Entretien avec Arnold Munnich
J.-F. Picard, 1 mars 2003 au CHU Necker (source : https://histrecmed.fr/temoignages-et-biographies/temoignages)
Jean Frézal et Arnold Munnich à l'hôpital Necker (circa 1990)
Voir aussi : Le point de vue d'A. Munnich à propos de l'Inserm (SNTRS, 26.11.2007), 'Médecine, des tests génétiques pour tous?', F. Rosier, LM, 6 04. 2016)
Qu'est ce qui vous a poussé vers la médecine monsieur Munnich ?
En fait ma vocation médicale, ce sont surtout les hommes auxquels je me suis identifié. D'abord mon oncle, le frère de ma mère qui était médecin. Sa personnalité, son charme, son charisme m'avaient beaucoup séduit. Et puis il y avait un cousin américain qui m'a aussi beaucoup stimulé… Mon père quant à lui était scientifique, un ingénieur et j'étais aussi attiré par la recherche scientifique. Mais j'ai l'impression encore aujourd'hui que la médecine comme la science sont les instruments d'un projet personnel. Pourquoi faire de la médecine et de la recherche? Je me disais : pour que la médecine de tous les jours devienne une médecine de qualité, rigoureuse et quasiment scientifique. En fait, j'étais aussi fasciné par la biochimie, la vie comprise comme une réaction chimique, la vie écrite comme une équation
Mais l'enseignement médical était peu porté sur la recherche scientifique
Hélas ! À la fac, la médecine était enseignée par des gens médiocres, une génération qui est d'ailleurs en train de s'effacer, Dieu merci, mais qui porte une lourde responsabilité dans le déclin de la médecine française de l'après-guerre. De même, ni dans l'internat, ni dans les Hôpitaux de Paris, il n'y avait de structure formatrice à la recherche. À l'hôpital, les recrutements se faisaient essentiellement par cooptation. Il y avait des patrons issus de l'establishment politico-religieux, des dynasties de médecins conservateurs. Donc, on se cooptait entre copains, fils du copain ou copain du fils… L'internat était un matraquage terrible. Quand vous aviez appris par cœur 300 questions, vous vous sentiez comme un vrai perroquet, une sorte de moulin à prières… Ensuite, quand un interne se piquait de se former à la recherche, il était suspect : "qu'est-ce qu'il va faire de ses après-midi ? Comment se fait-il qu'il ne soit pas satisfait de s'occuper intégralement et exclusivement de ses patients ? Au fond, ce type a la tête ailleurs, il est dans les nuages, c'est un penseur, c'est un savant, un chercheur, mais pas un clinicien ». Bref, il n'est pas des notre ! Pour le mandarin traditionnel, le bon médecin, celui qui avait un avenir dans le service, c'est celui ou celle qui était rivé au lit du malade du matin au soir. Un peu comme un super infirmier qui monte la garde. Les mandarins ne supportaient pas la présence d'un jeune interne chef de clinique, ou pire encore, d'un assistant ou d'un agrégé susceptible de leur faire de l'ombre en développant de nouveaux concepts, de nouveaux outils. Et si l'on voulait rester dans la carrière hospitalière, il fallait se garder soigneusement de poursuivre un objectif scientifique. Tout cela provenant du fait que la formation médicale se faisait en fac de médecine et pas dans celle de sciences. En Angleterre ou en Amérique, vous savez que c'est différent. Il y a un tronc commun de formation scientifique avant de l'entrée en médecine et les grands cliniciens ont souvent une double étiquette, M.D., Ph. D.
A l'époque, où se faisait la recherche médicale ?
En fait, on trouvait les bons maîtres à penser dans les laboratoires de l' Inserm ou du CNRS. Mais il s'agissait souvent de médecins qui n'avaient pas eu de succès dans la carrière hospitalière, parce qu'ils étaient en dehors du système. Bien sûr il y avait quelques exceptions, mais que l'on pouvait compter sur les doigts d'une main. À Cochin, le groupe Schapira avec J C Dreyfus et J. Kruh. Mais c'étaient des parachutés. L'institut de Georges Schapira avait été créé au moment du prix Nobel de Jacques Monod et soutenu par lui. C'est lui qui a fait sortir Schapira de Necker où il était logé dans un préfabriqué pour l'installer au CHU Cochin qui venait de naître. C'est donc Monod qui a indirectement soutenu nos recherches médicales ou plutôt les recherches de biologie et de biochimie que nous voulions mener dans le milieu médical.
