance culturelle des sujets.
Interprétation de la maladie et mises en accusation
L'ensemble des études de cas réalisées dans les différents milieux culturels étudiés m'a conduite à reconnaître quatre modèles de mises en accusation: 1. l'auto-accusation ; 2. la mise en accusation de l'autre proche (ou familier) ; 3. la mise en accusation de l'autre éloigné (ou étranger) ; 4. la mise en accusation de la société. La confrontation de ces modèles d’interprétation avec ceux recueillis chez les Bisa du Burkina Faso m'a permis de constater que si certains de ces modèles se retrouvent ici et là, d'autres semblent être, quant à eux, caractéristiques de la société occidentale. Ainsi, l'étude de la causalité dans les sociétés lignagères révèle qu'il y est fait massivement référence au modèle de l'auto-accusation et à celui de la mise en accusation de l'autre, mais qu'en revanche, on ne trouve pas, dans les discours interprétatifs produits par les sociétés lignagères, de mises en accusation de la société telles qu'elles sont formulées en Occident. Si certains discours interprétatifs africains révèlent une résistance à la reproduction visée par l'étiologie sociale, ils n'ont jamais pour contenu une mise en cause des valeurs partagées; ils tendent seulement à promouvoir des stratégies personnelles qui n'ont pas de visée dénonciatrice de l'ordre social. On distingue ainsi deux modèles de causalité: une causalité subversive et une causalité reproductive. Cette distinction laisse transparaître l'existence d'un rapport critique de l'individu à la société plus développé dans les sociétés occidentales, et introduit à des considérations d'ordre anthropologique plus général sur l'absence de tradition critique dans les sociétés lignagères (Fainzang S., Pour une anthropologie de la maladie en France. Un regard africaniste, Editions de l'Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales, 1989 ; cet ouvrage a été traduit et publié dans une version augmentée, aux Editions Het Spinhuis, sous le titre Of Malady and Misery, en 2000).
Valeur heuristique d’une approche comparative
Cette recherche doit être comprise comme une tentative pour trouver les similitudes existant entre des sociétés différentes tout en dégageant l'originalité propre de chacune. Ma démarche s'est voulu distincte des travaux de certains auteurs (notamment américains) qui, chaussant des lunettes évolutionnistes et munis de leur typologie sociale, recherchent ce qui ferait la différence radicale entre les systèmes étiologiques des sociétés envisagées. Mais elle doit être également distinguée de celle d'anthropologues pour qui il n'existe pas de différence entre expérience scientifique et expérience magique, et dont le propos fut au contraire de montrer la profonde analogie entre les modes de pensée traditionnels africains et les modèles théoriques de la société occidentale. On peut parfaitement constater l'unité de l'homme tout en faisant une part à la diversité des formes sociales qui le modèlent. J'ai ainsi cherché à distinguer les orientations différentes que peut prendre une même logique d'interprétation du mal, et à montrer qu'elles sont liées aux contextes sociopolitiques et historiques dans lesquels se déploie la pensée humaine, dans ce qu'elle a à la fois d'universel et de particulier.
Incidences sur les recours thérapeutiques
Tout au long des enquêtes, s'est posée la question de savoir quelles logiques régissent les recours thérapeutiques des malades. Cette question est également celle des effets des représentations sur les pratiques, si tant est que l'on puisse dissocier, sur un axe temporel, les deux registres. L'observation révèle que l'interprétation que les sujets ont de la maladie a une incidence sur leurs recours thérapeutiques, ainsi que sur leurs comportements quotidiens. Dans tous les cas étudiés, les conduites observées se présentent comme une réponse à la signification accordée à la maladie ou à la cause qui lui est attribuée. Les enquêtes à La Ville‑du‑Bois m'ont permis de mettre en évidence non seulement l'étroite relation existant entre les mises en accusation et les conduites sociales et thérapeutiques des individus, mais également le refus, de la part de ces derniers, d'une thérapie dont le sens ne serait pas cohérent avec celui qu'ils attribuent à leur mal.
Deux exemples avaient frappé mon attention, et avaient fait l'objet d'études de cas. Le premier était celui de Lucie, une jeune fille portugaise, qui souffrait de douleurs à l'oreille qu'elle imputait aux coups que lui administrait son père avec lequel elle entretenait des relations difficiles. Convaincue que son mal résultait de la violence de son père, elle consulta un médecin, mais refusa le traitement qu'il lui prescrivit après avoir diagnostiqué une otite. Cette conduite se comprend pleinement au regard de son interprétation, dans la mesure où suivre la médication prescrite par le médecin revenait pour elle à cautionner le diagnostic de ce dernier, et à invalider du même coup sa propre interprétation. Grille de lecture des relations que le sujet entretient avec ses proches ou avec les autres groupes sociaux, le discours sur la maladie prend une signification telle, que l'abandonner, c'est accepter de renoncer à la mise en accusation à laquelle ces relations donnent lieu et nier la validité du regard que le sujet porte sur son inscription sociale (S. Fainzang, "La maladie de Lucie", Ethnologie française, 1988, 18(1) : 55-63).
