Entretiens avec Jean Dausset *
Entretiens réalisés le 20 mai 1994 (J.F. Picard, W.H. Schneider) et le 22 août 2001 (S. Mouchet, J-F Picard), revus et amendés par le pr. Dausset (source : https://histrecmed.fr/temoignages-et-biographies/temoignages)
DR
Voir aussi : Mouchet S., 'Hommage au pr. Jean Dausset', Lavoisier, 2023
L'internat pendant la guerre
En 1939, je terminais mes études de médecine à Paris. Pendant la drôle de guerre, j'ai été affecté comme médecin auxiliaire à Rennes, puis à Autun que j'ai dû évacuer sur ma moto en juin 1940. Notre unité devait se replier dans les Alpes, mais on savait que les Allemands allaient descendre la vallée du Rhône et, avec un copain, on a bifurqué vers Toulouse (ma ville natale) où l'exode avait rassemblé tout le corps médical français. Là on a essayé de se faire affecter en Afrique du nord. J'ai dû m'embarquer vers le mois d'août 1940 à Port-Vendres et je me suis retrouvé affecté à Tlemcen (Algérie) où j'ai finalement été démobilisé. Je suis alors revenu à Paris pour passer l'internat ; j'avais été collé comme tout le monde au premier concours et je l'ai réussi en 1941.
Une ambulance au Maroc
C'est en passant l'internat que j'avais vu dans une salle de garde une petite annonce de la comtesse de Luart, une personne qui recrutait des médecins pour ses ambulances. Je suis donc allé voir celle-ci. Elle habitait Paris, rue de la Faisanderie, et l'on était introduit par un larbin en tenue. C'était une femme d'origine circassienne (née Hagondokoff), une superbe blonde qui avait fait du cinéma aux États-Unis et qui avait épousé noble français. Elle recherchait des volontaires pour partir au Maroc où elle avait équipé des ambulances grâce aux Américains. La première chose qu'elle m'a demandée était si je ne voyais pas d'inconvénient à être commandé par une femme. J'ai répondu non et elle m'a engagé dans son aventure marocaine. Je connaissais déjà ce pays que j'avais parcouru à moto en 1939. Il m'avait d'ailleurs tellement séduit que j'avais failli m'installer à Agadir. Quant à l'ambulance, ce choix relève de ce qu'on pourrait appeler ma spécialité puisque, durant mes études médicales, je m'intéressais à l'hématologie. J'avais fait mon externat comme assistant chez Maurice Lamy et j'avais travaillé dans son laboratoire. Bref, en 1942, me voici donc au Maroc où la comtesse gardait "...sa matériel au repos" (elle ne parlait pas très bien le français). Il s'agissait d'une dizaine de grosses ambulances, très bien équipées en matériel chirurgical. Nous disposions aussi d'uniformes (non militaires) et pour les soirées de boubous de soie blanche avec l'écusson de la Comtesse sur la poitrine. En novembre 1942, les Américains débarquent et les ambulances s'engagent dans l'Armée. La bataille la plus dure avait lieu en Tunisie où se trouvaient les Allemands, mais la Comtesse ne voulait pas y engager ses ambulances. On a donc quitté le Maroc pour la Tunisie, mais seulement début 1943. La traversée de l'Afrique du Nord a d'ailleurs été difficile sous des pluies diluviennes. Arrivé en Tunisie, on a vu arriver la colonne Leclerc qui venait de Libye, les tanks peints en jaune, les types surexcités qui venaient de faire des kilomètres de victoire, le Fezzan, Bir Hakeim. Avec les copains, on se disait que c'était avec eux qu'il fallait aller, moins par esprit belliqueux que par besoin d'action. En fait, il y avait une forte rivalité entre les armées Leclerc et Giraud. Je me souviens d'une cérémonie militaire avec la musique de Giraud d'un côté couvrant le discours d'un sergent recruteur Leclerc de l'autre. Ensuite, elles ont fusionné.
Médecin réanimateur aux armées
J'étais donc devenu médecin réanimateur aux Armées. C'est notre ambulance qui, parait-il, a introduit le mot réanimation dans le service de santé des Armées, une traduction de l'anglais ressuscitation. Il faut dire que la chirurgie de guerre est quelque chose d'affreux. Vous avez des ambulances qui arrivent pleines de blessés, le sang qui coule... On sort des morts et des blessés en vrac pour les trier. C'étaient mes premiers blessés, Allemands, Italiens, Arabes, etc. On les étalait dans la tente et mon rôle était de choisir les premiers à faire passer en salle d'opération. Croyez-le, c'est dur. Le critère était évidemment les chances de survie du blessé. Cela pouvait être un officier allemand avant un tirailleur marocain de chez nous. C'est cela le serment d'Hippocrate. Pour la collecte du sang, j'allais dans un camp de prisonniers italiens à côté et je proposais une boule de pain à des volontaires qui venaient avec moi et je les mettais à côté du blessé pour transfuser celui-ci avec l'appareil de Tzanck (transfusion bras à bras). On ne se préoccupait guère des hépatites ou du reste, mais on tenait naturellement compte du groupage ABO (facteur d'agglutination des globules rouges). Curieusement, les blessés allemands refusaient le sang des Italiens, ils préféraient qu'on les laisse mourir, je me souviens au moins de deux cas de ce genre. Mais je recevais aussi du sang du Centre de transfusion d'Alger dirigé par le Dr. Benhamou. Pour le transport, ce sang citraté était stocké dans des biberons d'enfants et je transfusais souvent le contenu de ces bouteilles aux blessés allemands qui ignoraient évidemment qu'il pouvait s'agir de sang arabe ou juif ! Après la campagne de Tunisie, on a repris le chemin du Maroc. On est repassé par Alger où on s'est longuement arrêté. C'est là que j'ai passé un certificat de transfuseur aux armées chez Benhamou, promotion `Larrey', la première. J'étais le seul à avoir une expérience vécue. Théoriquement, je suivais un cours, mais, en fait, j'enseignais. Je crois que c'est à Alger que nous avons du avoir du plasma d'origine américaine. Il n'y avait évidemment pas de production française. C'est également durant l'été 1943 que j'ai dû entendre parler du facteur Rhésus (Wiener, Levine et Landsteiner) et que j'ai appris l'existence de la pénicilline. Cela dit, l'incompatibilité Rhésus n'a pratiquement pas d'importance en transfusion. Elle concerne surtout la relation mère-enfant.
