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­­­Le gène de l'obésité à l'épreuve du soupçon

 PIERRE LE HIR, Le Monde, 22 avril 1998

Cette histoire de poker menteur débute en 1994, lorsque l'Inserm (Institut national de la santé et de la recherche médicale) ouvre, à la faculté de pharmacie de l'université Rennes-I, une unité de « nutrition, métabolisme lipoprotéique et athérosclérose ». L'équipe, une petite trentaine de personnes, est dirigée par un docteur en médecine de trente-cinq ans, Bernard Bihain. Ce Belge, diplômé de l'Université libre de Bruxelles, a travaillé plusieurs années aux Etats-Unis, dans les universités Columbia et de Louisiane. Deux ans plus tôt, il a surtout publié, dans la revue Biochemistry, un article sur la dégradation des déchets graisseux d'origine alimentaire dans le foie, qu'il explique en émettant l'hypothèse de la présence d'un récepteur spécifique : une protéine baptisée LSR (Lipolysis stimulated receptor). On imagine l'intérêt suscité par cette « découverte » : si un tel récepteur existe dans les cellules hépatiques, et s'il possède la propriété d'éliminer les mauvaises graisses, évitant ainsi leur accumulation dans les tissus adipeux, on peut alors imaginer d'agir sur des pathologies comme l'athérosclérose et l'obésité. Les perspectives thérapeutiques sont lointaines : il reste à identifier le ou les gènes gouvernant la synthèse de cette protéine, puis à élaborer des molécules susceptibles d'activer ces gènes lorsqu'ils sont déficients chez un patient. Mais les espoirs sont à la mesure du « marché » de l'obésité. La réussite paraît à portée de main, puisqu'en février 1997 l'Inserm signe un contrat de collaboration de recherche avec la société française Genset (350 salariés et 99 millions de francs de chiffre d'affaires), l'une des entreprises européennes les plus actives dans le domaine de l'analyse du génome humain, la génomique. « Pour identifier le gène qui, parmi 80 000 autres, code pour la protéine LSR, nous avions besoin de la force de frappe de Genset et de son centre de séquençage », explique Bernard Bihain. Le mariage semble fécond : six mois plus tard, les deux partenaires déposent une demande de brevet pour le précieux gène. A la clé, un projet de laboratoire commun dont le financement une soixantaine de millions de francs sur trois ans fait largement appel aux collectivités bretonnes. Destiné à « réaliser les travaux de recherche permettant l'exploitation et la commercialisation du LSR », il doit être géré par un groupement d'intérêt économique (GIE). Mais, entre-temps, le doute a commencé à s'insinuer. Au mois de mai, la commission scientifique de l'Inserm chargée de l'examen quadriennal de l'unité 391 ne l'a reconduite que par 13 voix sur 22. « Du fait du secret industriel entourant l'accord avec Genset, nous manquions d'éléments d'évaluation scientifique. De plus, les relations entre le directeur et certains de ses collaborateurs nous ont paru très tendues, relate le président de la commission, Jean-Claude Stoclet, professeur à l'université Louis-Pasteur de Strasbourg. Mais nous avons estimé qu'il fallait donner à Bernard Bihain la possibilité d'apporter la preuve du bien-fondé de ses hypothèses. » Le doute fait place au soupçon quand, début juillet, deux membres de l'équipe demandent la « protection morale » du président de l'université Rennes-I, Jacques Lenfant. « J'avais fait une manipulation qui n'avait pas marché, raconte l'un d'eux. Je l'ai dit à Bihain, qui m'a répondu de ne pas m'inquiéter, qu'on allait la refaire. Mais il a quand même utilisé les résultats, alors qu'ils étaient inexploitables. J'ai eu peur que l'on m'accuse, plus tard, d'avoir moi-même faussé les données. » Ce récit n'est pas isolé. Mi-septembre, à la demande de l'université rennaise, Bernard Bigot, directeur général au ministère de la recherche et de la technologie, nomme une commission d'audit présidée par Pierre Corvol, professeur au Collège de France. Vingt-quatre témoignages écrits sont recueillis sous le sceau de la confidentialité, dont sept concernent l'activité scientifique de l'unité. Ces « dépositions », rapporte Jacques Lenfant, « tendent à montrer que le directeur a privilégié des résultats et en a ignoré d'autres, en vue de conforter une hypothèse a priori ». Un membre de l'équipe confirme aujourd'hui avoir constaté « des discordances entre les données utilisées dans des publications (parues et soumises) et le rapport d'activité quadriennal et certains résultats expérimentaux ». En clair, Bernard Bihain est suspecté de fraude scientifique. La plus terrible des accusations contre un chercheur. La mystérieuse protéine LSR serait un récepteur fantôme du moins dépourvu des propriétés espérées , et son gène, une pure spéculation !