Un second exemple était celui de Mme Desjardins (auxiliaire de puériculture, catholique pratiquante), atteinte d'un cancer du poumon, et qui commença par se faire suivre à l'hôpital où elle reçut un traitement chimiothérapique. Mais Mme Desjardins fut bientôt agacée de constater que les médecins appliquaient à son cas le même traitement que celui qu'ils réservaient aux autres malades atteints d'un cancer du poumon, pour la plupart de grand fumeurs, alors qu'elle-même ne fumait pas. Persuadée en outre que son cancer résultait de la persécution dont elle était victime de la part de sa belle-mère qu'elle soupçonnait de lui envoyer des ions négatifs, elle eut tôt fait de quitter médecins et hôpital et de se tourner vers une guérisseuse qui procédait au moyen de passes magnétiques, plus aptes, pensait-elle, à lui fournir des ions positifs susceptibles de neutraliser l’action persécutive de sa belle-mère et de la guérir de son cancer.
Dans chacun de ces cas, la conduite thérapeutique du malade est fonction de la logique interprétative à laquelle il adhère. La propension du malade à donner un sens à sa maladie et à lui attribuer une cause l'enjoint à rechercher la médecine qui lui offrira − à travers le diagnostic qu'elle élabore − le plus de cohérence avec sa propre perception de la maladie, et dont la prescription est considérée comme la plus susceptible de répondre efficacement à son cas particulier.
Les mutilations sexuelles : l'inscription corporelle des rapports sociaux
Lors de mon retour en France, alors que je rédigeai ma thèse sur les Bisa, j'avais été sollicitée pour mener une enquête sur les mutilations sexuelles en milieu africain immigré, commanditée par le Ministère des Droits de la Femme. Je rencontrai donc un grand nombre de femmes originaires du Mali et du Sénégal, afin de m'entretenir avec elles des pratiques de clitoridectomie, de leurs conditions d'effectuation, et du sens qu'elles revêtaient dans le contexte plus général des procédures de socialisation de leurs filles. A l'issue de cette recherche, la dimension qu'il me parut utile de souligner, à l'épreuve du terrain, fut que ces mutilations relevaient d'une volonté d'inscrire sur les corps les rapports sociaux. Je considérais en effet que la permanence de ces pratiques et les modifications qu'elles ont subies quant à leurs modalités dans un contexte sociologique nouveau (en milieu urbain et dans le contexte de l'immigration en France notamment), invitaient à repenser leur signification par-delà celle que leur ont traditionnellement attribuée les anthropologues, à savoir comme rite de passage de l’enfance à l’âge adulte. L’excision me parut devoir être analysée, non pas comme traduisant un changement de statut social de l'enfant à l'adulte, mais comme visant à assigner à la fillette une place sociale jugée conforme à son sexe.
Mettant à profit mes enquêtes pour sonder également le sens dévolu à la circoncision, je montrai que le marquage sexuel équivaut à un marquage des rôles sociaux devant être assumés par chaque catégorie de sexe. Les matériaux recueillis révèlent en effet que le "travail" accompli sur le corps ne vise pas tant à confirmer la différence biologique entre les sexes, qu'à corriger le sexe biologique de manière à rendre possible l'exercice, par la personne socialisée comme féminine ou masculine, du statut qui lui est assigné, dans la mesure où l'excision et la circoncision visent respectivement à déviriliser la femme et à sur-viriliser l'homme, aux fins de réduire le pouvoir de la première, et d'accroître le pouvoir du second. Avec l’excision, il s’agit de réduire ou supprimer ce qui, chez la femme, est conçu comme l'équivalent du sexe masculin, et donc de créer les conditions (physiologiques) de la domination (sociale) de l'homme sur la femme. Dès lors, les mutilations sexuelles non seulement résultent de l'inscription corporelle des rapports sociaux entre les sexes, mais se présentent comme les conditions de leur reproduction (Fainzang S., "Circoncision, excision et rapports de domination", Anthropologie et sociétés, 1985, 9(1) : 117-127).
Sexualité et reproduction biologique dans les familles polygamiques africaines immigrées en France
Lors de cette enquête, toutes les femmes rencontrées désirèrent me confier les difficultés qu'elles connaissaient avec leur coépouse ou avec leur mari, dans le cadre de leur ménage polygamique. Il m'apparut opportun de comprendre la nature et les raisons de leurs plaintes. La réalité des relations sociales à l'intérieur de ce type de ménage faisant l'objet d'un grand silence dans la littérature anthropologique, je résolus d'en comprendre à la fois les motifs et les enjeux, d'autant plus qu'elles trouvaient toujours à s'exprimer dans le langage du corps. Une fois l'enquête commanditée par le Ministère achevée et ma thèse soutenue, et parallèlement à mes enquêtes sur l'interprétation de la maladie à La Ville-du-Bois, je concentrai une partie de mes investigations sur la question de la gestion de la sexualité et de la reproduction dans ce type de ménage.
Désireuse de mener mes investigations en milieu immigré en France, mais aussi de pouvoir mettre mes résultats en perspective avec ceux que l'on pourrait obtenir dans le contexte de vie des sociétés d'origine des familles enquêtées, je proposai à Odile Journet, une collègue africaniste, de mener une enquête semblable au Sénégal (en zones rurale et urbaine), en vue de nous permettre de comparer les différents contextes sociaux envisagés. L'étude a porté plus précisément sur le fonctionnement de l'institution polygamique, les représentations qui l'accompagnent, la manière dont elle est vécue par les femmes concernées, et les modifications qu'elle connaît en particulier dans le contexte de l'immigration en France. L'étude du mariage polygamique, à la fois comme institution et comme contexte de vie au quotidien (les processus de socialisation de la sexualité qui la sous-tendent, les règles de fonctionnement qui l’organisent − aux plans économique, sexuel, procréatif − l'investissement de l'espace domestique, les négociations et les conflits qu'elle génère, et la manière dont s'exprime la rivalité entre coépouses) nous ont permis de mettre en évidence les conditions de la reproduction sociale des rapports entre les sexes. Cette étude révèle l’étroite relation entre le sens dévolu à leur mal et leurs recours thérapeutiques, tout spécialement dans le domaine de la sexualité et de la reproduction biologique, mais aussi le lien étroit entre la gestion de leur corps et la position sociale qu'elles occupent (rang dans l’ordre des mariages et statut sexuel notamment).
