Entretien avec Eric Molinié
N. Givernaud, J.-F. Picard, le 21 novembre 2001 à l'AFM (source : https://histrecmed.fr/temoignages-et-biographies/temoignages)
DR
E. Molinié a publié en 2016 'Vivant! Au delà de tous les handicaps', Odile Jacob. Voir aussi 'Le programme génome humain et la médecine, la part française'
Comment êtes vous entré à l'AFM monsieur Molinié ?
Je suis né en 1960 avec une myopathie des ceintures et j'avais un caractère indépendant. Ces deux éléments, la contrainte et la volonté, m'ont amené à vouloir faire des études supérieures, c'est à dire à construire un projet de vie fondé sur l'autonomie. J'ai donc fait HEC, j'ai passé ma licence d'histoire à la Sorbonne et finalement j'ai intégré le secteur bancaire. Il s'agissait en fait de monter un service d'analyse financière pour les Mutuelles du Mans et j'ai contribué à la création de Cyril-Finance en 1987, l'année de ma première rencontre avec Bernard Barataud, juste avant le premier Téléthon. Sur les conseils de certains membres de ma famille, fin juin début juillet 1987, je lui avais écrit pour lui proposer mes services. Via Pierre Birambeau le directeur du Téléthon, il m'a laissé entendre qu'il fallait que je fasse mes preuves. J'ai donc réalisé une collecte auprès de mes camarades d'HEC qui a rapporté plus de 300 000 francs dès la première année. Au lendemain du Téléthon, il m'a invité à l'AFM :
"Pourquoi avez-vous autant attendu pour vous décider à nous soutenir ?
- Tout simplement par ce que j'avais ma vie à construire. Maintenant j'ai 27 ans, je me sens davantage disponible, c'est tout".
Trésorier de l'AFM
Le lendemain, Bernard Barataud m'appelait pour me demander de devenir trésorier de l'Association. J'ai commencé par décliner la proposition en lui disant que je ne connaissais pas suffisement l'association pour m'y impliquer comme ça, de but en blanc. J'étais d'accord pour les aider, mais devenir trésorier, c'était une lourde charge, surtout compte tenu du montant des budgets mis en jeu. Je lui ai dit que je voulais bien voir un petit peu comment ils fonctionnaient, voir ce qu'ils voulaient faire ... En fait, je ne voulais pas être cantonné au rôle de comptable, de porte plume de l'association. Je voulais être responsable. J'ai donc été élu au Conseil d'Administration et je suis resté trésorier de l'AFM jusqu'en 1998, soit une dizaine d'années au cours desquelles je me suis rapproché de plus en plus de mes fonctions antérieures dans la finance. L'AFM était en pleine expansion avec des budgets de l'ordre d'un demi milliard de francs ce qui impliquait un important travail de gestion financière, des rapports d'activité, etc. J'ai donc introduit à l'AFM la publication d'un rapport d'activité annuel, comme dans une entreprise, et j'ai obtenu l'embauche d'un contrôleur de gestion dont j'ai défini le profil. Nous avons aussi fait un très gros travail de communication pour expliquer ce que nous faisions des fonds collectés. Je cherchais une logique de transparence proche de mon travail précédent qui consistait à préparer des introductions en bourse, des augmentations de capital, etc. Toutes choses qui se sont révélées utiles lorsque l'AFM s'est intéressée à Genset, à Transgène, etc.
Comment êtes vous devenu DG puis Président ?
Vers 1996-1997, les investissements de l'AFM ont basculé vers les thérapies géniques et l'association a décidé de transférer à l'Etat la recherche en génomique qu'elle assumait jusqu'alors, pour se consacrer aux thérapies. Je pense que même si je n'avais pas été myopathe, c'est vers l'AFM que je me serais investi. Son esprit, sa transparence correspondaient à mes valeurs et à ma façon de fonctionner. Mais j'hésitais, j'ai pris rendez vous avec un ami chasseur de têtes, un spécialiste du recrutement des cadres de direction et je lui ai expliqué mon problème : "j'aimerais trouver un job avec une dynamique de création, de développement, en rapport avec les sciences du vivant, une boite où il y ait une bonne ambiance humaine..." Il a éclaté de rire et il m'a dit "mais attends, ce que tu es en train de me décrire, c'est l'AFM...". Plusieurs fois, Bernard Barataud m'avait proposé de reprendre le flambeau de la lutte. A la rentrée 1998, me sentant prêt, j'ai pris contact avec lui et c'est comme ça qu'il a décidé de me passer la main, en devenant d'abord directeur général pendant deux ans. A l'issue de l'Assemblée générale de l'AFM en 2000, il demandé aux administrateurs d'envisager ma candidature, ajoutant : "désormais, je pense qu'Eric est prêt à prendre la suite".
