Les années 1970 seront celles de la neurobiologie
Le Monde, 17 octobre 1970
Le prix Nobel de médecine et de physiologie, décerné aux professeurs A x e 1 r o d (États-Unis). Katz (G. -B.) et von Euler (Suède), consacre une série de travaux menés indépendamment, mais qui tous concourent à l'éclaircissement des connaissances sur les fonctions du système nerveux périphérique et central, leur mécanisme biochimique, et l'identification des substances (ou " médiateurs ") qui font office de messagers entre les nombreux neurones du système nerveux central, d'une part, et d'autre part, les terminaisons des neurones périphériques et les organes, et les cellules innervées par les neurones. Le cerveau se compose de dix milliards d'unités, ou neurones, reliées entre elles par un très vaste système de connexions. Les points de contact de ces neurones (et ceux qu'ont les terminaisons nerveuses avec les cellules réceptrices des organes périphériques) ou synapses, sont le lieu où se fait la transmission des informations apportées par le système nerveux. Le mécanisme qui préside à cette transmission est connu depuis les premiers travaux d'Eccles. Étudiant la transmission des influx nerveux au niveau des fibres musculaires, il a montré qu'elle se produisait par la libération d'une substance (ou transmetteur, ou médiateur) qui réagit avec un récepteur spécifique au niveau de la membrane cellulaire située après la synapse, la rendant ainsi perméable à certains ions. L'étude de la pharmacologie de ces " transmetteurs " revêtait un intérêt essentiel pour la compréhension des mécanismes si complexes de la commande et de la régulation nerveuse. Elle fut entreprise, au départ, au niveau des organes périphériques (muscles, etc.), où les effets des stimulations nerveuses pouvaient être contrôlés par des moyens simples, plus simples qu'au niveau du cerveau lui-même, dont le phénoménal enchevêtrement décourageait, à première vue, toute entreprise de cet ordre.
L'un des premiers " médiateurs " chimiques identifiés, la noradrénaline, le fut par von Euler, en Suède, air niveau des glandes surrénales. Il étudia ensuite les caractéristiques de stockage de la noradrénaline dans les nerfs sympathiques (vésicules synoptiques). Katz, en Angleterre, qui travaillait, lui, sur l'acétylcholine (autre médiateur chimique), découvrit en 1952 que cette substance est libérée sous la forme de paquets de molécules (ou quanta) remarquablement uniformes par leur volume et leur quantité. Il postula, et démontra, que sous l'action des influx nerveux se produisait une décharge synchronisée de ces " quanta " de médiateurs, et il mesura les liens entre cette libération, l'atteinte des sites récepteurs et les constantes électrophysiologiques (influx nerveux électrique). Axelrod, pour sa part, qui est l'un des maîtres de la pharmacologie biochimique moderne, travailla dès 1958 sur le métabolisme de la noradréline. Utilisant, pour la première fois, une noradrénaline radio-active, il montra que, lorsque celle-ci est injectée dans la circulation périphérique, elle est captée spécifiquement dans les neurones noradrénergiques du système sympathique et se comporte exactement comme le médiateur que les neurones détiennent à l'état naturel. Il devint alors possible d'étudier les caractéristiques de synthèse, de stockage, de libération et d'inactivation de cette substance. Cette découverte ouvrait la voie à la " pharmacologie de la transmission synoptique, c'est-à-dire à l'étude de l'action des divers médicaments que l'on utilise sur les mécanismes de cette transmission.
Ensuite, et avec les docteurs Iversen (G.-B.) et Glowinski (qui travaille actuellement au Collège de France et qui est l'élève de Mme Albe-Fessard), il fit la démonstration de l'identité entre les processus chimiques observés au niveau des neurones périphériques et ceux qui se déroulent au sein de la masse cérébrale. Axelrod et ses collaborateurs étudièrent alors le métabolisme de la noradrénaline dans les neurones centraux. Ils réussirent, par injection de noradrénaline dans le liquide céphalorachidien, à marquer les neurones noradrénergiques centraux et à étudier le métabolisme de ce médiateur dans le système nerveux central Ils appliquèrent ces recherches à l'étude, par des approches semblables, du métabolisme de la dopamine dans les neurones dopaminergiques du système nerveux central. Il devint alors possible d'étudier les modifications de régulation du système nerveux central et d'établir des corrélations avec les modifications des fonctions physiologiques (thermorégulation, sommeil, etc.) qui sont sous la dépendance de ces systèmes de neurones. Toute une série de travaux sur les caractéristiques métaboliques du système nerveux central et périphérique furent alors entrepris et se poursuivent actuellement. Leur incidence pharmacologique est considérable. Une autre partie des travaux d'Axelrod et de son équipe (Wurtman) a consisté en l'étude des caractéristiques métaboliques d'une hormone, la mélatonine, localisée dans la glande pinéale et qui vraisemblablement joue un rôle important dans les mécanismes neuro-endocrinologiques.