Mon attention a également été portée sur les transformations dans la vie quotidienne de ces ménages et sur l'émergence de nouveaux enjeux dans le contexte de l'immigration en France, donnant lieu à de nouveaux comportements de la part des individus, éloignés de leur société d’origine. L'étude de ces modifications, qui affectent jusqu'aux critères sur lesquels se fondent les rapports d'autorité entre coépouses, permet d’évaluer la dynamique de l'institution polygamique en France. J’ai ainsi mis en évidence les formes de résistance de la part des femmes, les conditions auxquelles le pouvoir est redistribué entre coépouses, les décisions renégociées entre mari et femmes en contexte migratoire, et les modifications entraînées dans la gestion de leur santé, de leur fonction procréative, et de leur vie sociale et économique (S. Fainzang & O. Journet, La femme de mon mari. Etude anthropologique du mariage polygamique en Afrique et en France, L'Harmattan, 1988).
Représentations et gestion de l'alcoolisme dans un mouvement d'anciens buveurs, l'alcoolisme comme maladie
Alors que j'achevais mes enquêtes sur l’interprétation de la maladie à La Ville-du-Bois, je fus amenée à donner un léger infléchissement à mon objet, en passant de la maladie en général à la "maladie alcoolique" en particulier, et plus précisément, à un mouvement d'anciens buveurs : Vie libre. Le premier contact avec le mouvement se fit par l'entremise d'une habitante de la commune, qui m'invita à assister à l'une de ses réunions. La rencontre avec Vie libre et la décision que je pris de poursuivre sa fréquentation en vue d'en faire le nouvel objet de mes investigations, me fit à fois sortir de la commune que j'avais prise pour cadre de mes enquêtes, et entrer dans un réseau. Cela constituait à la fois un élargissement de mon précédent terrain et une focalisation sur l'un de ses aspects. Mes recherches ont alors porté sur cette association d'anciens buveurs, c'est-à-dire sur un univers qui structure son rapport au monde par référence à une maladie particulière : l'alcoolisme. Il s'est agi de déceler les logiques qui président aux comportements des individus appartenant à cette association, et en particulier d’étudier la cohérence entre leurs représentations de la "maladie alcoolique", leur mode de prise en charge des autres malades, et la manière dont ils réorganisent leur existence par référence à l'impératif préventif de lutter contre la rechute.
J'ai ainsi poursuivi la question de l'interprétation de la maladie en étudiant les modèles explicatifs de l'alcoolisme tels qu'ils sont élaborés au sein du mouvement d'anciens buveurs Vie libre. Alors que, pour la plupart des anthropologues, prendre l'alcoolisme pour objet, c'est envisager la consommation d’alcool comme un mode de vie, ou le trait d'une culture, j'ai au contraire pris le parti de restituer le point de vue "indigène" d'une association d'anciens buveurs en retenant l'équivalence : "alcoolisme = maladie". C'est la lutte contre l'alcool que j'ai étudiée comme nouvelle culture, et nouveau mode de vie, porteur de ses rites et de ses valeurs propres, en menant une réflexion sur le sens de l'abstinence envisagée à la fois comme valeur et comme thérapie.
Discours de la causalité
Ce qui m'a tout d'abord particulièrement intéressée dans ce mouvement est que le discours sur la "maladie alcoolique" qu'il diffuse se range sous le quatrième modèle de mise en accusation parmi les modèles que j'avais identifiés lors de mes recherches à La Ville-du-Bois. J'ai donc mené une réflexion sur la théorie de la causalité élaborée à propos de l'alcoolisme par ce mouvement. Toutefois, celle-ci coexiste avec des interprétations individuelles de la maladie, qui ne sont pas sans incidence sur leurs conduites thérapeutiques et leurs pratiques sociales. La question du rapport que le sujet entretient à la maladie s'intègre inévitablement à la problématique du rapport à l'Autre. Pour comprendre comment les deux se conjuguent, j'ai examiné non seulement, en amont, comment les sujets évaluent les divers rôles et les diverses responsabilités dans l'occurrence de la maladie alcoolique, mais aussi, en aval, comment se résout la volonté de se protéger à la fois de la maladie, de l'alcool, et de l'Autre, et de cerner ce que représente et symbolise l'alcool dans cette perspective. Il s'est agi de savoir si l'efficacité de l'adhésion du sujet à ce type d'association est tributaire de l'adoption de certains schèmes de causalité et éventuellement d'une reconversion au niveau de la perception des causes de l'alcoolisme et de l'imputation des responsabilités.