La Libération
Après la campagne de Tunisie, je suis revenu au Maroc. Je m'étais fâché avec la comtesse, son ambulance devait aller en Italie, mais elle voulait m'envoyer au fin fond du Sahara. Je me suis donc retrouvé à Mekhnès, responsable d'un hôpital. Au rez-de-chaussée, j'avais des Arabes et des Vietnamiens, au premier des Français, dans la cave des prisonniers allemands et italiens. Quand je passais dans la cave, les Allemands se mettaient au garde à vous, alors que les Italiens continuaient à jouer de la mandoline. Mais j'ai eu des problèmes avec des évadés allemands qui ont tué un gardien. Ensuite, grâce à un contact avec un collègue britannique, j'ai pu être affecté à Londres où se constituait une Mission de liaison médicale administrative destinée à prendre en main la santé publique en France. Elle préparait la future administration du pays libéré. J'ai donc suivi quelques cours d'hygiène à Alger pour acquérir des compétences en la matière et je suis parti en Angleterre où je suis arrivé en plein bombardement des V1. On nous a fourni des battle-dress et tout l'équipement de médecin officier. Je me souviens avoir reçu une grande bassine en plastique pour les bains, une petite chaise et une mitraillette (j'ai dû apprendre à tirer, ce qui pour un médecin militaire était contraire aux accords internationaux). C'est comme cela que j'ai débarqué à Arromanche sous une pluie battante, une dizaine de jours après le D-Day. Je me souviens de la ronde des avions, les lueurs de Caen qui brûlait encore... On m'avait confié la mission d'amener à Paris un stock de médicaments laissés dans un camion bloqué en Angleterre depuis la campagne de Norvège, en 1940. Pour faire monter le camion dans le bateau de débarquement, il avait fallu le pousser avec un bulldozer. Résultat, la moitié des médicaments était cassée. Arrivé à Paris, je suis tombé en panne sur les Champs Elysée, il a fallu nous remorquer jusqu'au Val-de- Grâce, en tressant une corde avec un filet de camouflage.
Arnault Tzanck, un pionnier de la transfusion sanguine
C'est à ce moment que j'ai été affecté chez le dr. Tzanck qui avait créé avant-guerre le service de `Transfusion Sanguine d'Urgence' de l'hôpital Saint-Antoine. Celui-ci était devenu, en 1944, le Service central de transfusion réanimation de l'Armée. Notre tâche était la collecte de sang pour les troupes françaises qui entraient en Allemagne. J'allais dans les usines parisiennes où tout le monde voulait donner son sang. La collecte ne posait pas de problème à l'époque, mais il n'en allait pas de même pour trouver du carburant et nous tombions en panne tous les jours parce qu'on nous volait notre essence ! Au cours de l'hiver 1944, j'ai donc été chargé de conduire un de ces camions à l'armée de De Lattre qui passait le Rhin. La technique de transfusion avait encore évolué. On ne faisait plus de bras à bras. On utilisait des flacons spéciaux en verre. Le flaconnage plastique a été plus tardif, c'est un Américain, Louis K. Diamond, qui nous a présenté les premiers, mais quelques années après la guerre. Quant aux méthodes de conservation, elles étaient restées les mêmes. Quinze jours maximum à 4° c. , le citrate étant utilisé comme anticoagulant. La technique du plasma avait été développée pendant la guerre par les Américains pour la médecine de choc. Le fractionnement est une invention américaine qui ne s'est développée en France que plus tard. Certes, le plasma était parfait pour faire remonter la pression artérielle d'un blessé, mais il ne fallait pas oublier d'injecter un minimum d'hématies. Puis, le Dr. Tzanck a fini par récupérer l'usine militaire de la pénicilline rue Cabanel dans le XVème arrondissement pour la transformer en centre de fractionnement des produits sanguins. Ce centre Cabanel est d'ailleurs aux origines du `Centre national de transfusion sanguine' (CNTS).
De la transfusion à la recherche médicale
Le dr. Tzanck qui était conscient de l'importance de la recherche, avait accepté de consacrer le deuxième étage du CNTS à l'activité de laboratoire. C'est là que je me suis installé, aux côtés de Marcel Bessis et de Jean-Pierre Soulier, un spécialiste de l'hémostase. Je connaissais bien Bessis depuis que nous étions étudiants et il est même possible que nous ayons suivi ensemble le cours d'anatomie de Rouvière avant-guerre, mais je ne l'ai revu qu'après la Libération. Il avait quitté la France occupée pour échapper aux lois antisémites de Vichy, puis il était passé en Espagne (où il a d'ailleurs été emprisonné) et finalement il a fait la campagne d'Italie.
