Entretien avec Robert Naquet
J.-F. Picard le 21 janvier 1997 (source : https://histrecmed.fr/temoignages-et-biographies/temoignages)
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Les débuts d'un médecin neurophysiologiste
Je suis né à Avignon en 1921, j'ai commencé mes études de médecine à Marseille juste au début de la guerre. En 1943, je suis entré dans la Résistance et j'ai passé mon concours d'externat une fois la guerre terminée. C'est à la faculté de Marseille lorsque je me suis retrouvé docteur en médecine. Sous l'occupation, j'avais rencontré un physiologiste, Charles Lenormant, un professeur de physiologie à la Sorbonne, un élève de Louis Lapicque. Je m'intéressais déjà à l'anatomie du système nerveux, dans le maquis j'avais toujours avec moi un bouquin sur le sujet, et il m'avait dit : l'avenir c'est la neurophysiologie. C'est lorsque j'ai passé le concours d'internat que j'ai rencontré Henri Gastaut. Professeur à la faculté de médecine de Marseille, Gastaut était mon interne en neurologie, il était le grand spécialiste de l'épilepsie. Il avait été formé à l'école d'Alfred Fessard, le père français de l'électrophysiologie. Dans les années trente, avec Durupt, Fessard fut l'un des premiers à utiliser la méthode de Berger, l'électro-encéphalo-graphie. Ils avaient montré que quand un sujet d'expérience ouvrait les yeux, son rythme alpha se bloquait (le rythme du sommeil ?). Pour moi l'immense mérite de l'école Fessard, c'est d'avoir amené la neurophysiologie à l'échelle cellulaire, les premiers enregistrements intracellulaires viennent de là. Après la guerre, son épouse, Denise Albe-Fessard et Pierre Buser ont développé l'electrophysiologie grâce à l'utilisation de microélectrodes. Puis l'électroencéphalographie (EEG) s'est développée en médecine avec des gens comme Gastaut, Fishgold, Verdeau et Antoine Rémon. On s'en servait pour diagnostiquer l'épilepsie, les tumeurs, etc. En 1948, lorsque j'ai dit à Gastaut que je voulais faire de la recherche, il m'a répondu : "parfait. Je vais ouvrir un laboratoire de neurophysiologie et vous allez travailler avec moi". Ma première activité comme chercheur débutant fut de lui servir de cobaye. Il pratiquait l'éléctro-encéphalo-graphie (EEG) et il essayait sur moi les effets des stimulations lumineuses intermittentes. Ma première journée au laboratoire, je lui ai servi de sujet d'expérience pendant huit heures d'affilée. Si je voulais faire de la physiologie me disait Gastaut, il fallait voir le doyen Georges Morin. Le professeur Morin était terriblement handicapé par une polio qu'il avait eu à vingt ans alors qu'il faisait sa médecine. Il s'était installé à Marseille en 1943 venant de chez Herman à Lyon, l'éditeur des annales de physiologie. J'ai pris rendez vous et j'ai pas mal poireauté. Morin m'a expliqué que si on voulait faire de la physiologie, il fallait savoir être patient, bref il m'avait mis à l'épreuve dans sa salle d'attente. Dans notre conversation Morin m'a suggéré de laisser tomber l'internat :
"Vous pourriez devenir mon agrégé...
- Je suis très honoré de la proposition, mais je n'ai pas trimé pendant trois ans pour laisser tomber l'internat aujourd'hui. Si vous voulez que nous travaillions ensemble, vous me laissez passer mon concours..." Et il a accepté. C'est ainsi que je me suis retrouvé le cul entre deux chaises, d'un côté avec Morin qui me dirigeait et de l'autre avec Gastaut avec lequel je travaillais.
Le formation réticulaire du tronc cérébral
Henri Gastaut était aussi allé se former aux Etats-Unis auprès de Gray Walter, le cybernéticien, inventeur de la première tortue-robot, dans les années 1950. Un jour il me dit qu'on venait de faire une découverte fondamentale. Deux chercheurs, l'un américain Horace Magoun, l'autre italien Guiseppe Moruzzi, avaient montré que lorsqu'on stimulait les régions réticulées du tronc cérébral chez le chat, on provoquait l'éveil (1949 - G. Moruzzi and H. Magoun 'Brain Stem Reticular Formation and Activation of the EEG'). La théorie de Magoun et Moruzzi a fait travailler les chercheurs du monde entier pendant trente ans, jusqu'à ce qu'on l'oublie ...et aujourd'hui on y revient.