La reconnaissance par les sujets de causes diverses et multiples de leur alcoolisation doit, pour ne pas mettre un obstacle à leur observance de l'abstinence, s'accompagner d'un accord minimum sur les éléments fondamentaux de la théorie de la maladie développée par Vie libre, à savoir sur le caractère acquis de l'alcoolisme, sur le caractère social de son occurrence et sur sa possibilité de guérison. Les discours interprétatifs de l'alcoolisme peuvent donc être hétérogènes et leur diversité ne nuit pas à l'efficacité du mouvement sous réserve qu'ils s'accommodent du discours doctrinal et qu'ils admettent au bout du compte une focalisation sur la responsabilité de l'alcool, personnifiant la société. Cette compatibilité est favorisée par l'aptitude de l'association à inverser les termes de la relation causale si besoin est. Opération intellectuelle, c'est aussi une stratégie. La recherche a ainsi permis de repérer l'intrication de plusieurs types de discours dont la coexistence est rendue possible par leur commune adéquation avec le discours doctrinal du mouvement Vie libre et avec la responsabilité qu'il impute à l'alcool, en tant qu'incarnation métonymique de la société.
L'étude du mouvement Vie libre m'a également confrontée à la question du lien entre interprétations de la maladie et stratégies thérapeutiques. Ainsi, des recours thérapeutiques différents sont induits en fonction de la position accordée à l'alcool dans la chaîne causale. En outre, l’étude du système symbolique articulant les représentations des effets de l'alcool sur le corps de l'alcoolique (en particulier sur les organes majeurs que sont les nerfs, le cerveau et le sang), et le rôle de ces désordres physiologiques sur la formation de son comportement social (S. Fainzang, "L'alcool, les nerfs, le cerveau et le sang",L'Homme, 1995, 135(3) : 109-125), a permis de comprendre par exemple les raisons des réticences manifestées par les hommes alcooliques devant une prise en charge psychiatrique.
Une des questions auxquelles j'ai cherché à répondre était celle de savoir comment le mouvement lui-même construit son action pour se rendre efficace. C'est donc à l'analyse des mécanismes symboliques mis en œuvre par le mouvement pour valider la nécessité de l'abstinence que s'est attachée en partie cette recherche. Mon intérêt pour la thématique de l'efficacité m'a par exemple également amenée à traiter la question de l'identité, compte tenu des statuts différents accordés aux individus à l'intérieur du groupe, en fonction de leur rapport à l'alcool, à la maladie et à la souffrance. Vie libre gère d'une manière spécifique la question de l'identité du malade, et cette élaboration constitue la clef de voûte du fonctionnement de l'association. Cette question a été traitée à travers l'analyse d'un rituel fondamental dans la vie du mouvement (la remise de la carte rose), qui permet de comprendre comment ce rituel contribue à fabriquer une identité de "buveur guéri", pour inciter l'ancien alcoolique à observer l'abstinence. J'ai montré à ce propos que les conditions de possibilité de son identification aux autres anciens buveurs ne passent pas nécessairement par la perte ou l'occultation de son identité propre (S. Fainzang, Ethnologie des anciens alcooliques. La liberté ou la mort, PUF, 1996).
La notion de contagion
Par ailleurs, l'enquête de terrain m'a permis de constater qu'à Vie libre, les conjoints de malades avaient tendance à considérer qu'ils étaient tout autant malades que les alcooliques eux-mêmes, qu'ils étaient en l'occurrence malades par contagion bien que non-buveurs, et revendiquaient également la souffrance, dont l'expression est favorisée par le fait qu'il leur est reconnu un statut spécifique à l'intérieur du groupe, suggérant un rapport non moins spécifique à l'alcool et à la maladie. Cette donnée m'a conduite à m'interroger sur le contenu de l'idée de contagion. Les représentations de l'alcoolisme comme maladie "contagieuse" au sens où l'entendent les sujets, qui s’enracinent dans la notion de maladie collective développée par le mouvement, ne sont pas le résultat d'une méconnaissance des modalités d'émergence de cette "maladie", mais la traduction d'une conception de l'alcoolisme comme affectant physiologiquement les individus qui s'inscrivent dans un lien social étroit avec le malade. J'ai donc proposé une re-conceptualisation de cette notion, qui laisse toute sa place à la dimension sociale du phénomène qu'elle désigne.