Le Dr. Tzanck était davantage un organisateur philosophe qu'un chercheur, mais il avait un aphorisme que je cite souvent : " pourquoi croire quand on peut savoir ? ", ce qui est une justification de la recherche médicale. En fait, nous avions tous compris, et Tzanck le premier, qu'il y avait un terrible déficit dans notre pays en matière de recherche médicale. De plus, l'arrivée des Américains a incontestablement renforcé la prise de conscience de ce retard. C'est ainsi que Marcel Bessis et Jean-Pierre Soulier ont joué un rôle très important pour la recherche au côté de Tzanck. J. -P. Soulier lui a d'ailleurs succédé à la direction du CNTS lorsque le Dr. Tzanck est mort brutalement en 1954 d'une infection intestinale. Jean-Pierre Soulier était le plus âgé d'entre nous et il avait une plus grande expérience dans l'administration du Centre. Il l'a développé, mais il a dû un peu négliger la recherche pour diriger cette grosse entreprise qu'est devenu la transfusion sanguine, notamment avec la création du centre des Ulis. Il reste qu'après la guerre, la recherche médicale française est sortie du berceau de la transfusion sanguine.
Peut-être peut-on l'expliquer, nous étions davantage considérés comme des biologistes que comme des médecins. En fait, les 'médecins de paillasse' étaient très rares à l'époque. Bien sûr, il y avait de la recherche médicale à l'Institut Pasteur, notamment en hématologie avec R. Dujarric et Eyquem, mais elle était bien retombée. Beaucoup plus tard, Jacques Monod m'a proposé de venir à Pasteur. Mais je n'étais pas un `vrai' pasteurien et puis j'aime ma liberté. D'ailleurs, Pasteur ne s'est jamais vraiment intéressé au sang (j'y avais cependant des amis, par exemple Elie Wollman qui s'est marié sous mon nom pendant la guerre, alors que j'étais en Tunisie).
Bref, lorsque j'étais au CNTS, je voyais nos camarades partir à Limoges, à Poitiers, etc. On les appelait les `agrégés itinérants'. La recherche ? Il n'y en avait pratiquement qu'à Paris et à Strasbourg. Ailleurs, c'était quasiment le désert, tant en matière de recherche d'ailleurs que d'enseignement. Un hôpital français au milieu des années 1950, c'était un interne de médecine, un interne de chirurgie, du midi au lendemain matin pour deux mille malades. Tout cela était la conséquence des guerres, cinq ans coupé de tout pendant la Seconde et, pendant la Première, la disparition des élites françaises fauchées dans les tranchées (je suis né en 1916, au creux de la vague).
L'exsanguino transfusion
À Saint-Antoine au lendemain de la guerre, Marcel Bessis avait un microscope électronique, un instrument très exceptionnel à l'époque. Il commençait à installer au CNTS un service de traitement de la maladie hémolytique des nouveau-nés - l'incompatibilité materno-foetale du facteur Rhésus - par exanguino-transfusion, une technique importée des États-Unis. Avec Jean Bernard, il l'a appliqué au traitement des leucémies chez l'enfant. C'est d'ailleurs mon équipe qui pratiquait ces transfusions et j'ai signé un article avec Jean Bernard et Marcel Bessis. Mais nous n'obtenions que des rémissions temporaires et cette technique a été abandonnée, au moins pour cette pathologie. On a alors eu l'idée d'appliquer l'exsanguino-transfusion aux insuffisances rénales. Nous avions à l'époque beaucoup de femmes qui faisaient des septicémies après avortement, les reins bloqués. On pouvait les sauver par des exsanguino-transfusions effectuées tous les deux jours, soit la transfusion d'une vingtaine de litres de sang, ce qui impliquait une trentaine de donneurs bénévoles. Il s'agissait de types formidables, des gens qui acceptaient une opération susceptible de durer deux heures et qui se succédaient jusqu'à ce que la patiente retrouve ses fonctions rénales. Une dizaine de jours plus tard, la femme était sauvée, en l'occurrence il ne s'agissait pas d'une simple rémission. La pratique de l'exsanguino-transfusion a aujourd'hui disparu, d'abord à cause des antibiotiques puis de la légalisation de l'avortement. Enfin, il y a eu le développement de la dialyse rénale. W. J. Kolff, le Hollandais inventeur du rein artificiel, était venu en France faire une démonstration à l'Hôtel-Dieu dans le service de néphrologie de Dérot. Pour remplir l'énorme tambour tournant du dialyseur qui servait à laver le sang, on ne pouvait utiliser l'hémoglobine du malade. On a donc fait appel à moi, le transfuseur, et je suis venu avec mes donneurs, une séance mémorable sur la terrasse de l'Hôtel-Dieu avec mon ami Marcel Legrain. Là aussi, il s'agissait de sauver des femmes en état d'anurie. C'est ainsi que les deux premières thérapeutiques en néphrologie ont été l'exsanguino-transfusion et la dialyse rénale.
Comment avez-vous découvert le phénomène d'agglutination leucocytaire ?