Le premier à avoir mis en évidence le rôle de la formation réticulaire dans le cerveau est un neuro-chirurgien espagnol, au début du siècle, Santiago Ramon y Cajal qui avait décrit cet organe comme composé de cellules individuelles, les neurones, qui convergent dans une formation réticulaire, le tronc cérébral. Mais c'est un français, F. Bremer, qui a montré en 1935 que si on séparait cette formation réticulaire des lobes supérieurs du cerveau en provoquait le sommeil chez un animal d'expérience (un coma). Quant à la première démonstration que la formation réticulaire avait une influence directe sur l'activité motrice d'un sujet, elle a été apportée en 1946 par deux Américains, Rhines et Magoun (Ascending Reticular Activating System, http://faculty.washington.edu/chudler/hist.html ou ARAS). Les premières stimulations électriques du tronc réticulaire ayant été réalisées un peu plus tard par Sprague et Chambers lorsqu'ils provoquaient de cette manière des mouvements sur des chats non anesthésiés (1954). |
Gastaut avait obtenu une bourse de la Fondation Rockefeller, d'une part pour s'équiper en matériel de laboratoire, d'autre part pour envoyer un de ses collaborateurs aux États-Unis. Il m'a donc envoyé chez Moruzzi pendant six mois où j'ai appris l'implantation de microélectrodes dans le tronc cérébral des chats. Comme il s'agissait d'une bourse de deux ans, après l'Italie, je suis parti travailler chez Magoun à Los Angeles. Autant l'ambiance chez Moruzzi était très 'européenne' - le matin il fallait saluer il signore profesore, il était le seul à disposer d'un appartement chauffé, mais pas les pauvres chercheurs, etc. - autant chez Magoun je plongeais dans une ambiance américaine beaucoup plus décontractée. Je travaillais au laboratoire de l'hôpital de Long Beach qui dépendait de l'UCLA. Nous étions au mois de mai, chaque après-midi, Magoun se promenait dans les couloirs pour demander qui voulait aller se baigner avec lui. Nous étions à deux minutes de la plage et ceux qui pouvaient laisser une demi-heure leur expérience allaient nager avec lui. Puis on se remettait au boulot jusqu'à 9 heures du soir, à l'heure où Magoun prenait l'avion de nuit pour aller à Washington défendre les crédits de son 'Brain Research Institute'. A Long Beach il y avait des chercheurs de toutes les parties du monde, d'Australie, d'Allemagne ou du Mexique. C'était la grande vie, Magoun était un type extraordinaire. Ce que j'ai surtout appris chez lui, c'était sa façon de raisonner. J'ai appris ce qu'était un professeur. Juste avant de partir chez Magoun en 1952 j'avais passé six mois à Marseille avec un copain Italien du laboratoire Morruzzi, Ricci, et nous avions mis au point une technique de coagulation du tronc cérébral qui nous permettait d'endormir ou de réveiller nos chats selon la région où l'on coagulait. C'est là dessus que sous la direction de Gastaut, j'ai soutenu ma thèse de médecine sur les chats épileptiques - stimulation du noyau amigdalien (?) - publiée juste avant mon départ en Amérique. Quand je suis arrivé à l'Ucla, je parlais vaguement l'anglais, comme un Français qui avait fait de l'allemand au lycée ! Au début de mon séjour, chaque fois que je disais quelque chose à Magoun, il me répondait “wonderfull” et il s'en allait ! Plus tard j'ai travaillé avec Helen Eva King (elle est devenue ensuite une de mes collaboratrices à Marseille) et qui m'a appris à m'exprimer en anglais (elle me parlait tout le temps, mais comme elle ne connaissait pas le français!). A l'époque la littérature scientifique était en français. Dans le 'Journal d'EEG'. les langues officielles c'étaient 1/ le français et 2/ l'anglais. (J'ai été secrétaire de la Fédération internationale d'électroencéphalographie de 1961 à 1969 et j'ai eu deux présidents, c'est Raymond, un Français qui a commencé à dire qu'il fallait publier en anglais et qui a pris une secrétaire anglaise). Magoun m'avait demandé de travailler à une méthode qui permette d'être réveillé ou endormi sans anesthésique. Je lui ai dit, je vais vous faire des coagulations. "Naquet we will do Naquet isolé" m'avait-il dit (Bremer avait publié un papier sur l'“encéphale isolé”) et un jour, bien après mon retour des États-Unis, je reçois un bouquin d'une copine, les actes d'un colloque où Magoun décrivait ce “Naquet isolé”.
Au début des années 1960, Mme Albe-Fessard fait une communication à la Société d'EEG avec un chercheur qui avait mis au point un système de refroidissement par thermode. Il arrivait à détruire momentanément le fonctionnement d'une région du cerveau, au lieu de faire une coagulation, il refroidissait. J'étais allé trouvé D. Albe-Fessard pour lui demander de travailler sur cette technique.
"Je ne vous prêterai pas l'instrument, si vous voulez l'utiliser, il faut venir chez moi, me dit elle,
- Madame, quand vous voudrez".