Le rapport Corvol, resté confidentiel, fait état d'« accusations graves et concordantes » mettant en cause « l'intégrité scientifique des résultats présentés », et préconise « une analyse plus approfondie » par des spécialistes du sujet. Une expertise officieuse réalisée, sur la foi des mêmes témoignages, par Michel Philippe, professeur de biologie à Rennes et aujourd'hui directeur adjoint du département des sciences de la vie du CNRS, souligne, elle aussi, que les travaux de l'unité 391 posent de « très nombreux problèmes ». Elle relève notamment de troublantes variations, au fil des publications, dans les poids moléculaires du fameux récepteur. Bernard Bihain nie tout en bloc, farouchement : « Jamais je n'ai écrit quelque chose que je savais être faux. Et jamais je n'ai écarté quelque chose que je savais être vrai mais qui était contraire à ma théorie. Aucun chercheur de mon laboratoire ne l'a jamais fait. Sinon, il aurait été aussitôt exclu. » Bernard Bigot, qui a repris l'enquête à son compte, vole à son secours : « A ce jour, écrit-il le 15 décembre, aucun élément formel ne vient réfuter la recherche entreprise et conduite par l'unité 391 et son directeur. » Blanchi ! Le conseil scientifique de l'Inserm se prononce lui-même, à l'unanimité, en faveur de la reconduction de l'unité pour quatre ans, en conseillant toutefois un réexamen à mi-parcours. Une recommandation non retenue par le directeur général de l'Institut, Claude Griscelli. Mais l'affaire rebondit en février 1998, avec la parution de deux articles dans la revue britannique Nature. Celle-ci révèle que deux collaborateurs de Bernard Bihain ont démarche rarissime demandé le retrait de leur signature d'un article soumis au prestigieux journal de l'Académie des sciences américaine, Proceedings of National Academy of Sciences, pour « fausse interprétation » de leurs données expérimentales. Dans le même temps, le ministère de la recherche annonce qu'il va faire mener « un complément d'enquête scientifique ».