Grâce au plan Marshall chaque année une demi-douzaine d'internes intéressés par la recherche étaient envoyés aux Etats-Unis. En 1947, poussé par Robert Debré, j'ai fait partie de la troisième fournée et c'est ainsi que je suis allé à Boston au Peter Bent Brigham Hospital, chez le pédiatre Louis K. Diamond. J'avais déjà pas mal travaillé sur les maladies auto-immunes des globules rouges. À cette occasion, j'étais aussi allé voir Sydney Farber, le spécialiste des leucémies que j'accompagnais dans la visite de sa clinique. En fait, j'ai alors fait pas mal d'hématologie clinique, mais je n'ai pas gardé un très bon souvenir de ce séjour américain. Je ne me sentais pas à l'aise, peut-être à cause de ma timidité et probablement de ma mauvaise pratique de l'anglais. De plus, je me souviens de l'extraordinaire rivalité qui existait sur les campus, Diamond détestait son collègue Damaschek et, pour voir ce dernier, le samedi matin, j'étais obligé de dire à Diamond que j'allais au cinéma ! En revenant de Boston, je suis allé voir Robin Coombs en Angleterre qui avait réalisé un test utilisé dans les anémies hémolytiques (j'ai publié quelques articles à ce sujet) et j'ai noué des contacts avec la Société britannique d'immunologie. J'étais donc revenu en France avec l'idée que ce phénomène d'auto-immunité des globules rouges pourrait également exister avec les globules blancs. C'est ainsi que, en 1952, à l'époque où je 'squattais' les anciens labos de Fernand Widal à Saint-Antoine, j'ai découvert le phénomène de leuco agglutination des globules blancs. J'avais décidé d'essayer le test de Coombs sur des leucocytes. Je m'étais aménagé un coin pour travailler au milieu de vieux microscopes et autres instruments poussiéreux. Nous faisions pas mal de ponctions de moelle sur des patientes dont je gardais les échantillons dans un réfrigérateur. Je mettais ceux-ci dans un tube, j'ajoutais le sérum d'une patiente et j'étalais le tout sur une lame. C'est comme cela qu'un beau jour, avec le sérum d'une polytransfusée,j'ai pu observer ces agglutinats leucocytaires alors qu'on ne connaissait jusque-là que l'agglutination des globules rouges.
Du groupe MAC au système HLA
Lorsque le CNTS s'est déplacé rue Cabanel, j'ai pu occuper une partie du deuxième étage. C'est là que j'ai fait ma deuxième découverte importante, celle du premier groupe leucocytaire humain que j'ai appelé MAC. Cette découverte m'a pris six ans, ce qui n'est pas brillant. J'aurai du aller plus vite, mais on avait un système très compliqué d'antigènes anticorps qu'il n'était pas facile de comprendre. Les murs du labo étaient couverts de tableaux avec des '+' et des '-'` et des '+ ou -'. car nos tests étaient douteux. En 1957, je me suis dit qu'il fallait en sortir et que, pour cela, il fallait simplifier le protocole. La solution était de transfuser toujours le même malade avec toujours le même donneur. À ce moment-là, j'allais à la clinique d'hématologie du Pr. Marchal à l'hôpital Broussais. Jean Bernard était son assistant. C'est à Broussais que j'ai trouvé un homme qui n'avait jamais été transfusé, mais qui avait besoin de transfusions fréquentes que je faisais une fois par semaine avec le même donneur. Et c'est vers la quatrième ou la cinquième transfusion que j'ai vu apparaître dans son sang un magnifique anticorps. Ensuite, j'ai testé son sérum sur mon panel de volontaires du centre Cabanel. Certains étaient 'agglutinés' et d'autres pas. J'avais donc découvert un nouveau groupe sanguin que j'ai appelé `MAC' (aujourd'hui, on parle de HLA-A2) non parce que j'aime les Écossais, mais parce que ces lettres correspondaient aux initiales de trois de mes donneurs dont le sérum n'avait pas agglutiné
Dans la dernière phrase de l'article qui présentait le groupage MAC en 1958 (Acta Hæmatologica), l'éventuelle importance de celui-ci pour les transplantations d'organes était signalée. Mais s'il était important de l'annoncer, il l'était encore plus de le prouver et j'ai alors commencé à pratiquer des greffes de peau. Il s'agissait de greffons sur les avant-bras que je faisais avec mon collaborateur, le Dr. Jacques Colombani. Mais nous avions la plus grande difficulté à déterminer les dates de rejet exactes de nos greffons. Lors d'un congrès en Italie, j'ai rencontré John M. Converse, un grand chirurgien esthétique de la New York University Medical School qui m'a présenté Felix T. Rapaport, son élève. Rapaport, qui avait déjà eu l'intuition de l'existence des groupes tissulaires, avait mis au point une technique remarquable. Il s'était rendu compte que les deuxièmes ou troisièmes greffons provenant d'un même donneur étaient rejetés plus vite que les premiers. Il est venu chez nous à partir de 1962 et, grâce à des centaines de volontaires réunis grâce à des appels dans la presse (L'humanité, Le Figaro), on a réalisé des greffes de peau dans mon nouveau service de l'hôpital Saint-Louis en utilisant mon bureau et les paillasses comme tables d'opération. Évidemment, à l'époque, il n'y avait pas de comité d'éthique. On prélevait de la peau sur des enfants, sous le bras des filles pour ne pas laisser de cicatrice visible, et on greffait sur le père, la mère était déjà immunisée par ses grossesses antérieures. On établissait la date de rejet des greffons grâce à la technique de Rapaport- vérification au microscope de la vascularisation de la greffe -, ce qui nous permettait de déterminer cette date au demi-jour près. Les gens venaient présenter leurs bras tous les soirs, après le travail, pleins d'une extraordinaire bonne volonté, ils savaient que cette recherche était importante. C'est ainsi que nous avons mis en évidence la fonction système HLA pour les transplantations d'organes, des résultats présentés en 1964 lors d'un premier workshop organisé à Durham (Caroline du Nord) et récompensés par le prix Nobel de médecine en 1980.