La semaine suivante, je commençais une collaboration qui allait durer trois ans, chaque mercredi de la semaine. Je prenais le train de Paris tous les mardis soir. J'arrivais chez elle à 9 heures le matin et je repartais à 9 heures du soir pour retrouver mon labo marseillais. C'était l'époque où je m'intéressais encore au sommeil. A l'époque en chirurgie humaine, on travaillait avec des appareils stéréotaxiques inventés par Hershley Clark, un anatomiste. En prenant certaines précautions, grâce à ce type d'appareil on pouvait mettre chez les chats l'électrode qu'on voulait, j'ai été le premier à avoir un 'Hershley Clark' en France, celui du laboratoire de Gastaut à Marseille. Si bien que je me promenais avec mes chats dans leur panière, mon 'Hershley Clark' et j'arrivais à Paris chez les Fessard en compagnie de Vigouroux (il est devenu plus tard maire de Marseille) pour faire une démonstration à la Pitié-Salpêtrière au siège de la société d'EEG. Il y avait là mon ami Jean Scherrer, un excellent neurophysiologiste qui était allé lui aussi aux Etats-Unis et qui était en train d'installer son laboratoire de physiologie. On endormait nos chats appareillés avec leurs électrodes devant tout le monde, ce qui serait inconcevable aujourd'hui. Dans la salle il y aurait sûrement des défenseurs des animaux! C'était la grande époque de la neurophysiologie. Au début des années 1960, à l'instigation de Pierre Drach (directeur chargé des sciences de la vie) le CNRS a décidé d'installer un Institut de neurophysiologie et de psychophysiologie à la faculté de Médecine de Marseille. Le doyen Georges Morin est devenu son premier directeur (1963). Lui a succédé Jacques Paillard, un professeur de psychophysiologie à la fac de Marseille qui avait travaillé à l'Institut Marey (Fessard), moi même devenant l'adjoint de Paillard en 1967. L'institut marseillais a d'ailleurs réuni des chercheurs de l'équipe Fessard : mme Arvanitaki-Chaladonitis, mlle Bonnet, Dussardier un vétérinaire, mais aussi d'anciens élèves de P. P. Grassé dont l'un travaillait sur les fourmis et un autre sur les cavernicoles... Bref, c'était œcuménique. A la même époque, c'est à dire au moment où l'Institut national d'hygiène (INH) se transforme en Inserm (1964), Gastaut avait réussi à se faire installer un laboratoire avec le soutien à la fois du CNRS et de la recherche médicale (Unités de recherche neurobiologiques, U.6 Inserm). Il m'a demandé de venir travailler chez lui (à l'Inserm) ou bien de prendre sa suite dans l'unité CNRS dont il disposait. Après six mois de réflexions, je lui ai dit que je préférais garder mon indépendance ce qui a un peu rafraîchi nos relations. J'étais donc devenu patron de mon labo au sein de l'Institut de neurophysiologie et de psychophysiologie, mais je continuais à aller tous les matins à l'hôpital, essentiellement pour faire de l'électroencéphalographie sur des patients épileptiques ou comateux. En fait, j'étais le seul médecin de l'institut et il me revenait donc d'assurer la relation entre la recherche et la clinique. Dans mes recherches, pour ne pas me mettre en compétition avec mon ancien patron, Gastaut le spécialiste de l'épilepsie, j'ai décidé de changer de sujet. J'ai donc commencé à m'intéresser à la la pharmacologie du système nerveux central, sur le sommeil. J'étais en relation avec Michel Jouvet, le spécialiste de la question. Ainsi, j'avais quitté les applications de la physique à la physiologie pour faire de la chimie appliquée à la neurophysiologie.
Des singes épileptiques
Mais je suis quand même revenu à l'épilepsie, du moins à celle du babouin. J'avais un ami M. Berre (?), un médecin militaire qui avait travaillé avec Gastaut sur certaines encéphalites du singe et qui était devenu professeur à l'université de Dakar. Un beau jour il m'envoie quelques cerveaux de singe en me suggérant de préparer un atlas stéréotaxique (mme Albe-Fessard venait d'en terminer un pour le cerveau de rat), nous avions aussi quelques singes en élevage à Marseille. Sur ce, à l'automne 1965 arrivent au labo des chercheurs Américains, Helen Eva King et son époux, Killam. Les Américains recommençaient à s'intéresser au conditionnement, aux travaux d'I. Pavlov sur les réflexes conditionnés. Moi-même j'avais fait des études du comportement du chat quand je m'étais intéressé au tronc réticulé du cerveau avec Mme Fessard. Et c'est ainsi que je raconte à mes Américains que lorsqu'on bouge une lumière devant les yeux d'un patient, l'électroencéphalographie permet de déceler des pointes au niveau de son cortex occipital. Mes Américains étaient sceptiques. Je leur propose d'un prendre un singe dans l'animalerie et de faire l'expérience. Je met le stimulateur lumineux en marche et surprise, le singe fait une crise d'épilepsie. Naturellement, la première réaction de mes visiteurs a été de me dire que le technicien du labo avait provoqué une lésion en le préparant. Mais tout de même ça me paraissait bizarre. J'ai vérifié le tracé EEG, ce ne pouvait pas être une lésion. Bon je vais essayer sur un autre animal, on prend un deuxième singe et patatras, il fait une crise d'épilepsie, celui-ci n'avait même pas été appareillé en électrodes. Il n'y a pas à hésiter, il y a dix singes dans l'animalerie, il faut les tester d'ici ce soir. Ce qu'on a fait. Six sur dix étaient épileptiques à la lumière. J'ai passé une nuit agitée. Je devenais paranoïaque, ça y est j'ai découvert l'épilepsie du singe! J'en ai parlé à Henri Gastaut et à Jacques Sénès qui dirigeait un laboratoire de biochimie à Marseille. Il m'a dit "tu sais, dix singes, ça ne suffit pas, il faut que tu partes pour Dakar et que tu trouves cent singes".