Des stratégies et des conduites paradoxales
Enfin, cette recherche m’a permis d’observer des situations dans lesquelles les individus ont des comportements contraires à l’effet qu’ils recherchent. J'ai ainsi été confrontée à ce qui me semble être une des difficultés majeures auxquelles se heurtent les anthropologues, à savoir le décalage existant parfois entre les interprétations que les sujets ont de leur maladie et leurs stratégies thérapeutiques, décalage mettant en échec nos convictions concernant la cohérence entre les unes et les autres. Il me fallait donc comprendre des conduites en apparence incohérentes (comme par exemple le fait, pour un malade, de recourir à l'instance thérapeutique qu'il juge la moins efficace), et savoir quels sont les enjeux qui déterminent ces recours, en recherchant les points de jonction entre des systèmes de représentations en apparence distincts. L’examen de ces situations montre que les recours thérapeutiques peuvent répondre à des enjeux divers que ne résume pas la seule recherche d'efficacité, de sorte que le lien qui unit interprétation de la maladie et conduites thérapeutiques n'apparaît pas nécessairement cohérent. L'étude des situations où ce décalage peut s'observer m’a conduit à mettre en évidence les motifs ou les enjeux susceptibles de l'expliquer, en proposant la notion de "stratégies paradoxales" pour désigner soit des conduites adoptées à des fins thérapeutiques mais qui génèrent des conditions pathologiques susceptibles de renforcer le mal contre lequel le sujet cherche à lutter, soit des conduites identifiables à des recours thérapeutiques mais dont la finalité est de répondre à d'autres enjeux et à d'autres buts que ceux de guérison. Ce sont des stratégies adoptées, de manière explicite, pour résoudre un problème de santé, et de manière implicite, pour répondre à d'autres nécessités, ressortissant à une autre logique. Le paradoxe porte alors sur le décalage entre les représentations du mal et les motifs qui président au choix d'un recours, et par delà, sur la nature de l'efficacité recherchée. C'est l'inadéquation entre des enjeux contraires, incompatibles ou relevant de registres éventuellement antagoniques, irréductibles l'un à l'autre, qui donne à ces stratégies un caractère paradoxal. Le choix de subsumer ces diverses situations sous le même terme, était lié à celui de penser ensemble des conduites dont la logique apparaît comme non congruente avec la quête de guérison, mais qui ont pour caractéristique commune de répondre à une recherche d'efficacité, éventuellement autre que thérapeutique (S. Fainzang, "Les stratégies paradoxales. Réflexions sur la question de l'incohérence des conduites de malades", Sciences sociales et santé, 1997, 15(3) : 5-23).
Puis, il m’a paru nécessaire de distinguer, d’une part, les conduites élaborées à des fins thérapeutiques, mais dont les effets sont contraires aux effets recherchés, d’autre part, les conduites élaborées à des fins autres que thérapeutiques parce qu'elles sont surdéterminées par d'autres enjeux, le plus souvent d'ordre relationnel. Ces dernières ont également ceci de paradoxal qu'elles courent le risque d'inclure des comportements en contradiction avec les convictions du sujet et par conséquent non congruentes avec ses représentations. A cet égard, il m’a semblé fécond d'intégrer à l'analyse des comportements qui ne relèvent pas véritablement de "stratégies", c'est-à-dire qui ne sont pas nécessairement des conduites délibérées, conscientes, adoptées à des fins déterminées, mais qui témoignent néanmoins d'un paradoxe entre ce qui les motive et ce qu'elles produisent (Fainzang S., "Cohérence, raison et paradoxe. L'anthropologie de la maladie aux prises avec la question de la rationalité", Ethnologies comparées, n°3).
Les attitudes culturelles face à l'ordonnance et aux médicaments
A l’issue de cette recherche, et compte tenu des nombreuses situations observées où les personnes ne suivaient pas la prescription qui leur était adressée, j’envisageais de m’interroger (non plus dans le contexte d’une maladie particulière mais dans celui de la maladie en général), sur l’usage de l’ordonnance médicale.
Mes premières recherches en terrain occidental m'avaient permis de constater que nombreux sont les patients qui, en possession d'une ordonnance, ne cherchent pas à en acquérir le contenu. Par-delà le discours des malades (les uns évoquant la cherté des produits mal ou non remboursés par la sécurité sociale, les autres mettant sur le compte de l'oubli ou de la négligence le fait qu'ils n'achètent pas les médications prescrites), il me semblait qu'il conviendrait d'élucider cette conduite, en m’interrogeant sur le rôle de l'appartenance sociale et culturelle des patients. Poursuivant dans la voie de recherche que je m'étais fixée concernant les liens entre représentations et pratiques sociales relatives à la maladie, j’entrepris d’étudier le rapport entre appartenance culturelle et conduites thérapeutiques en décidant de limiter l'appartenance culturelle à l'origine culturelle religieuse, et les conduites thérapeutiques aux conduites à l'égard des prescriptions médicales. Pour ce faire, je me suis proposée d'étudier la place des ordonnances dans la vie quotidienne des sujets, c'est-à-dire à la fois celle qu'ils leur accordent dans le processus de guérison, et celle qu'ils lui assignent dans l'univers domestique, une question bien évidemment liée à celle de l’usage des médicaments.
Articulée à la problématique anthropologique des constantes et des différences culturelles qui anime la démarche comparative chère à cette discipline, cette question m’a semblé pouvoir être posée dans des termes nouveaux, qui permettent à la fois de rendre compte des raisons pour lesquelles l'attitude des malades vis-à-vis de l'ordonnance varient au sein d’une même catégorie sociale (et de renouveler à cet égard les explications fournies par les sociologues en termes de milieux sociodémographiques et socioprofessionnels) et de rendre compte de certaines récurrences dans les conduites de personnes appartenant à des milieux sociaux hétérogènes, et qui posent des questions coextensives à la première: celles du rapport à l'écriture, à l’efficacité, au savoir et à l'autorité, auxquelles la problématique de l'usage social de l’ordonnance est inévitablement liée.
Une comparaison entre groupes culturels
L’enquête a été menée auprès de personnes d’origine catholique, protestante, juive ou musulmane, habitant dans le Midi de la France. L'appartenance à l'une ou l'autre de ces communautés n'a pas été envisagée comme une adhésion à un corps de croyances et donc pas comme une appartenance religieuse, mais comme participation à un système de valeurs et à une culture. Les patients ont-ils la même attitude face à leur corps, à l’ordonnance médicale, aux médicaments et aux médecins selon qu’ils sont d’origine catholique, protestante, juive ou musulmane, indépendamment du phénomène de la croyance, c'est-à-dire même lorsque les individus ont pris leurs distances avec les religions en question ? Consomment-ils les médicaments de la même façon ? Se conduisent-ils avec leurs médecins de manière identique ? Le but de cette recherche était de comprendre les raisons ou les mécanismes qui sous-tendent les comportements des individus, et de trouver d’autres explications qui puissent compléter les analyses habituellement proposées par les sciences sociales pour en rendre compte.