Transplantation rénale...
En fait, la transplantation rénale avait débuté avant nos travaux. C'étaient les expériences de John Merill à l'Hôpital Peter Bent Brigham de Boston, puis celles de Jean Hamburger à l'Hôpital Necker à Paris. Quant aux premières greffes de moelle, elles ont été réalisées par Georges Mathé dans le service de Jean Bernard à Saint-Louis, mais sans aucune connaissance de nos travaux sur l'histocompatibilité. Le premier donneur de Mathé ayant été Léon Schwartzenberg, ce qui, entre nous, traduit un certain courage ! Mathé ne m'a jamais cité, il ne se référait qu'à J. Colombani, c'était la concurrence, comme dans le système américain. Peut-être Mathé considérait-il que la greffe de moelle était son affaire personnelle. Quant à nos travaux, ils le laissaient incrédule, il parlait des maladies 'GvH' ' (greffe v/ hôte), ce qui est curieux car, en matière de moelle, la compatibilité est indispensable dans les deux sens. Lui, il en faisait une maladie alors qu'il s'agit d'une réponse immunitaire normale. En effet, avec la moelle, on injecte des cellules capables de fabriquer des anticorps, les leucocytes, en revanche dans le cas dans une greffe de rein, le receveur se défend contre le greffon vice-versa... Je dois dire que Hamburger non plus n'était pas convaincu, "c'est très bien ton système, mais il y a certainement un tas d'autres facteurs d'histocompatibilité..." et il avait en partie raison, mais il demeure qu'il avait perdu la plupart de ses transplantés ! J'ai même appris, par l'un de ses collaborateurs qu'il avait envisagé un moment d'abandonner les greffes. C'est alors que je lui ai montré un tableau d'histocompatibilité des leucocytes humains, je ne connaissais aucun groupe HLA, mais je disposais de toute une batterie de sérums anti-leucocytaires essayée sur des donneurs et des receveurs de reins la clinique Hamburger. Quand le donneur dispose des antigènes que n'a pas le receveur, il y a possibilité d'immunisation et donc rejet du greffon. Dans le sens inverse, quand le receveur possède les antigènes que le donneur n'a pas, il n'y a plus de dangers. Ce tableau a été présenté à un congrès à New York en 1962 ou 1963 par Hamburger qui m'a enfin cité ! Mais, il faut bien reconnaître qu'il était plus facile de mettre en évidence l'influence de HLA sur les greffes de peau que sur celles de reins, surtout dans le cas de greffes dans une même famille dont les membres avaient un complexe HLA en commun.
...et banques d'organes
'France Transplant' a été créé en 1969 dès qu'on a eu la certitude de pouvoir établir de manière fiable la compatibilité entre donneurs et receveurs. Le dispositif consistait à centraliser sur le plan national l'information concernant les reins disponibles auprès des cliniciens qui savaient que tel patient dans leur service faisait don de ses organes et les demandeurs, c'est-à-dire les receveurs en attente de greffe dans les services de néphrologie - une centaine à l'époque, aujourd'hui environ 5000 malades - en même temps, Van de Rood, un immunologiste hollandais qui avait travaillé avec moi et avec l'Américaine Rose Payne sur l'agglutination leucocytaire créait Euro-France Transplant était une constitué sous la forme d'une association d'intérêt public (loi de 1901) financée par les pouvoirs publics. Elle organisait la coordination entre les immunologistes et les cliniciens des différentes villes de France. Plus tard, l'administration de l'AP-HP nous a donné un local dans les combles de l'hôpital Saint Louis pour installer notre secrétariat où on tenait à jour les fiches des receveurs d'organes avec leurs groupes leucocytaires. Notre organisation récupérait les organes à greffer - la Gendarmerie, La SNCF et Air Inter nous facilitaient le transport -, elle procédait aux vérifications d'histocompatibilité (cross match) grâce à un dispositif qui fonctionnait 24 heures sur24 et, comme cela, une vingtaine d'année, jusqu'à ce que les chirurgiens décident que France Transplant était davantage leur affaire que celle des immunologistes. Résultat, on a fini par être 'étatisé' par monsieur Douste Blazy, le ministre de la Santé. Je suis aussi président de l'association `France-greffes de moelle' qui détient le fichier des donneurs potentiels de ce tissu. La souplesse de notre dispositif nous permet de rechercher des donneurs dans le monde entier pour un receveur français ou l'inverse. Mais, là aussi, l'Etat voudrait nous étatiser. Je résiste car je redoute qu'en étant confiée à l'Agence française du sang, par exemple, l'organisation des greffes de moelle fonctionne moins bien.