Huit jours plus tard j'étais au Sénégal avec Killam. J'avais prévenu Berre et on a fait les marchands de singes. On s'était installé à l'université et en trois jours, on avait testé nos cent sujets. Entre 60 à 66 % de notre population faisait des crises à la lumière (la même proportion que dans mon labo marseillais). Avec Killam, on a écrit un article qu'on a envoyé à Science qui l'a refusé : “ One hundred monkeys ! It makes no sense, you need one thousand! ” Bref, j'avais quand même découvert un truc! L'épilepsie du singe. Mme Fessard m'a proposé de préparer une note pour l'Académie des sciences ou pour la Société de biologie. Alfred Fessard, son époux, restait sceptique à propos de cette épilepsie photo-induite jusqu'au jour où il a accepté de me publier. Voici comment : "jusqu'à la semaine dernière, je ne croyais pas à votre affaire me dit-il. Mais j'étais en voiture avec des amis près de Toulouse et voilà que la petite fille s'est mise à faire une crise d'épilepsie. Il y avait des arbres le long de la route, le soleil était bas, et a fait une crise. J'en ai conclu que votre épilepsie du singe existe puisque je l'ai vue chez l'homme…”. Au cours de la seconde moitié des années soixante, je me suis donc consacré à cette épilepsie photo-induite du singe. J'étais invité partout, notamment en Amérique. On a affiné nos statistiques. Nous avons constatés que 60 % de la population de babouins (papio) de Casamance ont cette épilepsie photosensible. Mais au Nord du Sénégal il n'y en a plus que 10 %. J'ai organisé plusieurs expéditions en Afrique de l'Ouest, toujours avec l'aide de Berre. On partait dans la nature pour capturer nos babouins. On repérait les points d'eau et on avait mis au point des cages dont la fermeture était commandée à distance. On les faisait venir faisait venir en leur traçant un chemin de cacahuètes, l'un de mes techniciens CNRS, Emmanuel Balzamo est devenu un spécialiste de la capture de singes. Il ne fallait pas les endormir, dès qu'on les avait attrapé on les mettait sur une chaise que j'avais fait fabriquer et on les stimulait à la lumière. Après ça, on les endormait pour leur faire une prise de sang. Puis on envoyait nos prélévements au laboratoire de Jacques Ruffié à Toulouse (hématotypologie). Nous espérions trouver dans le génotype de nos babouins, la marque de cette sensibilité à la lumière, une corrélation avec leurs groupes sanguins par exemple. Hélas, malgré l'envoi d'un millier d'échantillons, il y avait à une telle pagaille dans son laboratoire que nous n'avons jamais pu obtenir de résultats significatifs. Pas plus de trente corrélations sur mille échantillons, c'était dérisoire, en tout cas impubliable. Ruffié m'a raconté après que le travail dans son équipe avait été perturbée par sa récente nomination au Collège de France ! Bref, quand il m'a proposé de monter une nouvelle expédition, j'ai refusé tout net. J'ai continué à travailler sur les singes au Laboratoire de physiologie nerveuse de Gif sur Yvette (L.P.N. cf. infra). Je dirigeais le département de neurophysio appliquée où on travaillait sur l'épilepsie, la pharmacopée de la vigilance, la pharmacologie de la respiration, la neurochimie du système pyramidal, la neuro-pharmacologie des peptides crérabraux, etc. Mon équipe a continué à travailler sur l'épilepsie photosensible du babouin en y introduisant de la neurochimie. Mais là j'ai eu d'autres histoires non moins tragi-comiques. J'ai eu des déboires avec mon fournisseur qui a été accusé de voler des singes en Gambie. Puis ça a été la bagarre avec les adversaires de l'expérimentation animale. Si vous voulez savoir comment j'ai fini par être connu du grand public, c'est par le vol de mes singes au CNRS à Gif sur Yvette ! Je suis devenu un héros de faits divers : Naquet ? L'homme des babouins kidnappés... Je suis passé à la télé, j'ai dialogué avec monseigneur Lustiger, l'homme du jour dans l'émission d'Elkabbach. j'ai eu mon procès avec Brigitte Bardot !
Du laboratoire de physiologie nerveuse (L.P.N .) à l'Institut Alfred Fessard
On sait que la neurophysiologie s'est progressivement transformée en neurosciences. En 1975, à l'instigation de Jean-Pierre Changeux, ce fut la création par la DGRST de l'action concertée 'neurosciences'. C'est alors que j'ai été nommé directeur du Laboratoire de physiologie nerveuse du CNRS à Gif/Yvette. Voici comment cela s'est passé. L'Institut Marey de M. et Mme Fessard était mitoyen du stade Roland Garros, avenue Gordon Bennett à Boulogne. Il était prévu d'agrandir le tennis en déménageant l'Institut Marey à Gif. En 1968, le nouveau bâtiment étaient prêts et on devait le diviser en six départements réservés aux élèves de Fessard (Talc, Szabo, Glowinski, Gallifret, Mme Albe-Fessard, et un psychologue Delacourt). Mais entre temps, il y a eu le 'drame' de 1968 et l'éclatement de l'Institut Marey. Mme Fessard a dit qu'elle n'irait pas à Gif. Il était convenu que Yves Laporte qui venait d'être nommé au Collège de France prendrait la suite, mais le Collège a refusé qu'un de ses professeurs aille s'installer à Gif ! Il fallait donc trouver quelqu'un apte à prendre la direction des nouveaux labos et qui accueille les orphelins de Mme Fessard. Quelqu'un qui ne ferait pas uniquement de la neurophysiologie, mais qui s'orienterait aussi vers la neuropharmacologie, la neurochimie, bref la neurobiologie. Claude Lévi, le directeur des SDV au CNRS a du se dire, pourquoi pas Naquet ? Il me convoque : "Je souhaiterais que vous bâtissiez un laboratoire orienté vers la neuropharmacologie, la neurochimie, etc.
- Mais je n'y connais rien.
- Pourquoi n'iriez vous pas faire un tour chez Daniel Bovet (Nobel 1957 pour ses travaux en pharmacologie)? Vous vous mettriez au courant.
Je suis donc parti pour l'Italie et à mon retour je suis allé voir Lévi pour lui dire :
"Je veux bien essayer.
- Parfait, je vais vous faire visiter le labo".
Je me souviens de la date, c'était le 1er mai 1972. Il faisait un soleil d'or extraordinaire, les colzas étaient en fleurs, c'était superbe, le labo itou. C'est plus tard que les choses se sont un peu gatées. Fessard voulait que je prenne ses chercheurs, untel, untel et untel... Ca ne me plaisait pas. J'appelle Lévi : "Ecoutez, je suis désolé, s'il s'agit de continuer l'Institut Marey je ne suis pas candidat pour venir à Paris.
- Mais quel est le problème ?
- Je veux bien créer un labo, mais je ne veux recevoir d'ordre de personne.
- Naquet, vous me mettez dans l'embarras!
- Je suis désolé, mais ou on accepte mes propositions ou je reste à Marseille.
- Bon écoutez! Je ne peux pas vous répondre immédiatement". Et il raccroche.