L'internat et la recherche
En réalité, je me voulais profondément médecin. Il s'agissait pour moi de donner à ma pratique une dimension scientifique puisque j'avais la conviction que la recherche scientifique n'est pas exclusive de découvertes thérapeutiques. Bien entendu, l'internat a quand même contribué à sélectionner des bons éléments, mais cela ne formait des esprits aptes à une médecine d'avenir. Ça sélectionnait des gens qui sont des gros travailleurs, des gens instruits, mais pas forcément des esprits scientifiques. Evidemment, les choses ont fini par évoluer. Aujourd'hui, plus personne ne pourrait glisser une feuille de papier entre la médecine de recherche et la médecine de soin. Mais à l'époque, je ne voulais pas me cantonner à des connaissances purement médicales. Je souhaitais une formation digne de ce nom. Nous avions alors des copains candidats pour entrer à Normale sup. ou à Polytechnique, et nous, pour passer l'internat, on nous demandait de réciter des questions ce qui fait que je me sentais complètement con. J'ai d'ailleurs eu du mal à être nommé. J'ai préparé le concours, j'ai échoué la première fois, de peu, pourtant j'avais quand même beaucoup travaillé… Puis je l'ai eu laborieusement la deuxième fois. Au vrai, quand j'ai été reçu en 1975, ma première réaction a été de téléphoner à Alain Fischer qui avait passé le concours avant moi pour lui demander :
"Alain, qu'est-ce que je fais maintenant ? Moi, j'ai vraiment envie de compléter ma formation dans la recherche.
- Écoutes, ce n'est pas difficile. Tu t'inscris à la Fac des sciences en maîtrise de biochimie à Paris 7".
C'est ce qu'il venait de faire lui même et l'on s'est retrouvé là avec quelques collègues internes qui avaient la même aspiration à la recherche. Pour moi, ça a été un bonheur de rencontrer des gens plus jeunes, pleins d'enthousiasme, des types qui avaient l'impertinence de penser différemment, d'apostropher le prof ou l'assistant pour poser des questions. J'ai donc fait ma thèse de biochimie chez Axel Kahn et je l'ai soutenue en 1988. Mon travail portait sur la liaison hormone récepteur, en fait je faisais de l'enzymologie. J'avais fait mon DEA chez Jacques Hanoune, un homme qui a beaucoup compté pour moi. À l'époque la DGRST offrait l'opportunité à un interne de s'arrêter un peu le temps de faire de la recherche.
Puis c'est la direction d'une unité de recherche Inserm
En 1994, je suis devenu directeur d'une unité de recherche Inserm (U 393, handicaps génétiques de l'enfant) et j'ai été appointé pour des raisons pas très recommandables à l'université en tant que professeur de génétique à Paris 5 (depuis 1989). Or, si je suis mieux payé en tant que professeur d'université que si j'étais directeur de recherche, au fond, la maison où je me sens bien, c'est l'Inserm. Pourquoi ? Parce que c'est là qu'il y a une vraie évaluation. On y demande des comptes : "qu'est-ce que tu as fait de ton année ? Qu'est-ce que tu as fait de ton argent ? Où en est ton hypothèse ? Comment as-tu rendu compte de tes travaux devant la communauté scientifique ? Que t'a t on répondu? Que vaut l'impact facteur de ta communication ? Qu'as tu fait des gens que l'on t a confiés ? Qu'est-ce que tu as fait vraiment d'important dans ta vie, Munnich ?" Donc, dans ce labo nous avons consacré nos recherches à l'identification de gènes responsables de handicaps neurologiques, métaboliques et malformatifs de l'enfant et nous avons créé le département de génétique de l'hôpital Necker-Enfants Malades. Il s'agissait de mettre la génétique moléculaire au service de la pédiatrie en conciliant la clinique et la génétique moléculaire. Grâce à la cartographie du génome et à Genatlas, nous avons pu identifier près d'une trentaine de gènes responsables de maladies génétiques. Créé en 1986 par Jean Frézal et rattaché à mon unité Inserm, cette base de donnée compile une cartographiques sur les gènes et les maladies, ellel enregistre les résultats des travaux sur la localisation et l'identification des gènes pathogènes, la structure, l'expression, la fonction des gènes et les interactions de leurs produits, les mutations et leurs conséquences pour les maladies. La cartographie du génome nous a permis d'identifier l'origine de maladies comme l'achondroplasie (récepteur de facteur de croissance fibroblastique 3), la maladie de Hirschsprung, l'amyotrophie spinale, la paraplégie spastique liée au sexe, le syndrome de Holt-Oram, la maladie des exostoses multiples, la dystrophie maculaire de Stargardt, l'amaurose congénitale de Leber (guanylate cyclase de rétine), la craniosténose de Saethre-Chotzen (twist), l'incontinentia pigmenti (NEMO) et le syndrome de Pearson du à une délétion de l'ADN mitochondrial, comme toute une série de gènes nucléaires responsables de mitochondriopathies. Grâce au conseil génétique que nous avons installé, nous permettons chaque année à des centaines de couples à risque d'attendre sereinement l'enfant qu'ils espèrent, dans le cadre des diagnostics prénatals et préimplantatoire. Mais notre unité travaille aussi sur les thérapeutiques de ces maladies génétiques, comme la réexpression du gène centromérique homologue du gène SMN sur le chromosome 5q13 dans l'amyotrophie spinale ou l'approche pharmacologique rationnelle du traitement de l'ataxie de Friedreich que nous avons mises au point précisément à Necker.