Le célèbre psychiatre américain Kety et Axelrod contribuèrent beaucoup au développement de la pharmarcologie biochimique dans le monde, et le laboratoire de neuropharmacologie biochimique du Collège de France, qui travaille sur ces problèmes et qui étudie les mécanismes de régulation des neurones monoaminergiques au niveau du système nerveux central, fut créé en grande partie grâce à leurs efforts. Son extraordinaire complexité semblait, il y a quelques années, rendre le système nerveux central inaccessible aux moyens et aux modèles expérimentaux qui avaient permis de comprendre et de relier les processus biochimiques aux fonctions. Les progrès de la neurochimie et de la neurobiologie auxquels les trois lauréats du Nobel 1970 ont beaucoup contribué indiquent à l'évidence que l'esprit est, lui aussi, accessible à l'étude la plus précise et qu'il obéit, comme il était prévisible, aux grandes lois de la régulation et de la détermination chimiques. Les conséquences de ces recherches sont particulièrement importantes en un domaine où la thérapeutique est encore si tragiquement démunie, et tout permet de penser que la décennie scientifique ouverte en 1970 sera celle de la neurobiologie.
Un congrès de l'UNAFAM sur les comportements schizophréniques
C. B., Le Monde, 26 novembre 1980
Sur le thème : les comportements schizophréniques ", l'Union nationale des familles de malades mentaux (UNAFAM) (1), que préside M. Yvon Gasser, vient de réunir à Paris son treizième congrès. Le professeur Jacques Glowinski en particulier, professeur au Collège de France, a rappelé les progrès extrêmement rapides des sciences neurobiologiques depuis trente ans. " Il est vrai, a-t-il noté, que, dans bien des cas, nous ne corrigeons que des symptômes et que nous manquons des outils cruciaux qui permettraient de vaincre la maladie. " Pourtant, a-t-il ajouté, l'avènement des neuroleptiques, dans les années 1952-1953. " a considérablement changé le sort des malades, et les recherches actuelles en neurobiologie s'annoncent particulièrement fécondes pour comprendre les processus qui mènent à certaines maladies mentales ", tout particulièrement la schizophrénie il faut, a déclaré le professeur Glowinski " comprendre où est le site de l'action antipsychotique des neuroleptiques " ; il faut percer le rôle, en la matière, des neuromédiateurs : il faut, enfin, se refuser à opposer le biologique et le psychologique. Car la schizophrénie, a rappelé le docteur Pierre Bour (Dijon) est aussi une maladie de la relation. D'où le rôle majeur que jouent, dans cette affection comme dans l'ensemble des maladies mentales, les familles et l'entourage du patient, et qu'ont mis en évidence le professeur Georges Lanteri-Laura et les docteurs Pierre Sevestre et Françoise Coloni (Paris). Les proches des grands malades mentaux, ont-ils souligné, paient eux-mêmes un très lourd tribut à une affection pour laquelle la formule idéale de soins n'existe pas, pour laquelle la seule règle viable est le pragmatisme et qui impose enfin, une collaboration constante des médecins, de l'institution soignante et de la famille. Cette collaboration existe-t-elle ? Les familles de malades mentaux - les schizophrènes et les autres - formulent sur ce point un certain nombre de réserves : " À notre égard, disent les responsables de l'UNAFAM, l'indifférence des soignants, voire leur attitude de rejet, est générale ; s'y ajoutent le corporatisme de beaucoup d'infirmiers, la noria des internes, le silence enfin, auquel nous nous heurtons tous les jours. " Les responsables de l'UNAFAM souhaitent aussi que " les hôpitaux psychiatriques soient des lieux de soins actifs, ce qui est loin d'être toujours le cas ; que cesse d'y pratiquer l'amalgame des pathologies ", amalgame qui est presque partout la règle. Les familles veulent surtout voir se développer des " structures intermédiaires " (foyers de test-cure, appartements thérapeutiques...) qui soient à la fois une alternative à l'asile et des lieux de réadaptation sociale et professionnelle. " Il faut sur ce point multiplier les expériences. " Les familles souhaitent enfin que se modifie " image même de la maladie mentale, trop souvent encore perçue comme une pathologie qu'il faut cacher. L'UNAFAM organise des permanences, des consultations sociales, juridiques et psychologiques.