Depuis, le malaise s'épaissit, alimenté par la discrétion, sinon le mutisme, des autorités. Le directeur général de l'Inserm s'en remet aux conclusions de la nouvelle expertise : « Il serait très dommageable qu'une équipe travaillant dans un domaine où la compétition industrielle est vive soit déstabilisée par des soupçons qui se révéleraient n'être que des rumeurs. Mais, si le défaut de sincérité est avéré, la sanction sera immédiate. Je me réserve la possibilité de faire réévaluer l'unité 391 à tout moment. » La commission d'enquête, pour laquelle quatre experts étrangers ont été sollicités, n'a pas commencé son travail. Alors ? L'affaire laisse perplexe. Comment concevoir qu'un chercheur ait pris le risque de tricher délibérément, sachant que, tôt ou tard, ses résultats ne pouvant être reproduits, il serait démasqué, et sa carrière brisée ? Mais comment comprendre, si sa bonne foi n'est pas en cause, les attaques convergentes dont il est la cible ? Sans doute l'histoire des sciences est-elle émaillée de controverses. Les exemples abondent de géniaux inventeurs convaincus de falsification ou, à l'inverse, de savants injustement traînés dans la boue. Certains se soldèrent par des scandales retentissants : on se souvient des fameux et fumeux rayons « N », prétendument découverts au début du siècle par le physicien français René Blondot ; de « l'homme de Piltdown », dont le crâne fossile, fabriqué de toutes pièces, abusa durant quarante ans les paléontologues les plus perspicaces ; ou, a contrario, du Prix Nobel de médecine américain David Baltimore, soumis pendant dix ans à l'opprobre général avant d'être réhabilité. On n'a pas oublié non plus la tempête soulevée, et toujours pas apaisée, par la « mémoire de l'eau » de Jacques Benveniste. Mais, le plus souvent, la communauté scientifique préfère régler ses comptes en famille. Dans le cas présent, on a peine à croire, avec Me Olivier Schnerb, avocat du barreau parisien, auquel Bernard Bihain a confié sa défense, que l'histoire se résumerait à « une campagne inouïe de calomnie », manigancée par un chercheur renvoyé de l'équipe et opportunément relayée par la revue Nature, trop heureuse d'épingler la recherche et l'industrie biomédicales françaises. L'explication paraît un peu courte, même si les méthodes de gestion du directeur, dont beaucoup de collaborateurs affirment qu'il les « terrorisait », lui valent de solides rancoeurs. « C'est une affaire pourrie par l'argent », plusieurs scientifiques en sont convaincus. Philippe Froguel, directeur du département de génétique de l'Institut Pasteur de Lille, n'imagine pas que son collègue soit « un truqueur ». Mais, pense-t-il, « la tendance naturelle des chercheurs à surestimer leurs résultats et à vendre la peau de l'ours prématurément est aggravée par leurs besoins de financement et par la médiatisation de leurs travaux. » Selon lui, « Bernard Bihain, qui a construit toute sa carrière sur une seule idée, s'est acharné à la défendre, a tout brûlé pour elle, et la pression des biotechnologistes l'a amené à aller au-delà de ce qu'il avait réellement montré. » LE généticien Axel Kahn, qui dit « très bien connaître » le dossier, n'y voit, lui non plus, « pas d'élément de fraude à proprement parler ». Peut-être Bernard Bihain a-t-il « un peu forcé la main, pour vendre son projet avec une agressivité toute américaine. Mais une promotion un peu agressive n'est pas une fraude et, après tout, le risque est pour Genset. » La société de génomique, dont le cours des actions n'a nullement pâti de ces démêlés, continue de « soutenir complètement » son partenaire et leur projet commun. Son PDG, Pascal Brandys, assure n'avoir « aucun doute quant à la réalité du gène du LSR », que Genset a « cloné et séquencé ». Mais il admet que « l'on peut discuter de l'importance de ce gène et de son implication dans les mécanismes cellulaires de l'obésité ». Ainsi, la spécificité du LSR resterait à établir de façon formelle, dans un centre de recherche et de développement que le chef d'entreprise veut toujours construire, mais « ailleurs que dans la région rennaise ». A ses yeux, la querelle « illustre les difficultés de la valorisation industrielle en France ». Le procès en vérité scientifique se double en effet d'un différend moins désintéressé. L'université bretonne n'a guère apprécié d'avoir été « tenue à l'écart » des accords conclus entre l'Inserm et la société Genset, qu'il s'agisse du projet de laboratoire commun prévu non pas sur son domaine, mais sur un campus voisin aménagé à l'initiative du conseil général d'Ille-et-Vilaine ou des éventuelles royalties attachées au brevet du LSR. Quel qu'en soit le dénouement, l'histoire interroge la communauté scientifique. La recherche ne saurait être régie par la loi du secret. La plus sûre façon de refermer le dossier de l'unité 391 et de crever l'abcès qui empoisonne aujourd'hui l'Inserm serait de mettre sur la table toutes les pièces. Sous peine de continuer à entretenir la folle spirale du soupçon.