On a reproché à l'Inserm de s'être moins investi dans la génétique clinique que l'Association française contre les myopathies (AFM)
Il est vrai que les réalisations comme l'Institut Cochin avec Axel Kahn, de très bons centres de recherche demeurant avec des gens merveilleux, ont pris beaucoup de distances avec la réalité de la clinique. Comme si la clinique était un endroit compromettant ! Mais il faut voir que dans ces affaires, l'Inserm avait une capacité d'intervention limitée. De son temps, Philippe Lazar avait un credo : ne pas planifier, laisser la science se faire. Donc les capacités d'intervention de l'Inserm étaient limitées par le fait qu'il était sur beaucoup de terrains. Bien entendu, scientifiquement parlant, il aurait fallu garder le sida comme les maladies rares en son sein. Il n'empêche que l'Inserm a contribué de manière non négligeable, sinon majoritaire, au financement de nos projets. Et aujourd'hui, Christian Bréchot s'est arrangé astucieusement pour associer en une espèce de collégialité, l'Inserm, le CNRS, l'Université et le monde associatif. Comme vous le savez, dans un pays comme le nôtre, on ne casse jamais rien. Il faut faire avec, diplomatiquement. Donc on rassemble les forces en présence autour d'objectifs communs, C'est ce que Bréchot a fait avec le projet 'Avenir' ou avec des actions thématiques partagées entre l'Université, l'Inserm et les grandes associations. C'est ainsi que l'Association française contre les myopathies (AFM) a soutenu les unités de génétique dont la mienne et que l'on ne peut que se féliciter de l'initiative de Bernard Barataud, c'est à dire : inciter la communauté des familles de patients à prendre leur histoire en main pour se donner les moyens d'un lendemain meilleur. Comme j'ai la reconnaissance du ventre, je dois dire que sans Barataud je serais encore dans un gourbi. Donc, avec le Généthon lui et Daniel Cohen ont eu raison de voir grand. Cela a été un préliminaire à des centres de ressources comme le Centre national de séquençage (CNS) ou de génotypage (CNG) qui n'auraient sûrement pas vu le jour sans ce précédent. Je dois d'ailleurs reconnaître qu'au début, j'étais sceptique sur leur entreprise. Franchement, je ne m'y sentais pas. Certes je m'intéressais à la cartographie du génome, mais seulement en relation avec les maladies. J'avais besoin de leurs outils, mais je ne me voyais pas moi-même en train d'y participer. D'ailleurs, au fil des années, je me suis rendu compte que l'on ne faisait pas le même travail : eux sont des concepteurs d'outils, nous, nous sommes des utilisateurs. Nous sommes complémentaires. Ensuite Barataud s'est mis à faire Généthon 2 et 3, le rétrovirus et la thérapie génique. Là encore, avec de très gros moyens, mais probablement un rendement qui mériterait d'être évalué. Enfin, l'histoire dira ce qu'il en est. Il est vraiment trop tôt pour juger. Peut-être que ces thérapies géniques qui passent actuellement un très mauvais quart d'heure, vont connaître un second souffle. On va peut-être surmonter les difficultés rencontrées. En tout cas on peut l'espérer pour les patients.
D'où viennent vos réserves vis-à-vis de la thérapie génique ?