J'avais pris avis de mes amis et collègues, Gastaut à Marseille, Scherrer à la Salpétrière qui m'avaient dit que j'avais raison. Puis, un beau jour, je reçois un coup de téléphone de Claude Lévi me disant que Hubert Curien (le directeur du CNRS) m'attendait le lendemain matin à 8h30 quai Anatole France. A l'époque, le bureau du directeur des sciences de la vie était minuscule, le département c'était trois personnes! J'étais un peu excité, je me lève, je flanque le lampadaire par terre et je renverse les chaises. Bon, on discute, ils me disent que je pourrais faire ce que je veux dans mon laboratoire et je leur réponds que dans ces conditions, j'accepte. En 1972, c'est comme cela que j'ai lancé le laboratoire de physiologie nerveuse (LP 2212 du CNRS). J'ai pris quelques orphelins de Mme Fessard, Szabo, l'homme du poisson électrique, ainsi que Y. Ben Ari, M. Denavit-Saubie, V. Bloch (psychophysiologie de la mémoire). En 1976, j'ai accueilli André Hugelin dont le laboratoire (neuro-physio du tronc cérébral) avait brûlé à Saint Antoine. Un matin, je suis convoqué à huit heures par André Berkaloff, le directeur des sciences de la vie qui venait de succéder à Claude Lévi. C'était pour me dire qu'ils étaient très embêtés, ils cherchaient une affectation pour Jean Rossier, un chercheur qui revenait de chez de Roger Guillemin en Amérique où il avait travaillé sur les enképhalines. "Vous voulez créer un laboratoire de neurochimie, prenez Rossier, il a travaillé au Collège de France chez Benda et aussi avec Jacques Glowinski (neuropharmaco Inserm U 114). J'ai appris que Rossier avait la réputation d'avoir un sale caractère. Des collègues me disaient que si j'acceptais, je fairai une grosse gaffe, mais je suis passé outre, il est venu travailler chez moi et il est resté jusqu'à mon départ du L.P.N. Jean Rossier est le type de chercheur qui vous dira qu'il n'est pas visionnaire, au contraire il prend le vent. Il aimait à se définir comme un spécialiste de la veille attentive. J'aime bien cette expression. Quand il est arrivé chez moi, je lui ai dit : "je travaille sur les récepteurs au benzodiazépine et je commence à faire de la caméra positon.
- OK, pas de problème, je viens chez vous" et pendant deux ans nous avons travaillé sur les récepteurs benzodiazépines. Il avait une capacité d'adaptation remarquable que je n'ai pas. Moi, ma tasse de thé (si je puis dire) c'était et c'est resté l'épilepsie, malgré l'éclipse de quelques années dont je parlais plus haut, pour ne pas concurrencer mon patron (Gastaut). Suis je un chercheur ? Je me souviendrai toujours de Gray Walter disant à Gastaut : "on n'a besoin de faire qu'une seule expérience quand on a bien posé le problème". Et Gastaut me disait : "voilà, vous allez faire telle expérience, et voilà le résultat que vous devrez avoir". Quinze jours plus tard il revenait pour me demander où j'en étais. "Je n'ai pas encore commencé". Bref, au bout de six mois, je lui apportais mes résultats, mais ça ne m'intéresse plus! C'est pour ça que j'ai eu du mal à publier quand j'étais jeune. Le conceptuel, ce n'est pas mon rayon, je fais de la recherche parce que ça m'amuse. Je suis curieux, je sais regarder, mais c'est tout. Rossier lui, il savait trouver son chemin vers quelque chose qui deviendra à la mode (récemment, il vient de passer un article dans Sciencesur les prions). Aujourd'hui, le L.P.N. est devenu l'Institut Alfred Fessard. Sous la direction de Jean-Didier Vincent sa thématique est centrée sur le cerveau considéré dans sa dimension temporelle, qu'il s'agisse du développement ontogénétique, de la plasticité aux processus cognitifs de mémoire et d'apprentissage ou de la plasticité chez l'adulte associée à la réparation ou à certaines situations adaptatives physiologiques. Bref, il s'agit de rassembler dans un même ensemble le développement, la génétique et la plasticité du système nerveux dans la perspective de l'intégration de ses différentes fonctions.
Médecin et/ou chercheur ?
Le problème est que les biologistes ne perçoivent pas toujours l'intérêt d'étudier l'épilepsie. Combien de fois ais je entendu : "l'épilepsie c'est bon pour des médecins, ce n'est pas de la vraie recherche". A ce sujet, je me souviens de certaines discussions avec Nicole Le Douarin. De même si vous parlez d'épilepsie aux neurophysiologistes classiques, ils n'en comprennent pas toujours l'intérêt, aujourd'hui ils travaillent sur des tranches de cerveau, voire sur des cellules isolées et ils provoquent des réactions épileptiques en utilisant les ressources de la biochimie par exemple, mais pourquoi ne pas en faire profiter la recherche médicale ? Quand je suis arrivé à Gif, l'une des premières choses que j'ai faite a été de procurer des 'patch-clamps' au laboratoire. Il s'agit d'une technique électrophysiologique qui permet d'enregistrer le fonctionnement de la membrane cellulaire, elle a connu un fort développement dans les années quatre vingt. Mes collègues étaient ravis, ils s'attendait à tout de Naquet... Sauf à ce qu'il leur achète des 'patch-clamps'. L'Inserm ne voulait pas donner d'argent et c'est par le CNRS que j'ai pu leur en payer une dizaine.