Le rôle de l'AFM : le 'break through'
Je vois un peu le rôle de l'AFM comme celui des paras américains le jour du débarquement en Normandie. Ils sont largués sur Sainte-Mère l'Eglise pour préparer le terrain, tailler des brêches dans les lignes ennemies pour permettre aux troupes de débarquer... C'est cela le rôle de l'AFM. Baliser le terrain pour permettre aux autres d'avancer. Aujourd'hui, nous nous sommes lançés sur les thérapies géniques, dans deux ans cela sera le passage aux essais sur l'homme, puis la mise au point des médicaments pour des maladies rares... Tant qu'on ne sera pas venu à bout des maladies neuromusculaires, nous aurons toujours un champ d'avance. Notre rôle n'est pas de nous substituer aux pouvoirs publics. Nous avons un objectif et on le dit. Il ne concerne pas l'ensemble de la recherche scientifique. A l'Etat de définir ses objectifs globaux en matière de politique scientifique. Certains scientifiques des institutions comme le CNRS ou l'Inserm ont l'impression que l'AFM oriente la recherche. Mais il ne faudrait quand même pas ignorer que les orientations que se donne l'AFM répondent aussi à un intérêt général : celui des maladies rares, oubliées de la recherche et des pouvoirs publics.
La 'grande tentative'
L'histoire de l'AFM, c'est celle des familles qui refusent de baisser les bras et qui se tournent vers le monde de la recherche. Anthony Monaco nous dit un jour qu'il faudrait collecter des fonds pour faire des banques de cellule. On voit du coté de Cochin et on fait affaire avec Jean-Claude Kaplan. Puis Daniel Cohennous dit que pour décrypter le génome, il faudrait des robots, mais personne n'en a jamais fait. Bon, on lance les robots. Je crois que l'AFM n'a pas à rougir d'avoir été rapide et efficace. Ce que nous voulons aujourd'hui, c'est garder cette capacité de réactivité. Maintenant on a décidé de se lancer sur la voie des génothérapies. Fin 2002 on va tirer un premier bilan de ce que l'on a appelé la 'grande tentative'. Aujourd'hui, on voit pointer les cellules souches. Demain ce sera les techniques d'électroporation de façon à permettre l'introduction du gène dans la cellule.
Les relations avec les établissements publics de recherche
Bernard Barataud parlait de la "langueur a entreprendre" de la recherche académique. Je crois qu'il y a un problème de structuration des budgets de l'Etat. Je veux dire que pour nous qui sommes une association de malades, il est très étonnant de constater que la recherche médicale dépend de la Recherche et pas de la Santé, ce qui laisse assez largement de côté les questions de prise en charge des malades par exemple. Quand on va aux Etats-Unis, c'est le NIH qui pilote ce genre d'entreprises, en Angleterre c'est le MRC... Le NIH pilote les études sur la génétique humaine, mais aussi ses développements en matière de soins, il y a donc cette perspective en aval qui tire la recherche et qui l'incite à agir. En France, le fait que les budgets de la recherche médicale dépendent du ministère de la Recherche est étonnant, par exemple lorsqu'on considère que le poids de l'Inserm est cent fois celui de la Santé. Mais il est vrai qu'avec Claude Griscelli et aujourd'hui avec Christian Bréchot, on voit que la DGS revient au conseil d'administration de l'Inserm, mais cela reste epsilone par rapport au poids de la science pure et la recherche médicale reste très orientée vers le fondamental. En fait, j'ai l'impression que le mot `santé' ne recouvre pas la même chose aux Etats-Unis et en France.
Les chercheurs français sont insuffisamment formés au management
Il faut ajouter à cela que les chercheurs américains sont prêts, intellectuellement, à aller chercher de l'argent dans le privé, c'est-à-dire à l'extérieur du secteur public. Ils sont beaucoup plus familiers du monde de la finance que leurs homologues français. Je crois que c'est un problème culturel. Ce qui me frappe chez nous, c'est de voir des chercheurs bâtir des petites sociétés de technologie sur des concepts validés sur le plan de la recherche fondamentale, mais avec une absence quasi totale de préoccupations gestionnaires. Combien ai-je vu de business plans à côté de la plaque? Je pourrais citer des grands noms qui avaient des idées excellentes, mais avec des projets de développement sur dix ans qui faisaient rigoler les financiers. En France, nous pâtissons d'un manque de culture manageriale nécessaire au développement industriel de l'innovation. C'est un problème global qu'illustre par exemple l'agonie de l'industrie pharmaceutique française, au moins dans sa composante recherche et développement. A la différence de ce qui se passe à l'étranger, nos groupes pharmaceutiques sont dirigés non pas par des médecins ou par des scientifiques, mais par des énarques.