Mon souci est plutôt de ne pas négliger les autres possibilités thérapeutique, en particulier la pharmacologie. Or, pour faire de la bonne pharmaco, il fallait continuer à faire de la bonne biologie cellulaire et de la bonne biochimie. Certes, Alain Fischer n'a pas fait de faute lors de sa tentative de guérir des petits patients victimes de très graves déficits immunitaires, mais je me demande s'il n'a pas été un peu aventureux, en tout cas de se lancer dans l'entreprise avant même d'avoir effectué des essais sur des modèles animaux. Peut-être eut-il aussi fallu utiliser des vecteurs rétroviraux qui possédaient des 'gènes suicides' susceptibles d'empêcher la prolifération du gène en cas de pépin ? Peut-être fallait-il choisir plus judicieusement les 'LTR'? Bon, le problème de la mort de ces petits patients est arrivé au meilleur d'entre nous, scientifique je veux dire… Mais ce qui me gêne dans les programmes de thérapies géniques tels qu'affichés par le Téléthon, c'est le coté médiatique, marche forcée de la recherche vers des résultats spectaculaires. C'est la confusion des genres entre homme de sciences et homme de médias. En fait, le vedettariat scientifique est une façon de pervertir la science, de l'asservir aux lois du showbiz. Or, on ne peut que redouter de voir la démarche scientifique finalement conduite par les outils de son financement. Aujourd'hui au Téléthon, on traite les scientifiques comme des vedettes. C'est une fête merveilleuse à laquelle j'ai participé, comme Alain ou Axel d'ailleurs. On nous fait monter sur les planches pour faire notre numéro comme Jane Birkin ou Sophie Davant. Mais il y a quand même un petit problème, c'est qu'à partir de trucs comme ça on devient facilement (même en toute candeur) un 'petit Prométhée nuisible' comme disait Primo Levi. Je crois qu'un scientifique doit s'astreindre à un minimum de modestie et si je coince sur la thérapie génique, c'est moins pour des raisons éthiques (en fait, j'aimerais tellement que ça marche) qu'à cause de l'impatience de certains groupes de pression à obtenir des résultats tonitruants. Certes, il y a beaucoup de bonnes intentions là-dedans, mais on sait que l'enfer en est pavé !
De même vous vous êtes élevé contre l'utilisation de cellules souches issues d'embryons surnuméraires
Cela me heurte sur le plan éthique et là, bien que n'étant pas de la même église, je suis là sur la même position que Jean-François Mattéi (le ministre de la Santé en 2003). En hébreu, il y a une très belle phrase qui dit : "On ne change pas une âme contre une autre âme". C'est ce qui fonde ma position, même si un certain nombre de théologiens pensent que le clonage thérapeutique est possible en raison du statut de l'embryon. En fait, qu'est ce qu'un embryon fécondé sinon une vie en puissance ? Ma conception de la vie fait que je préfère que cet embryon soit détruit plutôt que d'être asservi à un projet où il est instrumentalisé comme une fabrique d'organes. Vous me direz que la difficulté provient de la définition que l'on donne du vivant. Il est vrai que celle-ci a évolué depuis l'époque de nos parents ou de nos grands parents où la vie d'un être humain commençait le jour de sa naissance. Mais aujourd'hui tandis qu'on peut faire vivre un grand prématuré de six mois, la biologie nous enseigne que le début de la vie, c'est la fécondation, d'où ma conviction que l'on doit à l'embryon le respect dû à l'homme en puissance qu'il représente en puissance. Voilà pourquoi je coince sur le clonage thérapeutique. Ce n'est pas un geste médical comme un autre. Vacciner, injecter un antigène ou transfuser un môme ne supprime pas une vie alors que le clonage thérapeutique, c'est asservir une cellule fécondée à d'autres fins que de devenir un être humain. On peut même aller plus loin dans une définition de l'humain. Si mon ADN est peu différent de celui d'une souris ou d'une plante (et il ne l'est guère en effet), qu'allons nous faire de la dignité d'humain ? Là, je ne peux que vous donner ma réponse puisée dans la lecture d'Albert Jacquard : notre dignité d'humain vient de nos interactions avec le monde extérieur, elle-même issue de la capacité unique dans le monde du vivant de nos 10 millions de milliards de neurones à interagir entre eux…
D'où la nécessité d'une morale dans la recherche scientifique?
Ce qui me choque dans les affaires qu'on vient d'évoquer, c'est que l'on confond deux choses : d'une part la science, i.e. connaissance de la vie et d'autre part la technique, i.e. ce que l'on fait avec le savoir que l'on a acquis. La science n'est pas mauvaise en soi puisque le Créateur nous a donné une intelligence pour que nous nous en servions. Dans le judaïsme, on dit que Dieu a créé l'homme à son image pour qu'il lui soit associé dans son œuvre de création. Donc si vous êtes un scientifique, votre associé dans le business, c'est Dieu. Je trouve qu'il y a là dans la pensée des grandes religions monothéistes, le christianisme, l'islam, le judaïsme, quelque chose de très exaltant qui participe de l'esprit divin et qui n'est pas étranger à l'esprit scientifique, c'est la vocation à la recherche. Il y a trois injonctions dans le judaïsme : l'injonction d'innovation, l'injonction de réparation, on voit bien la mission de parachever l'œuvre du Créateur, mais il y a aussi l'injonction de prudence, le principe de précaution qui concerne évidemment les usages. Or, je pense qu'un chercheur n'est pas là pour remplacer le Patron. J'estime que ma quête de connaissance n'implique pas que je me substitue au Créateur.