La réforme hospitalo-universitaire
Dans les années1950, avec des gens comme René Fauvert, je faisais partie d'un petit groupe de 'jeunes-turcs', chefs de cliniques ou anciens chefs de cliniques, convaincus de la nécessité de moderniser le système médical français. Après les élections de 1955, on a cru que Pierre Mendès-France allait revenir au pouvoir avec le`Front républicain' et, comme toute la jeunesse de l'époque, j'étais mendésiste. Nous assistions aux réunions des sections radicales de Paris et nous voulions agir, "Mendès au pouvoir !". Nous avions fondé l'amicale des médecins radicaux - je devais d'ailleurs en être vice-président - et nous avions publié un plan pour la santé dans 'L'information radicale'. Ce groupe se réunissait généralement chez moi. À l'époque, j'étais célibataire car j'avais divorcé de ma première femme avec laquelle j'avais ouvert une galerie de tableaux. On posait un plan de Paris sur le tapis et on faisait des sections pour diviser la faculté de médecine. On sait qu'il a fallu attendre les lois Edgar Faure et l'après 1968 pour y arriver ! Nous proposions déjà le plein temps hospitalier, la fusion des carrières universitaires et hospitalières, tout y était. . . Mais Guy Mollet le socialiste fut nommé président du Conseil et Mendès devint ministre d'État. C'est alors qu'il a décidé que quelques-uns d'entre nous devaient entrer dans les ministères. C'est ainsi que je me suis trouvé, du jour au lendemain, sans l'avoir demandé, au cabinet de René Billières à l'Éducation nationale, comme d'autres au ministère du Travail ou à la Santé chez Maroselli. Mais je me lamentais: " comment faire la réforme ailleurs qu'au ministère de la Santé ? " Mon erreur était totale. Rapidement, je me suis rendu compte que Mendès avait raison, il valait mieux être à l'Éducation nationale pour agir plutôt qu'à la Santé, ministère qui n'avait guère de pouvoir, pas plus administratif que financier.
Deux carrières parallèles, scientifique et politique
Dans la préparation de la réforme, la proximité géographique me facilitait les choses. Le centre de transfusion de la rue Cabanel était suffisamment proche en vélo de la rue de Grenelle où se trouve le ministère de l'Éducation nationale où j'avais un bureau. En fait, au début nous étions installé dans le grand salon du ministère qu'on avait divisé en bureaux en y mettant des petits paravents. J'avais donc rédigé une lettre destinée au ministère des Finances et je la montre à mon ministre qui n'a fait qu'un seul commentaire : "faites de l'irréversible". Sur ce, il y a eu le fameux colloque de Caen (1956), organisé par Mendès et auquel j'ai participé avec Jacques Monod. Ce colloque était très important, mais ce n'est pas lui qui a déclenché la réforme puisque nous avions déjà créé notre commission de réforme de la médecine. Pour cela, il nous fallait un grand patron et Guy Vermeil, un pédiatre, nous a signalé que Debré avait déjà écrit sur la réforme. Je n'ai découvert les écrits de Debré de 1944 que très tard ! Nous avions aussi l'idée de prendre Henri Mollaret, très administratif, très pointilleux. Mais comme nous avions voté à bulletins secrets, c'est Robert Debré qui fut choisi. On s'est donc rendu en délégation rue de l'Université, j'étais le porte-parole du groupe. On lui a expliqué notre plan et il nous a presque embrassé en nous appelant ses " cadets ", il allait avoir 72 ans, l'âge de la retraite, mais il a pris les choses en main de manière fantastique. Il est évident que nous n'aurions pas abouti sans l'aide de Robert Debré. C'est à l'occasion de cette visite qu'il nous a exposé les vues que lui avaient inspirées le début de sa carrière à Strasbourg au lendemain de la Première Guerre mondiale, où il avait connu le plein temps hospitalier `à l'Allemande'. Notre groupe interministériel pour la réforme des études médicales a ainsi préparé le texte d'un décret, les rédacteurs étant deux auditeurs au Conseil d'Etat, d'abord Jacques Ribas et au final Raymond Poignant, au cours de discussions qui se tenaient le soir en shadow cabinet chez Robert Debré. La réforme a donc été pensée et écrite avant le retour de De Gaulle aux affaires, mais c'est le Général qui a signé les ordonnances créant les CHU fin 1958.
Les réticences du corps médical
Pour hâter une réforme qui était le fruit d'une commission interministérielle, je me souviens être allé en vélo de ministères en ministères afin de faire circuler le texte. Heureusement, on était en plein été 1958. Le directeur de l'Enseignement supérieur, Gaston Berger, était en vacances. À son retour, il découvre notre projet et il se met en colère, on ne l'avait pas prévenu !
De même les quatre doyens de médecine (Montpellier, Paris, Lyon, Strasbourg) étaient farouchement hostiles au projet. Mais Debré nous avait dit de ne pas nous inquiéter et il les a mis dans sa poche. On le sait, tous les professeurs des facultés de médecine allaient devenir plein-temps hospitaliers, donc on leur enlevait leur clientèle. Debré qui connaissait bien la mentalité de ses collègues a eu la remarquable idée de leur laisser le choix de l'intégration ou non. Le résultat est que beaucoup, surtout parmi les jeunes, l'ont acceptée. Une autre difficulté était de confier des fonctions de soin à des gens qui n'avaient aucune expérience clinique, aux anatomistes par exemple !
Debré nous avait envoyé en missi dominici dans les différents Conseils de facultés, moi, Robin, etc. J'étais très jeune, arriver dans ces lieux solennels était fort intimidant. Il fallait que j'expose les grands titres de la réforme à des gens qui lui étaient totalement hostiles ! Je garde de très mauvais souvenirs de certaines de ces visites. À Toulouse, cela s'est très mal passé notamment avec le doyen Tayeau, mais les jeunes qui étaient favorables à la réforme m'ont invité à dîner. Je suis aussi allé à Nancy, à Rouen. Dans les milieux parisiens, on parlait de 'réforme communiste'... Je recevais chez moi des menaces de mort, la nuit. Mon frère et ma belle-soeur n'osaient plus dire leur nom. Henri Mollaret était devenu le chef de file de l'opposition, l'un des plus mauvais souvenirs de ma vie reste le jour où il a convoqué tous les chefs de clinique dans l'amphithéâtre de l'ancienne faculté de médecine pour que je parle de la réforme...