Les conséquences du saupoudrage, la multiplication des génopoles
Chez nous, la recherche publique est pénalisée par la pratique du saupoudrage. Le principe d'égalitarisme fait que tout le monde doit avoir sa part de la manne publique dont les dispensateurs ne savent ou ne peuvent faire des choix. C'est particulièrement frappant dans le cas des génopoles. Claude Allègre est venu annoncer à Evry le milliard de francs qu'il prévoyait pour la génomique, le jour même du `Téléthon 1999'. Le soir même, France Soir titrait "Jospin promet un milliard au téléthon' (pour démotiver des donateurs, on ne pouvait pas trouver mieux !). Or c'était faux. Il s'agissait de financer le développement du programme de génomique fonctionnelle. Mais dès cette annonce faite, on a vu arriver monsieur Chambon et le première Génopôle à voir le jour a été la clinique de la souris à Strasbourg. Tout ce qui sera annotation sera à Montpellier. Les modèles animaux, c'est Strasbourg, les tissus, Marseille... Aujourd'hui, tout ce qui est séquençage-génotypage se fait ici. A quoi bon installer dix génopoles en France quand on voit ce qui a été réalisé ici ? Franchement, est-ce que l'on ne pourrait pas faire plus simple? C'est vrai que la concurrence est utile, mais elle ne consiste pas à savoir si Evry va faire mieux que Marseille, mais de faire en sorte que la France se mette au niveau de l'Angleterre. Aujourd'hui, je dis attention, on a une chance historique ici, sur ce site extraordinaire de pouvoir concentrer les efforts, de pouvoir annoter le génome etc. Bien sûr en collaboration avec d'autres, mais tout de même, évitons de trop nous disperser. Entre dix génopoles et un seul, il y a peut-être un juste milieu.
Généthon 3
Lorsqu'on a décidé de lancer Généthon 3 pour produire des vecteurs en grande série, on nous a ri au nez, comme pour les cartes du génome, "mais, c'est beaucoup trop tôt, cela n'intéresse personne !". Or aujourd'hui, Olivier Danos fabrique des vecteurs et on passe une convention avec Harvard pour leur production. Alain Fischer, Christian Bréchot et j'en passe sont venus voir et je crois savoir qu'ils ont été contents de pouvoir coopérer gratuitement avec des professionnels de la vectorologie. Bréchot m'a dit qu'aujourd'hui le réseau GVPN [Gene Vector Production Network] de l'AFM et du Généthon honore 100 % des demandes des labos Inserm. Notre satisfaction, c'est d'avoir répondu à un besoin qu'on avait su anticiper. Aujourd'hui, plus de 2000 lots de vecteurs ont été produits pour 300 cliniciens et pour une centaine de pathologies différentes. Pari gagné ! On vient d'ouvrir 1200 m2 de laboratoires au Généthon pour travailler sur la production de lignées cellulaires. Il y a un trieur de cellules pour lequel on a fait de gros investissements. On a tout un espace pour les cellules souches où on a on fait revenir Anne Galy qui est de l'équipe William Vainchenker de Villejuif (Inserm). La directrice du CNRS, Geneviève Berger, est venue le visiter. Elle a été impressionnée par la qualité des installations. Philippe Moullier, qui dirige la thérapie génique au CHU de Nantes, est venu nous voir. Il m'a montré un film sur des chiens avec une maladie lysosomale. Les chiens non traités étaient allongés, prostrés, tandis que les chiens traités grâce à un petit rétrovirus utilisé comme vecteur du gène-médicament gambadaient autour. Maintenant, il faut envisager les développements possibles en médecine humaine.
Un CHU à Evry ?
Un autre axe de notre stratégie serait l'implantation d'un CHU ou d'une antenne de CHU à Evry. Mais je pense que notre rôle n'est pas de nous substituer aux pouvoirs publics... Quoiqu'il en soit nous souhaiterions avoir ici quelques bons cliniciens intéressés par les thérapies géniques. De même que nous voudrions que les biotechs du site développent une ligne de médicaments qui permettraient d'envisager des essais thérapeutiques. On a déjà une université qui enseigne la génétique qui pourrait profiter de la proximité d'un CHU. Ce serait un magnifique point d'orgue : un campus qui irait de la recherche fondamentale jusqu'au lit du malade.