From a reductionist perspective, single channel recording approaches the ultimate form of electrophysiology - measurement of currents through the permeation pathway of individual proteins. With the use of patch clamp methods, investigators have measured events as fundamental as the blocking kinetics of individual ions as they enter and exit the channel permeation pathway. The patch clamp relies on formation of a gigaohm seal between the recording pipette and the cell membrane. |
Reste que l'épilepsie est une pathologie, c'est à dire un phénomène qu'un médecin doit appréhender de manière plus globale. Bien entendu, la fonction d'un médecin est de soigner des hommes, mais pour comprendre l'origine de la pathologie, on est bien obligé d'avoir recours à l'expérimentation. C'est le principe même de la médecine expérimentale (on sait que Claude Bernard travaillait sur des chiens). L'expérimentation animale a donc heureusement fait son chemin au profit de la recherche médicale, mais cela n'en a pas moins posé de nouveaux problèmes aux médecins. De ce point de vue, j'estime que l'introduction de la double appartenance à la suite de la réforme Debré (i.e. clinicien hospitalier et chercheur Inserm) a marqué la décrépitude de tout ce qui est exploration fonctionnelle. L'EEG médicale a chuté des trois-quarts à la suite de la réforme de 1958 parce que les responsables des laboratoires d'exploration fonctionnelle sont passés sous la coupe des physiologistes généralistes qui ne savaient pas ce qu'est un malade.
Le mot épilepsie désignait autrefois les crises au cours desquelles un sujet était privé à l'improviste de l'usage de ses sens. Ces crises que l'on appelle aujourd'hui crises épileptiques tonico-cloniques étaient alors désignées par des appellations diverses liées à une origine supposée sacrée, on parlait de 'grand mal'. La médecine moderne a démontré que si toutes les crises épileptiques sont liées à une perturbation des fonctions cérébrales, une seule d'entre elles, la décharge excessive et syncrone d'une population de neurones cérébraux est à l'origine de cette pathologie. En termes de tracé encéphalographique une crise d'épilepsie se traduit par une première séquence convulsive et brutale (10 cycles/sec.), suivie d'une phase postcritique caractérisée par un silence EEG (coma) puis d'une reprise progressive du rythme normal (récupération). La lutte contre les épilepsies est coordonnée sur le plan médical et scientifique par la Ligue internationale contre l'épilepsie qui comporte 23 branches nationales et dont le siège est en France l'hôpital de la Timone à Marseille. D'après H. Gastaut in Encyclopædia universalis, 1968. |
Au département des sciences de la vie du CNRS
En 1980, Roger Monier, a été nommé directeur des sciences de la vie au CNRS. Monier était très 'biologie moléculaire' et Jacques Thibaut (le pdt. du CNRS, un professeur de l'INRA) voulait quelqu'un pour le seconder dans les neurosciences alors en pleine expansion. Les gens de l'Inserm poussaient aussi à la roue, disant qu'il fallait absolument des neurosciences au CNRS pour la recherche fondamentale. Thibaut a consulté Jouvet qui lui a suggéré mon nom. En fait je connaissais déjà Roger Monier qui avait été professeur à Marseille. Nous avions un ami commun, Jacques Sénès, qui nous invitait chez lui pour cueillir des cerises. Bref, deux jours plus tard, Monier me téléphone pour me demander de venir assister à la réunion du département. A l'époque son adjoint était mme Nicole Le Douarin, l'embryologiste.
Je viens à la réunion et à la fin Monier me dit :
“Voilà, à partir de maintenant vous êtes chargé de mission.
- Mais je n'ai rien accepté.
- Si, si. Il faut quelqu'un pour s'occuper des neurosciences au CNRS et c'est vous !”
Deux ans plus tard, ce sont les assises de la recherche, la grand messe du ministre Jean-Pierre Chevènement. Mme Le Douarin est nommée au conseil d'administration du CNRS, il lui fallait donc un successeur auprès de Monier et c'est elle qui m'a proposé de prendre sa suite. Mais on ne sait jamais, quand on a connu quelqu'un sous un cerisier et qu'on a la réputation d'être un biologiste moléculaire pur et dur, on se demande en quelle estime il peut tenir un type qui s'occupe d'épilepsie. En fait, je me suis très bien entendu avec Monier comme avec son autre adjoint Pierre Volfin. Je devais plus particulièrement m'occuper de la commission de physiologie et de la 22/25. Monier avait décidé de faire des statistiques, par exemple calculer le coût de la recherche par discipline ou des chercheurs par laboratoire. Mon rôle était donc celui d'un négociateur : “oui d'accord, ce labo est cher, mais il est bon, on pourrait l'augmenter…”. Je n'obtenais pas toujours satisfaction, mais je dois dire que Monier comme Demaille (son successeur) ont bien soutenu les neurosciences. Bien entendu, je sollicitais aussi l'avis des commissions, même si je n'étais pas toujours d'accord avec elles. Mais quand elles avaient de bonnes idées, j'allais les défendre devant la directeur scientifique. Reste qu'en définive c'est lui qui tranchait. Monier m'a aussi demandé de préparer un rapport de synthèse sur les neurosciences que je suis allé exposer en comité de direction en 1985, l'année où il a quitté le département. J'avais aussi présenté mon affaire au ministère devant Jacques Demaille, qui était appelé à prendre la succession de Monier. Moi, je ne voulais pas rester au département, mais Demaille ma demandé de rester pour "mettre mes écrits en application". Je suis donc