C'est alors que deux miracles se sont produits. Le premier est que notre texte est passé sous forme d'ordonnance le dernier jour des pouvoirs spéciaux du général De Gaulle. Si le texte avait été discuté au Parlement, il aurait probablement été bloqué par le lobby médical, il est d'ailleurs vraisemblable que la signature de De Gaulle a été obtenue du fait que Michel Debré avait été conseillé par son père. Car, second miracle, Michel Debré a été nommé premier Ministre dans les jours suivants. Il a joué un rôle très important pour la mise en application du plein temps hospitalier, notamment l'installation de laboratoires dans les Centres hospitaliers universitaires ou régionaux.
Jean Bernard et la réforme
En 1958, j'ai passé l'agrégation d'hématologie afin de devenir hospitalo-universitaire. Jean Bernard était dans le jury. L'agrégation était alors quelque chose de merveilleux. On vous enfermait avec votre sujet dans la grande bibliothèque de la fac. de médecine (Bd. Saint Germain), pendant deux ou trois heures. Puis on descendait faire une heure de cours sur ce qu'on venait de préparer. Il se trouve que j'étais tombé sur la question 'transfusion sanguine'. J'ai demandé à Jean Bernard s'il avait pensé à moi, il m'a répondu que oui, néanmoins le sujet avait été tiré au hasard. Le lendemain on devait faire une autre leçon sur un autre sujet que on pouvait préparer avec des copains. On travaillait toute la nuit et on passait le lendemain devant le même jury. Mais ce n'était pas tout d'être `agrégé d'hématologie', conséquence de ma participation à la réforme Debré, on refusait de me nommer à l'hôpital. J'aime beaucoup Jean Bernard et il m'adore, mais il faut bien dire qu'il n'a eu aucun rôle dans la réforme, lui-même n'a d'ailleurs pas voulu s'intégrer. En fait, Jean Bernard est un formidable clinicien et il avait une clientèle de ville à laquelle il tenait. Cela n'empêche l'intégration de s'être très bien passée à Saint-Louis, même si elle s'est effectuée de manière progressive, dès qu'un service était libéré par un départ en retraite, il tombait dans le plein temps. En fait, j'ai dû attendre dix ans et, en mai 1968, j'ai pu être nommé agrégé grâce à lui, ce qui m'a permis d'être intégré à l'AP-HP. Mais je n'en ai pas profité très longtemps. En 1978, lorsque j'ai été nommé au Collège de France à la chaire de Claude Bernard, j'ai perdu une partie de mon statut. En effet, dans le texte des ordonnances de 1958, on avait prévu des possibilités de détachement, dans les centres de transfusion, au CNRS, etc. , tout en continuant d'être hospitalo-universitaire. Mais nous n'avions pas pensé au Collège si bien que lorsque j'ai été élu, j'ai perdu les honoraires d'hospitalier, je n'avais plus que mon salaire d'universitaire.
La recherche à l' hôpital Saint-Louis
Jean Bernard souhaitait développer la recherche de laboratoire à l'hôpital Saint-Louis, j'avais d'ailleurs participé au lancement de cette opération, en 1956, lorsque j'étais au cabinet de René Billières. Il avait été appelé à Moscou pour soigner un haut fonctionnaire soviétique. Il revient à Paris et fait une déclaration dans les journaux où il avance que si on lui donnait les moyens de la recherche, il pourrait faire avancer le traitement des leucémies. Il se trouve que le soir même de la parution de cette déclaration, Billières devait aller à la Chambre pour défendre son budget. Il avait très peur d'une interpellation du style : "le ministre de l'Education nationale pourrait-il nous dire ce qu'il fait pour le professeur Jean Bernard ?".
Je le vois encore un matin dans son bureau de la rue de Grenelle, brandissant le journal. Il me demande : , "mais qui est donc ce Jean Bernard ?
- C'est un grand hématologue.
- Appelez-le et demandez lui ce qu'il veut".
Je m'exécute : "Monsieur, pouvez-vous venir tout de suite, le ministre voudrait voir ce qu'on peut faire pour vous..." et Jean Bernard vient rue de Grenelle. On se réunit avec Monsieur Séïté (le mari d'Alice Saunier Séité), un haut fonctionnaire chargé des bâtiments à l'Éducation nationale. À 11h30, Jean Bernard avait obtenu sa centrifugeuse et à midi, la construction d'un laboratoire de trois étages qui deviendrait le Centre Hayem.
Donc, en 1958, après avoir passé l'agrégation, j'ai obtenu de continuer mes recherches à l'hôpital Saint Louis. Il me fallait un laboratoire et j'ai sollicité celui de sérologie dont j'ai supplanté le patron qui est parti à Saint-Antoine furieux. Comme il y avait à Saint Louis un cabinet de moulages - le musée des horreurs -, j'y ai installé le centre de transfusion. En fait, le premier directeur de l'Inserm, Eugène Aujaleu avec lequel j'avais travaillé à la réforme Debré avait décidé de me doter d'une unité de recherche (U93, immunogénétique de la transplantation'). Plus tard, lorsque j'ai été nommé au Collège de France où je suis resté onze ans, on m'affectait obligatoirement un nouveau laboratoire puisque je succédais à Bernard Halpern. Mais on m'a autorisé à conserver mon service de Saint-Louis et je me suis donc partagé entre ces deux laboratoires.
A t-on découvert des corrélations entre groupes sanguins et certaines pathologies ?