(1) 8, rue de Montyon, 75009 Paris. Tél 523-19-59 et 770-11-98.
Jacques Glowinski au Collège de France. Une neuropharmacologie d'avant-garde
Un pharmacien, docteur ès sciences, succède au Collège de France au psychiatre prestigieux qu'est Julian de Ajuriaguerra. La chaire de neuropsychologie du développement devient celle de neuropharmacologie, dont M. Jacques Glowinski prononçait vendredi 28 février la leçon inaugurale.
Dr. ESCOFFIER-LAMBIOTTE, Le Monde, 31 janvier 1983
Les chaires du Collège sont, par tradition, adaptées à la compétence particulière des hommes qui les occupent et réservées aux disciplines d'avant-garde plus qu'aux traditions académiques. Tel est le cas de l'étude des agents influençant l'humeur et les comportements, la vigilance ou le sommeil, la douleur, l'angoisse ou la mémoire, toutes fonctions régulées par le système nerveux central. La neuropharmacologie, discipline scientifique, est réellement née en 1952 en France, après la période archaïque de la thériaque, du pavot et de la coca, avec la découverte du premier médicament actif sur les maladies mentales, la chlorpromazine. Une série d'autres substances, presque toutes isolées par hasard, apportèrent dans les trente années qui suivirent cet événement mémorable un soulagement inespéré à des troubles de l'esprit jusqu'alors inaccessibles à la thérapeutique. Mais aussi, mais surtout, estiment les neurobiologistes, ces agents, qui ont pour dénominateur commun leur impact sur le cerveau, offraient d'incomparables outils pour tenter d'en comprendre le fonctionnement, pour disséquer les mécanismes élémentaires présidant aux multiples interactions entre les cent milliards de neurones qui le composent, pour discerner les grands systèmes de régulation des voies nerveuses qui connectent les structures dans lesquelles sont groupés ces neurones, sous la forme d'ensembles à fonctions données. La plupart des substances psychotropes (qui agissent sur l'esprit) interfèrent avec la transmission des signaux chimiques par lesquels les cellules du cerveau communiquent entre elles, et dont la nature, ou l'organisation, signe la spécificité d'une fonction, d'une humeur ou d'un comportement. Ces " messagers chimiques " du cerveau, ou neuromédiateurs, étaient encore inconnus en 1950. Une trentaine, de nature chimique diverse, ont été isolés aujourd'hui, dont on commence seulement à comprendre les fonctions et les emplacements dans les diverses structures cérébrales, qu'ils se présentent sous la forme de " systèmes exécutifs identifiés " ou de vastes réseaux régulateurs harmonisant les systèmes spécialisés qu'ils transcendent. La plupart des " médicaments de l'esprit " (neurotropes) agissent sur ces " systèmes régulateurs " dont une perturbation minime, indécelable sur le plan anatomique, peut engendrer des désordres mentaux considérables, une sorte d'anarchie, de discordance de l'esprit, de l'humeur, des émotions, et des comportements, du type de celle que l'on observe par exemple, dans la schizophrénie.
L'ordinateur cérébral
Il est deux façons d'aborder la complexité des mécanismes cérébraux. L'une, réductionniste, consiste en l'étude ponctuelle, approfondie, biochimique ou physique de l'un des systèmes-types d'action ou de transmission nerveuse : un transmetteur comme l'acétylcholine et son récepteur, par exemple. L'autre façon, que les travaux de Jacques Glowinski et de son équipe ont brillamment illustrée, consiste à passer du ponctuel au général, des systèmes cellulaires cohérents " exécutifs ", dont les rôles isolés commencent à être compris, à l'organisation globale qui les coiffe, qui les régule et qui harmonise leurs actions, comme un ordinateur commanderait, par tout un réseau de communication et de transmission, le fonctionnement d'une usine ou le flux de la circulation dans une ville. Il semble, pour simplifier beaucoup, que l'on peut concevoir les maladies du système nerveux (maladie de Parkinson, d'Alzheimer, Chorée de Huntington par exemple) comme résultant de lésions de certains systèmes " exécutifs " du cerveau, alors que les maladies mentales, les troubles de l'humeur, de l'esprit ou du comportement seraient liés non à une lésion anatomique, mais à un trouble du " réseau de régulation " harmonisant la marche de tous ces systèmes exécutifs. Identifiant certaines de ces voies régulatrices, notamment par l'emploi pilote de médiateurs radioactifs, l'équipe de M. Glowinski a pu, en les détruisant chez l'animal, reproduire des comportements étrangement analogues à ceux des grands malades mentaux, sorte de déséquilibres en chaîne explicables seulement par le dérèglement, " la dysrégulation ", des grandes voies de communication cérébrales. Comprendre le fonctionnement minutieusement équilibré des multiples systèmes constituant l'esprit, puis les mécanismes de ses dérèglements, par le jeu d'outils pharmacologiques puissants et précis, tels sont les objectifs d'une neuropharmacologie d'avant-garde, celle que pratique l'équipe de Collège de France et qui fait de ses membres, bien au-delà de la pharmacologie classique, des tenants de cette neurophysiologie où Claude Bernard percevait les fondements de la médecine scientifique.