La question s’est ainsi posée de savoir, une fois l'ordonnance acquise, ce que les patients en font. Quelle valeur lui accordent-ils ? Comment gèrent-ils leur ordonnance, tant du point de vue de son contenu (les médicaments prescrits), que sous sa forme matérielle (la feuille de papier) ? La gestion de l’ordonnance a également été examinée dans ses liens avec l’usage des médicaments (les modalités de leur consommation, la réinterprétation de leur prescription, les représentations dont ils font l'objet, leur place dans l’espace domestique, etc. Des conduites différentes ont pu être mises en évidence, comme par exemple un usage plus collectif des médicaments dans les familles d'origine catholique, et plus individuel dans les familles d'origine protestante, ou encore des motifs de réticence face aux médicaments psychotropes différents selon les groupes examinés.
L’ensemble des résultats obtenus attestent de ce que les patients des groupes culturels considérés ont un rapport différent à l’égard de l’autorité médicale, qui s'aligne d’ailleurs sur l'attitude que les patients pratiquants ont à l'égard de l'autorité religieuse. Par delà le niveau socioculturel des individus, on observe par exemple une soumission plus grande à l'égard du médecin de la part des patients d'origines catholique et musulmane que des patients d'origines juive et protestante. Cette recherche a montré que les comportements des individus à l'égard de la santé, de la maladie et de l’autorité médicale, portent l’empreinte de leur origine culturelle religieuse et de leur histoire. En effet, cette empreinte culturelle trouve ses formes non pas seulement dans les systèmes de pensée auxquels ces groupes se rattachent ou les doctrines sur lesquelles ils s'appuient, mais aussi dans leur histoire collective. Cette étude invite donc à une remise en cause des analyses culturalistes en montrant la nécessité d’intégrer le sens et le poids de l'histoire sur l'empreinte laissée par les cultures religieuses.
Enfin, cette recherche, qui relève en partie de ce que certains appellent l’anthropologie du médicament, ne saurait s'isoler du projet anthropologique général: il s'est agi pour moi non seulement de connaître et de comprendre ce qui relève de l'usage des médicaments, mais aussi ce que l'usage des médicaments nous révèle des individus et de la société (S. Fainzang, Médicaments et société. Le patient, le médecin et l'ordonnance, PUF, 2001).
Le mensonge dans la relation médecin malade
Les enquêtes réalisées dans le cadre de cette recherche avaient mis au jour un certain nombre de comportements de la part des individus à l’égard de leurs médecins. En particulier, j’avais remarqué que nombre de patients mentaient à leur médecin. Ce mensonge prend plusieurs formes. Par exemple, le patient prétend avoir pris ses médicaments, alors qu’il ne l’a pas fait, ou bien il affirme n’avoir rien pris alors qu’il s’est auto-médiqué. J’entrepris donc de m’interroger plus précisément sur la pratique du mensonge et je choisis de l’étudier comme n’importe quelle autre pratique sociale, pour en analyser, d’un point de vue anthropologique, les ressorts et les significations. Cette pratique m’intéressait d’autant plus qu’elle entrait dans le cadre de ce que je considérais comme des conduites paradoxales. En effet, on est là devant un paradoxe patent dans la mesure où on pourrait s'attendre à ce que le patient dise la vérité à cet expert dont il attend une prise en charge efficace. Le mensonge se présente comme un paradigme de la conduite paradoxale puisqu'elle consiste à cacher le réel et, par conséquent, à empêcher le médecin de jouer pleinement et efficacement son rôle de soignant. Je décidais donc d’examiner à quelles conditions les gens mentent : qu'est-ce qui est dissimulé, protégé, à quelles fins ? A quels enjeux le mensonge répond-il ? A quels systèmes symboliques ces conduites renvoient-elles ?
Mais le mensonge n'est pas qu'une conduite de patient ; il est aussi pratiqué par les médecins. Dès lors, il convenait de s’interroger sur les multiples formes et raisons du mensonge, tant de la part des médecins que des patients. Le mensonge du médecin fait l’objet d’une rationalisation aux termes de laquelle c’est pour le "bien" du patient que le médecin lui ment. Tout rationnel qu’il puisse être au sens où il a ses raisons sociologiques et/ou thérapeutiques, le mensonge n’en est pas moins paradoxal au regard des choix des acteurs et en l’occurrence ici, au regard des objectifs d’éducation et d’information du patient. Le mensonge échappe à la seule raison thérapeutique parce qu’il est sous-tendu par des logiques culturelles et sociales. Mon intérêt pour cette question m'a conduit d'une part à susciter une réflexion collective sur le mensonge dans le champ de la maladie et de la médecine (van Dongen E. & S. Fainzang eds, Lying and Illness. Power and Performance, Het Spinhuis, 2005), et d'autre part à mener une enquête de terrain sur la pratique du mensonge dans la relation médecins-malades, avec une réflexion sur son sens, son usage et son rôle, en vue d’éclairer certains mécanismes en jeu dans cette relation.
