Reconnaître et utiliser la double compétence de la recherche publique
Le Monde 12 mai 2014, Philippe Lazar & André Syrota
L'Institut national de la santé et de la recherche médicale (Inserm) célèbre cette année son cinquantenaire. Au-delà des hommages qui sont rendus à cette occasion à un établissement public de recherche qui, au fil des décennies, est devenu l’un des principaux organismes mondiaux dans ses domaines de compétence, nous souhaitons que soient mises en valeur deux de ses innovations majeures, dont nous avons le sentiment qu’elles mériteraient d’être généralisées. La première d’entre elles concerne ce que nous appelons expertise « collective » ou, mieux encore, « collégiale ». Elle date des années 1990. La seconde, plus récente, a trait au développement systématique des coopérations interinstitutionnelles que nous désignons sous le terme d'« alliances ».
L’intérêt que l’Etat peut porter à une recherche de haut niveau et à la financer relève certes de questions de prestige – un pays ne saurait demeurer « grand » sans participer activement à l’acquisition mondiale des connaissances scientifiques – mais aussi et peut-être surtout de ses applications potentielles. Or, de ce dernier point de vue, on oublie trop souvent que les apports opérationnels d’une authentique recherche sont le plus souvent imprévisibles. De ce constat, corroboré par toute l’histoire de la science, résultent de nombreuses conséquences qui, curieusement, sont habituellement très loin d’être prises en compte. Elles concernent entre autres la « programmation » de la recherche qu’on se croit de nos jours obligé de généraliser mais qui n’est en réalité vraiment légitime qu’en cas de recours nécessaire à de très lourds moyens d’investigation. De quoi ont en fait besoin au jour le jour les « décideurs », qu’ils soient dans le domaine politique, administratif ou économique ? Ils ont à résoudre des problèmes nouveaux qui, en règle générale, n’ont pas la courtoisie de venir se loger dans des axes programmatiques de recherche définis quelques années auparavant : les exemples du sida et de l’encéphalopathie spongiforme bovine sont éclairants de ce point de vue ! Et ils ont besoin de réponses claires et rapides aux questions qui se posent pour résoudre ces problèmes. Or la recherche est un processus de plus en plus spécialisé, le plus souvent ésotérique, et par nature à long terme. En tant que telle, elle n’est donc guère adaptée à leur apporter l’aide opératoire dont ils ont réellement besoin à court terme.
C’est là qu’intervient l’expertise, pour autant qu’elle soit collégiale, c’est-à-dire qu’elle fasse appel de façon simultanée à toutes les disciplines qu’il convient de mobiliser pour contribuer à l’élaboration des décisions à prendre. Les chercheurs, s’ils sont recrutés sur la qualité et l’originalité de leurs travaux plus que sur leur docilité à s’inscrire dans des « programmes » de recherche, sont collectivement dépositaires d’une intense capacité de recours à toute la diversité des connaissances mondiales disponibles et ce à l’échelle de temps requise pour des décisions opérationnelles. C’est cette autre compétence majeure de la recherche publique dont il conviendrait de prendre conscience aujourd’hui et qu’il faudrait utiliser systématiquement. Les quelque deux cents expertises collégiales réalisées à ce jour par l’Inserm pourraient servir de référence en la matière. L’une des plus marquantes d’entre elles date de 1996, elle fut réalisée à la demande conjointe de la Direction générale de la santé et de la Direction des relations du travail sur la dangerosité de l’amiante environnemental. Elle permit, une semaine après sa remise aux pouvoirs publics, que soit prise en conseil des ministres la décision d’éradiquer l’utilisation de cette substance dont les effets mortifères se sont depuis lors révélés conformes à ses prévisions.
Dans nos sociétés ouvertes, démocratiques et mondialisées, le processus de décision n’a eu de cesse de se complexifier. Cela tient à la nature des problèmes auxquels nous sommes confrontés, qu’il s’agisse du changement climatique, des déséquilibres environnementaux, des urgences sanitaires ou des crises financières. Ce sont là des phénomènes ayant des causes et des conséquences multiples. Pour les sciences de la vie et de la santé, les enjeux dépassent le cadre de la biologie : non seulement d’autres sciences sont concernées pour comprendre toutes les dimensions des problématiques émergentes, mais des paramètres économiques, sociaux et éthiques doivent être intégrés dans la préparation de la décision publique. C’est dans ce contexte fondamentalement multidisciplinaire que l’Inserm a été conduit à réaliser des expertises sur des problèmes sociétaux majeurs tels que les effets de l’environnement sur la reproduction humaine, ceux du stress au travail sur la santé, ou encore sur les pharmacodépendances induites par les médicaments psychotropes, voire sur des sujets particulièrement sensibles et prêtant à légitimes controverses comme la gestion des troubles de conduite chez les enfants et les adolescents.
Cette complexité nouvelle intervient dans un contexte de gestion en temps réel des enjeux. La société de l’information, construite par les médias traditionnels et intensifiée par les médias numériques, a considérablement renforcé le poids des opinions publiques. Tout devient visible, audible, perceptible à chaque instant. On attend des réponses immédiates des pouvoirs publics, dont chaque action (ou inaction) est désormais scrutée par un grand nombre d’observateurs. Cette exigence de réactivité et d’efficacité ne rend que plus nécessaire la capacité à mobiliser de manière souple et coordonnée les acteurs de la recherche. Non seulement nous devons fédérer des compétences variées, mais nous devons le faire de plus en plus souvent dans une logique d’urgence. Les « alliances » sont nées de ce constat. L’Alliance nationale pour les sciences de la vie et de la santé (Aviesan), la première d'entre elles, naquit en 2009 à la suite, justement, d’une crise difficile à gérer : la flambée de chikungunya dans l’océan Indien. L’Etat ne disposait pas alors d’interlocuteur ayant une vision globale du problème. Depuis, Aviesan et Allenvi (Alliance nationale de recherche pour l'environnement) ont mobilisé leurs meilleurs experts sur des sujets spécifiques (effet des expositions aux pesticides) ou globaux (changements climatiques et santé). Les alliances donnent ainsi une dimension nouvelle à l'expertise collégiale en facilitant la mobilisation de tous les acteurs de la connaissance. Ce sont des outils de coordination et d’intelligence collective, organisées par thématiques cohérentes, susceptibles de définir rapidement des priorités et de nourrir des choix pragmatiques. Expertises collégiales à vocation multidisciplinaire, alliances inter-organismes à coordination souple et horizon élargi : ces deux innovations ayant émergé dans l’histoire de l’Inserm nous semblent porteuses d’un renouvellement important du contrat démocratique entre l’Etat, la science et la société. Il faut apprendre à mieux utiliser les institutions de recherche dans leur double vocation : à long terme permettre de comprendre, à court terme aider à agir à partir de ce que l’on sait déjà.