Avancée française dans l'explication des mécanismes de l'addiction
Une nouvelle étape vient d'être franchie par une équipe de biologistes français dirigés par Jean-Pol Tassin et Jacques Glowinski (unité 114 de l'Inserm, Collège de France) dans la compréhension des mécanismes de l'addiction.
Jean-Yves Nau, LM, 25 avril 2006
Une nouvelle étape vient d'être franchie par une équipe de biologistes français dirigés par Jean-Pol Tassin et Jacques Glowinski (unité 114 de l'Inserm, Collège de France) dans la compréhension des mécanismes de l'addiction.
Publiés le 24 avril dans les Comptes rendus de l'Académie des sciences américaine, ces résultats démontrent que l'addiction implique la participation de trois neuromodulateurs - et non d'un seul comme on le pensait jusqu'à présent - qui interagissent les uns avec les autres. A la différence de la centaine de neuromédiateurs connus qui participent à la transmission des informations de neurone à neurone, les neuromodulateurs sont des molécules légèrement différentes qui, comme leur nom l'indique, modulent les perceptions en les amplifiant ou en les atténuant. "On avait depuis longtemps établi chez l'animal que l'une d'entre elles - la dopamine - était très directement impliquée dans les mécanismes de dépendance aux opiacés et aux psychostimulants,explique Jean-Pol Tassin. Mais on observait aussi des résultats discordants. Nous avons cherché à comprendre pourquoi."
Dépendance aux amphétamines
Les chercheurs français se sont intéressés aux conséquences, chez des souris ou des rats de laboratoire, d'administrations répétées, dans certaines régions cérébrales, de substances psychoactives, comme les amphétamines ou la cocaïne. Il avait déjà été observé, dans une zone cérébrale profonde (le noyau acumbens), que la production de dopamine pouvait varier avec le nombre d'injections, ce phénomène constituant un reflet généralement admis de l'installation de la dépendance. Des élèves de Jean-Pol Tassin ont prolongé cette étude en s'intéressant dans un premier temps à cet autre neuromodulateur qu'est la noradrénaline et ce dans une autre région du cerveau, le cortex frontal. Ils ont alors observé une production extraordinairement élevée de noradrénaline chez des animaux qui, après quelques injections, avaient été rendus dépendants aux amphétamines. Cette production est assurée par des neurones spécialisés, eux-mêmes couplés avec les régions cérébrales des fonctions visuelles, auditives ou tactiles. Le système noradrénergique, devenu hyper-réactif, n'est plus sous contrôle.
"Nous avons aussi observé, avec un grand étonnement, que ce dérèglement pouvait se maintenir pendant plusieurs mois en l'absence d'administration de substance psychoactive, souligne Jean-Pol Tassin. Forts de ce résultat, nous avons cherché quelle était la substance qui contrôlait la production de noradrénaline. Il s'agissait d'un troisième neuromodulateur - la sérotonine -, dont nous avons pu établir que la production était également perturbée du fait du dérèglement de la noradrénaline. On peut donc bien parler de découplage pathologique entre les trois principaux modulateurs connus, sur lesquels agissent aussi des médicaments comme les neuroleptiques ou les antidépresseurs."
Ces chercheurs ont établi que l'alcool pouvait induire, de manière plus intense encore, un tel découplage. Celui-ci est aussi observé avec la cocaïne et la morphine mais pas avec la nicotine, ce qui laisse penser qu'elle n'est pas directement à l'origine de la puissante dépendance au tabac. Ils suggèrent que ce découplage pourrait être un élément essentiel expliquant que tous les individus ne sont pas également sensibles à la dépendance, le stress in utero ou en bas âge jouant un rôle fragilisateur déterminant.