Les logiques du mensonge médical
L’étude, menée dans des services de maladies graves (cancérologie et médecine interne), révèle que, en dépit de l’obligation légale d’informer le malade sur son état de santé (l’annonce du diagnostic, son évolution, les traitements, leurs effets ou leurs risques), cette information n’est pas toujours donnée au malade, pour des raisons diverses dont j’ai examiné les logiques, entre options éthiques et thérapeutiques.
On y découvre par exemple que, selon certains médecins, l’information ne peut être donnée que si elle concerne le diagnostic, et non pas le pronostic, choisissant de limiter l’information à ce qui est sûr. Or, si cette posture semble raisonnable, compte tenu de la forte incertitude qui caractérise le pronostic et la difficulté de parler d’"information" dans ce cas, la limite n’est pas aisément établie par les médecins, car la frontière entre diagnostic et pronostic est très poreuse. En effet, si aujourd’hui le cancer est plus facilement dit au malade qu’il y a trente ans, en revanche, de nombreux médecins révèlent plus difficilement au malade la présence de métastases, lesquelles renseignent non seulement sur son état mais aussi sur son devenir possible, compte tenu du fait qu’elles sont le signe d’une évolution défavorable. On est là face à ce que j’ai appelé la dimension pronostique du diagnostic, en vertu de quoi on est passé du silence sur la maladie au silence sur ses complications ou son aggravation. On assiste donc à un déplacement de la dissimulation, du non-dit, face à un diagnostic qui, au moins dans l’esprit des individus, porte en lui un pronostic.
Des inégalités sociales d'accès à l'information
Une des conditions les plus fréquemment émises à la délivrance de l’information et à l’énoncé de la vérité, est que le malade soit capable de la comprendre et/ou de la supporter. La question s’est alors posée de savoir comment les médecins parviennent à juger de cette capacité. Or, les observations de terrain menées lors de nombreuses consultations médicales révèlent que le critère qui fonde le choix d’informer le patient est largement social: cette information est ainsi donnée préférentiellement aux malades appartenant aux catégories sociales supérieures, leur distinction laissant supposer au médecin une plus grande aptitude à comprendre l’information, et/ou une plus grande capacité à supporter l’annonce qui leur est faite, dans une confusion entre ces deux types de compétence. L’information est d’ailleurs fournie en fonction, non pas tant de l’appartenance socioculturelle réelle du patient, que du capital culturel qui lui est supposé, sur la base de l’assurance qu’il semble avoir ou qu'il affiche. A l'inverse, elle est davantage soustraite aux personnes de milieux défavorisés. Les comportements des médecins en la matière sont donc modulés non pas seulement en fonction de la capacité du patient à comprendre ou à supporter cette vérité, mais aussi en fonction de ses caractéristiques sociales. Ainsi, bien qu’un certain nombre de médecins souhaitent œuvrer à l’information des patients et se montrent soucieux de modeler leurs comportements en fonction des dispositions psychologiques de ces derniers, cette information obéit-elle largement à des mécanismes sociaux.
Les raisons qui justifient de soustraire l'information au malade sont également au fondement de pratiques de mensonge, amenant parfois le médecin à dire une chose qu’il sait être fausse, en fonction soit du type de patient (selon son âge ou son milieu socioculturel), soit du type de diagnostic (selon sa gravité), ou encore du type de traitement (curatif ou palliatif). Ces pratiques d’information, entre vérités et mensonges, résultent de l’apparition de nouveaux rôles sociaux, pour les médecins comme pour les patients, aujourd’hui tiraillés entre deux modèles: les uns, entre l’incitation à ne pas dire toute la vérité (conformément au "privilège thérapeutique" qui invite le médecin à décider de ce qu’il peut dire ou non) et l’obligation légale d’informer le malade ; les autres, entre la dissimulation au médecin liée à la crainte de son jugement, et les nouvelles valeurs édictées par la démocratie sanitaire que sont l’autonomie, le pouvoir de décision et la compétence. Les usages sociaux de la vérité et du mensonge résultent de la tension entre ces nouveaux rôles sociaux (S. Fainzang, La relation médecins-malades : information et mensonge).
L’automédication et la question de l’autonomie
L’automédication a fait l’objet de perceptions contrastées dans le temps, liées aux implications sociales, économiques, thérapeutiques et culturelles de ce recours, tant le refus ou le choix de la pratiquer est une attitude socialement et culturellement conditionnée. Mes recherches précédentes sur les usages sociaux du médicament m’avaient amenée à constater que l’automédication était souvent pratiquée dans le secret, les malades ayant le sentiment d’agir dans la transgression à l’égard du pouvoir médical, et cherchant à la dissimuler à leur médecin.
Depuis quelques années cependant, les pouvoirs publics incitent largement les individus à pratiquer l’automédication, pour des raisons essentiellement économiques, et mettent en place diverses politiques publiques (décret autorisant le libre accès aux médicaments, déremboursement d’un certain nombre de spécialités pharmaceutiques, etc.) destinées à la favoriser. Dans ce contexte nouveau, j’ai choisi de m’interroger d’une part sur les conditions auxquelles l’usager, mis en situation de devoir apprendre un nouveau comportement, décide aujourd’hui de s’automédiquer et d’autre part, de cerner les dimensions matérielles, cognitives, symboliques et politiques du recours à l’automédication.