devenu l'adjoint de Demaille avec Béliart et Rochat. Vis à vis de moi Demaille avait une attitude différente de celle de Monier, j'étais plus agé que lui et il était déférent. Un beau il me dit : “monsieur Naquet, je vous emmène au prochain conseil scientifique”, mais il ne s'entendait pas bien avec le nouveau D.G. (Serge Feneuille) qui lui a fait comprendre que je n'étais pas à ma place. Après le départ du ministre Devaquet ( les aléas de la cohabitation !), Feneuille a perdu tout pouvoir et Demaille s'est fait porter pâle. Je me suis donc retrouvé tout seul pour assurer une présence permanente au département. Ainsi, j'ai fait marcher la boutique pendant un an et demi, mais sans jamais prendre de décision, j'avais la signature de Demaille ! Je lui téléphonais plusieurs fois par jour ou je lui envoyais des fax. J'assistais à tous les comités de direction à sa place et je lui rendais compte. J'avais sa confiance. Quand il me disait : “non, je ne veux pas qu'untel ait 3,50 F”, je ne pouvais pas lui faire avoir 3,55 F! Quand François Kourilsky a succédé à Serge Feneuille à la direction générale du CNRS, il voulait garder Demaille, mais celui ci était déjà très pris dans ses affaires montpelierennes, en plus il avait des problèmes familiaux. Il m'a donc demandé de continuer à assurer l'intérim jusqu'à ce que Kourilsky lui trouve un successeur et, en 1988, ce fut Claude Paoletti. Le nouveau directeur me convoque dans son bureau : “vous avez été nommé directeur scientifique adjoint par Demaille pour vous occuper des neurosciences, mais moi les ce n'est pas mon objectif prioritaire , j'ai décidé de baisser tous les laboratoires de psychophysiologie de la commission 30, de 30 %”. Je lui ai répondu : “très bien. Et moi je reste au département pour défendre les neurosciences”. Mais l'année suivante, il augmentait les ressources du secteur de 40 %, ce dont profitaient même certaines sciences cognitives. Certains ont cru que j'étais responsable de ce revirement, pas du tout. Paoletti était comme ça, un type autoritaire, mais pas borné, il pouvait changer d'avis. En fait, je crois qu'il a été bien content de me garder au département parce qu'il lui fallait trouver des gens qui acceptent de travailler avec lui.
Les postes rouges de Claude Paoletti
Chaque année à la même époque, il y avait le problème des postes rouges, c'est à dire des postes de chercheurs dont l'affectation est à la discrétion du directeur de département. Un patron de labo demande un poste rouge qu'on lui accorde parce qu'il fait partie des cinq ou six équipes prioritaires. Mais on doit arrêter la liste des postes rouges au 1er novembre chaque année, faute de quoi l'imputation budgétaire est perdue. En fait cette histoire de postes rouges est ingérable, il y a des contraintes indépendantes des laboratoires fléchés, comme de la direction du CNRS. C'est le chercheur qui décide tout d'un coup qu'il ne vient pas ! On me disait par exemple : "bon Naquet, on vous aime bien, vous nous avez rendu service, on vous paye un étranger pendant six mois dans votre labo, faites-nous des propositions”. On cherche le type qui veut s'intéresser aux singes, à ceci, à cela, on le trouve. Il écrit en juillet qu'il est d'accord, qu'il arrivera le 1er avril de l'année prochaine. En octobre on débloque l'argent et au mois de décembre le type vous envoie un télégramme : “je me suis cassé la jambe, je ne peux pas venir”. Chaque années l'affaire des postes rouges revenait soulevait des problèmes. Lorsque Demaille partait en congrès, il me disait : “Naquet, j'ai vu la liste des postes rouges, j'ai donné mon accord à Pierre Arrighi (le secrétaire général du département SDV) vous la signerez. Si monsieur Untel se désiste, vous mettrez Tartempion à la place, etc. A son arrivée Paoletti me dit “ voyons les postes rouges”. Nous passons deux après-midi à la mettre au point : “j'en donne deux à Untel, parce que c'est mon préféré. Vous Naquet, je suis désolé, mais il n'y a pas de raison que vous en ayez un parce que vous travaillez avec moi. Voilà ma liste”. Et il part au même congrès que Demaille. Deux jours plus tard, Arrighi vient me voir : “Bon sang, Pao est parti sans signer. Si demain je n'ai pas remis la liste, on perd l'argent. Il faudrait que vous signiez...
- Non je ne signerai pas. Paoletti est absent, je ne peux rien faire.
- Mais, monsieur Naquet, vous avez discuté de liste avec lui, si vous ne signez pas on perd les postes !”.
Bref, je signe. Trois jours après Paoletti revient de son congrès. Il est neuf heures du matin, il entre dans mon bureau :
“Dites moi Naquet, est ce que vous pourriez me dire à quoi je sers ?
- Je ne comprends pas la question...
- Vous avez signé la liste des postes rouges à ma place.
- Mais oui, monsieur, j'ai signé la liste pour laquelle vous avez donné votre accord. On m'a dit que si je ne signais pas, on perdait l'argent
- Mais c'était à moi de signer !
- Très bien, je ne signerai plus”. Ce que j'ai fait. Jusqu'à ce qu'il tombe malade et me redemande de signer pour lui…. C'est comme cela qu'il fonctionnait. Ceci dit, c'était un type plein de cœur. Un jour j'avais un problème avec une chercheuse qui était venue me voir au département. Je lui explique : “Voilà, je suis embêté. J'ai là une chercheuse qui avait quelques problèmes (psychologiques ?) et qui avait décidé d'entrer dans les ordres. Elle n'y est pas restée, mais elle revient au CNRS et plus personne n'en veut. C'est une fille moralement très bien, même si elle est un peu 'spéciale'
- Envoyez la moi”.