Très peu en vérité. Certes, il y a le cancer du duodénum avec le groupe 'O', mais pas grand-chose d'autre. J'avais bien publié quelques articles sur l'existence de leucémies inconnues en Occident ce qui me conduisait à l'hypothèse que certaines ethnies asiatiques devaient être caractérisés par des groupes tissulaires spécifiques (La Presse médicale). Terasaki avait trouvé le premier une association entre groupes tissulaires et le diabète de l'enfant, une forme bénigne de diabète. Il y a aussi la polyarthrite ankylosante avec le groupe HLA 27. J'ai également étudié les leucémies avec Jean Bernard et Laurent Degos, à la recherche de corrélations HLA, mais je me suis cassé le nez. En revanche, on sait que la recherche est très active aujourd'hui sur la relation entre les pathologies et les marqueurs génétiques autre que le HLA. On entre là dans ce que d'aucuns appellent la médecine prédictive. Ce terme de `médecine prédictive' est l'objet d'une petite discussion avec Jacques Ruffié au Comité d'éthique pour savoir lequel de nous deux en a l'antériorité. Je l'avais utilisé dans un article publié en 1972, mais il est tout a fait exact, comme il me le faisait remarquer, qu'il l'a utilisé avant moi dans son livre. Ruffié avait testé quelques centaines de personnes avec le système 'ABO Rhésus', et peut être quelques groupes enzymatiques, pour suivre de nouveau ces gens en l'an 2000. Très jolie idée qu'il avait appelée de la `médecine prédictive' et qui consistait à associer des marqueurs génétiques à des pathologies. Jean Bernard, en revanche, refusait le terme. Il disait que c'était un mot anglais qui ne figure pas dans le dictionnaire de l'Académie : "plutôt que médecine prédictive, vous devriez dire médecine de prédiction...".
Le Centre d'étude du polymorphisme humain, vers la médecine prédictive
En 1980, j'ai eu le prix Nobel de médecine ou de physiologie avec Baruj Bénacerraf et George Snell pour la découverte du système HLA. Puis, mon laboratoire a hérité du legs de madame Hélène Anavi, collectionneuse d'art, qui avait été la cliente "unique" de la galerie de peinture que j'avais au 6 rue du Dragon à Paris et qui m'a vu à la télévision pour la remise du prix. Elle avait décidé de me faire son légataire pour la recherche, or elle est morte un an après. Elle avait une superbe collection que nous avons vendue à Sotheby à Londres et qui a rapporté 45 MF (1982), ce qui m'a permis d'envisager de nouvelles recherches en génétique moléculaire. Interne à Saint-Louis, Daniel Cohen était depuis deux ans dans mon laboratoire et il m'a proposé de faire la carte du génome humain. En 1983, nous avons donc installé le Centre d'étude du polymorphisme humain, partie au Collège de France, partie à Saint-Louis sur un terrain obtenu grâce au soutien de la Ligue contre le cancer. Le CEPH était une association type loi 1901 dont le directeur scientifique était Daniel Cohen. Il a fonctionné ainsi jusqu'en 1987 à sa transformation en 'Fondation Jean Dausset - CEPH' à l'instigation du ministre Hubert Curien car cela permettait à l'État de nous subventionner.
Grâce à Daniel Cohen, il est indiscutable que le CEPH a eu un rôle pionnier dans la fabuleuse entreprise de connaissance du génome humain. Avec l'argent de la fondation, il avait fait venir les meilleurs chercheurs en leur offrant des salaires conséquents, des gens comme Jean Weissenbach ou Mark Lathrop. Ainsi nous avons pu réaliser ce qu'aucun laboratoire public n'aurait pu se permettre. L'idée était de partir des maladies associées au HLA pour étudier les pathologies associées aux autres parties du génome. Pour ce faire nous avions sélectionné un certain nombre de familles qui avaient accepté de donner leur sang à l'hôpital Saint Louis, plus quelques familles d'origine Nord-américaine. En tout, une cinquantaine de familles sur lesquelles nous collections l'ADN dans trois générations successives. Nous envoyions les prélèvements des correspondants qui s'engageaient à marquer l'ADN puis à nous transmettre les résultats car nous centralisions les données. C'est ainsi que le CEPH a eu un rôle pionnier en publiant la première carte physique du génome humain, bien avant le`Human Genome Project' américain.
Des difficultés financières sont apparues lorsque Daniel Cohen a décidé de quitter le CEPH pour rejoindre la société 'Genset'. J'ai dû rechercher de nouvelles sources de financement et j'ai proposé une dévolution de la Fondation à l'Inserm. L'affaire s'est révélée plus difficile que prévue à cause du statut des personnels. En 1995, lorsque l'unité de recherche de Gilles Thomas, un PU-PH de l'hôpital Saint Antoine qui était président de la commission de génétique à l'Inserm a déménagé de l'Institut Curie à Saint-Louis, j'aurais voulu que l'etablissement public prenne en charge le personnel du CEPH (70 personnes). Mais les deux équipes - l'UR 434 'Génétique des tumeurs' de Thomas et la mienne - sont restées séparées et aujourd'hui, le contentieux juridique avec Genset étant réglé, la décision a été prise de pérenniser le CEPH sous forme de fondation, sa direction scientifique étant confiée à Gilles Thomas. Car il reste à faire... Par exemple étudier les gènes de la longévité humaine. Sait-on que le CEPH dispose de l'unique fichier d'ADN de centenaires dans le monde ? Hélas, une législation de plus en plus restrictive rend difficile l'exploitation de telles banques de données.