J’ai examiné les conditions auxquelles le sujet identifie une manifestation corporelle comme pathologique et les différentes phases du recours à l’automédication, depuis le repérage d’un signe, en passant par l’auto-examen clinique et l’autodiagnostic. Sur ce point, j’ai montré que la distinction faite par la sémiologie médicale entre signes ‘objectifs’ et signes ‘subjectifs’ n’est pas opératoire dans le cadre de l’automédication. En outre, la médicalisation d’un signe corporel qui est au principe de la construction ou de l’identification d’un symptôme donne lieu à l’attribution d’une valeur absolue ou d’une valeur relative à ce symptôme. C’est de cette distinction entre symptômes à valeur absolue et symptômes à valeur relative que procède le choix du recours à l’automédication et des modalités de sa pratique. L’étude des motivations et des conditions du recours à l’automédication a permis de mettre en évidence quatre modèles: un modèle empirique, un modèle substitutif, un modèle moral, et un modèle cognitif. La mise en perspective de l’automédication avec l’expérience passée des sujets pour en interroger le sens, révèle que cette pratique correspond parfois à une tentative de contournement des médecins généralistes, équivalant ainsi à une stratégie d’esquive, lorsqu’il y a parfois eu précédemment recours infructueux à un médecin. Le choix de cette pratique relève alors de la catégorie du jugement ou de l’examen critique du travail médical, puisque ce sont les doutes que le patient nourrit à l’égard de la compétence de son médecin traitant qui le conduit à pratiquer l'automédication. Ce cas de figure montre combien le rapport à l’institution médicale est impliqué dans le recours à l’automédication.
Une telle réflexion suppose d’articuler la question de l’automédication avec celle de l’autonomie, valeur qui prend, dans la société contemporaine, une croissance exponentielle. Jusqu'où le patient se voit laisser la liberté d'agir sans le médecin, c'est-à-dire d'une manière qui soit émancipée de l'autorité médicale ? J’ai donc examiné le traitement social de l’autonomie dans le champ de l’automédication, en vue de cerner ses conditions et ses limites.
S’y est ajoutée une analyse de la controverse sur le libre accès aux médicaments telle qu'elle s'exprime dans l’espace public. Articulé au débat public sur l’automédication, le libre accès aux médicaments fait l’objet d’une vaste polémique entre les acteurs concernés. Il suscite des prises de positions et des discours de la part des pouvoirs publics, de l’industrie pharmaceutique, des médecins, des pharmaciens et des usagers dont j’ai examiné les enjeux et les logiques. J’ai montré que les acteurs recourent à des arguments qui sont tous - bien que diversement - fondés sur une rhétorique de la responsabilité et de l’autonomie, dont j’ai analysé le sens, la portée, et les limites.
La question de la compétence des usagers et le risque attaché à l’automédication figurent parmi les enjeux majeurs autour desquels tourne le débat social sur l’automédication. Cela m’a conduit à examiner à la fois comment se constitue le savoir des usagers, et quelles stratégies les individus adoptent en vue de réduire les risques attachés à l’automédication et aux médicaments. J’ai montré que les logiques mobilisées par les sujets, toute irrationnelle ou toute étrangère aux logiques biomédicales qu’elles puissent être, empruntent à ces logiques médicales, et que les stratégies (diagnostiques et thérapeutiques) personnelles qu’ils élaborent visent à répondre à leur souci de valider et de personnaliser leurs traitements.
Enfin, en contrepoint des nombreux travaux sur la médicalisation, j’ai initié une réflexion sur l’"automédicalisation", dont l’automédication est la mise en acte (S. Fainzang, L’automédication ou les mirages de l’autonomie, PUF, 2012).
"Sujets" de recherches
Aujourd’hui, dans le cadre de mes recherches sur les usages médicamenteux, je poursuis l'étude des stratégies élaborées par les individus pour gérer ce qu’ils identifient comme des risques associés à la consommation de médicaments, qu’ils fassent l’objet d’une prescription ou d’une automédication, autrement dit qu’ils soient prescrits ou choisis.
Dans tous les cas, les individus sont étudiés à la fois en tant qu’aptes à avoir des choix et des attitudes singulières, et en tant que partiellement déterminés par leur histoire et leur place dans la société. De ce point de vue, je les envisage comme des 'sujets'. La conceptualisation que j'ai proposée de la notion de sujet me semble particulièrement bien rendre compte de la manière dont il convient de penser l'individu quand on aborde des problématiques de sciences sociales. Selon moi, l’usage de la notion de sujet n’implique pas de considérer les malades comme des êtres passifs, totalement dépourvus du rôle d’acteurs, pas plus qu’il ne suppose de leur reconnaître une totale indépendance. Il vise à faire référence au caractère à la fois 'agi' et 'agissant' de l’individu, c’est-à-dire au rôle en partie choisi et en partie imposé que celui-ci est amené à jouer. L’individu est un Sujet comme l’est le sujet du verbe, c’est-à-dire auteur, et parfois maître de ses actes, mais il est aussi un sujet comme l’est le sujet du roi, c’est-à-dire en partie assujetti ou inféodé à une force qui le dépasse, en l’occurrence aux déterminants sociaux, au contexte politique et aux influences culturelles, autrement dit à d’autres lois et d’autres règles que les siennes propres. C’est cette tension entre singulier et collectif qu’il nous appartient de saisir lorsqu’on s’intéresse aux conduites sociales dans le champ de la santé et de la maladie.