Ma chercheuse va chez lui puis elle revient pour m'annoncer qu'il l'avait prise dans son laboratoire. Et elle y est d'ailleurs restée jusqu'après le décès de Paoletti. Ecce homo. Les réunions du département étaient parfois agitées. Souvent, il s'emportait, il invectivait les gens, mais j'ai appris à le 'gérer'. Je le laissais parler cinq minutes puis je disais : “ Monsieur, je vous félicite pour votre idée, elle est très bonne, mais peut-être pourrait-on voir la chose d'une autre manière … ” et je lui exposais mon point de vue. En général, ça marchait. Un beau jour il m'a dit, “ Naquet, vous êtes le plus vicieux de mes collaborateurs, vous me faîtes avaler toutes vos couleuvres ”. En fait de couleuvres, j'essayais simplement de lui dire ma manière de voir, certainement pas de chercher à imposer mes vues. Ma femme disait toujours que j'étais le go-between, l'homme qui sait créer des relations entre les gens mais qui ne les dirige pas et c'est vrai que le pouvoir ne m'intéresse pas.
Paoletti lui, c'était le contraire. Il faisait parfois preuve d'un autoritarisme brutal qu'avec Moulin, son autre adjoint, nous essayions de tempérer. Un jour, il va à Montpellier visiter un laboratoire où le directeur fait un mauvais laïus (le type revenait des sports d'hiver, il n'avait pas dormi de la nuit). Alors Paoletti, devant l'assemblée réunie, lui lance : “ vous n'êtes plus directeur, vous êtes viré ”. Moulin qui l'accompagnait me téléphone pour me raconter l'affaire et le soir à cinq heures Paoletti revient au siège à Paris. Je l'accueille :
“Bravo! Vous en avez fait de belles...
- Quoi ? Vous êtes au courant ?
- Eh oui! Beau résultat, vous êtes en train de mettre à la porte un de nos meilleurs scientifiques. Vous allez vous retrouver avec toutes les neurosciences sur le dos !
- Quoi ? Monsieur Naquet, on fait du chantage, maintenant ?”. Il nous a fallu un an de discussion pour que le type garde son poste. Il faisait parfois des gaffes étonnantes. Un jour en commission de psychologie, il se met à dire que “le CNRS n'est pas fait pour abriter des Chinois faméliques ou des Argentins névrosés…”. Silence consterné, dans la salle il y avait Meller un chercheur argentin... Certes il était irrascible, mais après avoir déversé sa bîle, en général il revenait. Ce n'était pas un mauvais bougre.
L'éthique scientifique
Comment suis-je arrivé à l'éthique scientifique ? Pour deux raisons essentiellement. D'abord parce que j'avais eu mes problèmes avec l'expérimentation animale (le vol de mes singes), ensuite parce que bien qu'arrivant à l'âge de la retraite, je voulais continuer à travailler. Paoletti venait d'être convoqué devant la commission parlementaire (Alain Claeys, Claude Huriet) chargée de préparer la loi 'relative au don et à l'utilisation des éléments et produits du corps humain, à l'assistance médicale, à la procréation et au diagnostique prénatal' (loi du 29 juillet 1994). A cette occasion, le directeur des SDV m'a donc fait part de son intention de créer un petit comité d'éthique à caractère uniquement fonctionnel (i.e. une sorte de codex à usage de la communauté scientifique). Il me convie à déjeuner avec Azouvi (?) un philosophe, et deux ou trois de ses relations. C'était pour me proposer d'animer ce comité puisque j'allais me retrouver à la retraite. Peu après, Paoletti me prévient que le directeur général du CNRS, François Kourilsky, avait lui aussi le projet de créer un grand comité d'éthique, mais à prétention beaucoup plus générale pour ne pas dire philosophique et il m'a demandé d'en discuter directement avec le directeur général. On s'était aperçu qu'il y avait des problèmes avec la psychologie, l'expérimentation sur l'homme (la loi Huriet compliquait passablement les choses). On est allés à trois, avec Pierre Tambourin et Codificcio pour en discuter avec Kourilsky.
"J'ai l'intention de créer un grand comité d'éthique scientifique, mais je ne voudrais pas que les SDV fassent quelque chose dans leur coin, nous dit-il.
- Bien sur, mais nous avons des problèmes avec les psychologues. Si vous faites un grand comité d'éthique, il faudra y créer un sous-groupe sur la psychologie. Il y aurait bien une autre solution. Si nous installons un comité d'éthique purement fonctionnel au département SDV, c'est à dire qui ne s'intéresse pas aux grandes réflexions philosophiques sur la science, mais seulement à mettre au point un code de bonne conduite à l'usage des chercheurs en biologie, est ce que vous seriez d'accord ?
- Naquet, vous avez deux mois pour créer mon grand comité d'éthique. Après vous ferez ce que vous voulez".
Et c'est comme cela que le CNRS s'est retrouvé avec deux comités d'éthiques, le grand, le COMETS où on s'occupe de déontologie scientifique, mais pas des sciences de la vie (il a été présidé par Mme. Artweiller) et le petit, le COPE, que je préside et qui s'occupe des questions opérationnelles du secteur SDV. En 1998, le COPE a rendu compte devant la commission Huriet de certains aménagements rendus nécessaires par le développement des biotechnologies. Le nouveau DSDV, Jacques Samarut, estimait souhaitable que les dispositions de la loi de 1994 relatives à l'embryon tiennent compte des avancées constatées ou prévisibles de la recherche en ce domaine. Notamment, le COPE proposait de distinguer deux étapes dans le traitement des embryons humains : une première phase où il n'existe qu'une grappe de cellules totipotentes sur lesquelles les chercheurs devaient pouvoir travailler, une seconde où s'organise le développement vers le stade fœtal auquel on n'aurait en principe pas le droit de toucher. Le rapport du COPE demandait en outre la mise en place d'une système de contrôle médical, c'est à dire d'un dispositif susceptible de dissocier la direction scientifique et la surveillance médicale des recherches sur l'embryon humain.