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Les chercheurs réclament une transparence totale sur les données issues du génome humain

Le programme « Génome humain », qui prévoit le décryptage intégral de notre patrimoine héréditaire, est définitivement entré dans sa phase industrielle. Certaines firmes américaines seraient en effet sur le point de posséder des séquenceurs automatiques capables de décrypter, chaque jour, jusqu'à 4O millions de paires de bases. Une évolution qui inquiète grandement les scientifiques, soucieux de garder le libre accès à cette connaissance essentielle pour l'avenir de l'humanité, même s'il est nécessaire de reconnaître les droits de propriété des groupes industriels qui investissent dans cette recherche.

CATHERINE VINCENT, Le Monde, 28 janvier 1995

Accessibilité totale aux données issues de notre patrimoine génétique, ou prise de contrôle par quelques grands groupes industriels ? Tel est l'enjeu du débat sur la propriété intellectuelle dans le domaine du vivant, qui a mobilisé, les 26 et 27 janvier, les ténors internationaux des recherches sur le génome humain. Réunis sous l'égide de l'Académie des sciences, cette centaine d'experts, biologistes, juristes ou industriels, se sont attelés à une tâche aussi ambitieuse qu'essentielle : s'entendre sur les principes de base qui permettraient de concilier « l'éthique des recherches sur le génome et leurs applications, la nécessité de préserver la libre circulation de l'information scientifique, la reconnaissance des droits de propriété et l'attachement aux critères généralement admis de brevetabilité ». « On assiste actuellement à une évolution très dangereuse , qui menace l'accessibilité à l'ensemble des données issues de la génétique », affirme François Gros, professeur au Collège de France et secrétaire perpétuel de l'Académie des sciences. Les Américains, qui furent les premiers promoteurs du programme « Génome humain », ont en effet bien mené leur barque. L'un de leurs objectifs prioritaires, qui était de développer des séquenceurs de gènes réellement performants, est désormais en passe d'être atteint, Avec une bonne longueur d'avance sur l'Europe, et même sur le Japon. Plusieurs grandes firmes seraient ainsi sur le point de posséder des séquenceurs automatiques capables de décrypter, chaque jour, jusqu'à 40 millions de paires de bases (les « briques » élémentaires des gènes). Quand on se souvient que l'ensemble du génome humain comporte seulement 3,5 milliards de paires de bases, on mesure sans peine le pouvoir que détiendra bientôt cette poignée d'industriels, dépositaires d'une connaissance potentielle gigantesque pour la recherche et la santé publiques.

Plusieurs entreprises américaines continuent de déposer des demandes de brevet sur des séquences génétiques partielles

Lancé en 1989, le programme « Génome humain » prévoit le décryptage intégral, dans les dix ans à venir, de notre patrimoine héréditaire. Les résultats accumulés ces dernières années, notamment par l'équipe française du Généthon, ouvrent d'ores et déjà d'innombrables perspectives pour la compréhension, le dépistage, voire le traitement de multiples maladies à composante héréditaire. C'est dire l'enjeu scientifique, médical et économique de ces recherches. Des recherches dont le bon déroulement implique avant tout, rappelle l'Académie des sciences, « que les entreprises (...) puissent intervenir efficacement, sans freins inutiles, dans le plein respect d'une éthique sauvegardant les droits de l'homme ». Car le programme « Génome humain », ce colloque en témoigne, a définitivement bouleversé l'univers de la biologie, jusqu'alors relativement protégé, de la loi du marché. Des exemples ? Ils abondent. C'est, en 1992, l'affaire du National Institute of Health (NIH) américain, qui provoque un tollé dans la communauté scientifique en déposant des demandes de brevets sur plusieurs milliers de séquences génétiques « partielles », dont on ne connaît ni la nature ni la fonction (Le Monde du 26 août 1992). C'est encore, en 1994, une polémique qui éclate entre des chercheurs français et une firme américaine, autour d'un contrat portant sur des gènes du diabète et de l'obésité (Le Monde du 24 mars 1994). C'est enfin, chaque mois ou presque aux Etats-Unis, un accord passé entre un grand laboratoire (le plus souvent pharmaceutique) et une jeune entreprise de biotechnologie financée par des capitaux à risque qui s'engage à fournir, clés en main et en exclusivité, les gènes de telle ou telle maladie... C'est, en un mot, un véritable marché qui se met en place. « Si le NIH semble décidé à ne pas poursuivre son offensive [l'Institut a annoncé, en février 1994, renoncer à faire appel du refus de l'Office fédéral des brevets], plusieurs entreprises américaines continuent de déposer régulièrement des demandes de brevets sur des séquences génétiques humaines », indique-t-on de source autorisée. Ces demandes coûtant fort cher (entre 20 et 45 000 francs par demande), les sociétés les plus offensives, telles que Human Genome Science (Rockville, Connecticut) ou Incyte Pharmaceuticals Inc. (Palo Alto, Californie), les réservent désormais à des séquences génétiques complètes (contenant l'intégralité d'un gène) et non plus partielles. Des demandes dont aucune n'a abouti jusqu'à présent ce qui ne résout pas pour autant les problèmes que soulève cette démarche, tant le flou, éthique et juridique, subsiste en matière de propriété intellectuelle sur le vivant.

Face à la gigantesque bataille qui pourrait ainsi se livrer autour de nos gènes, deux positions diamétralement opposées s'affrontent actuellement. La première, défendue par quelques grands groupes américains, revendique la propriété exclusive, pour elles-mêmes ou leurs filiales, de ces fabuleuses banques de données. La seconde, soutenue par la majorité des scientifiques et une bonne partie des industriels, estime au contraire que la libre circulation des informations génétiques est une condition sine qua non, dans le respect des droits de l'homme, aux progrès de la science et de la santé. La fondation américaine Merck, parmi les défenseurs les plus acharnés de cette transparence, vient ainsi d'annoncer qu'elle était prête à dégager jusqu'à 55 millions de francs pour mettre en place un gigantesque centre de séquençage à l'université Saint-Louis. Ces résultats, à l'instar de ce que pratique depuis sa création le laboratoire français Généthon, seraient immédiatement diffusés dans le domaine public. « La libre circulation des informations est d'autant plus essentielle qu'une partie importante des données génétiques déposées dans les banques proviennent de personnes atteintes de maladies, et que des problèmes de confidentialité mais aussi de propriété intellectuelle peuvent en résulter », précise François Gros. Président d'un groupe de travail sur la protection intellectuelle des données génétiques mis en place en mars 1994 par le ministère français de la recherche, Pierre Louisot, directeur de recherche à l'Inserm (U 189, Lyon), rappelle pour sa part que la création et l'utilisation des collections d'échantillons biologiques humains sera désormais, en France, « sous le contrôle d'une commission spécifique », et que « l'agrément préalable du ministère de la recherche doit être sollicité par tout organisme qui veut promouvoir soit seul, soit en collaboration avec d'autres organismes, de telles collections ».