DEUX LIVRES RÉCENTS SUR LAENNEC
ANDRÉ LEMAIRE, Le Monde, 2 avril 1956
Il n'exerça jamais dans l'hôpital qui porte son nom, et le passant distrait n’à point souvent de regard pour le médaillon qui, rue de Sèvres, sur le mur de l'hôpital Necker, dessine son masque ascétique, intelligent et volontaire. Beaucoup ignorent qu'il cumula sur le tard de sa courte vie les fonctions de professeur au Collège de France et celles de professeur de clinique médicale à la Charité ; mais i; en est bien peu qui ne connaissent en lui l'inventeur de l'auscultation. Si grande est son œuvre que la fervente cérémonie du centenaire de sa mort, célébré en 1926, n'a pas dégagé sans doute toutes les raisons qu'ont les médecins de tous pays de cultiver son souvenir et d'honorer sa mémoire.
C'est qu'en effet R.-T.-H. Laennec eut le mérite singulier d'être tout ensemble un praticien recherché et un savant authentique ; disparu depuis cent trente ans, il reste pour nous le pionnier de la médecine moderne. Grand parmi les médecins, il est le plus grand des médecins de France, nous dit E. Rist dans le volume de la collection des Vocations qu'à la demande d'Henri Mondor il consacre à la jeunesse (1), cependant que R. Kervran, dans son ouvrage (2) de la collection patronnée par R. Debré, nous montre comment ce médecin breton bouleversa la médecine plus que ne le firent après lui Claude Bernard ou Pasteur.
Pour bien comprendre le rôle immense qu'il joua il faut se représenter l'état de la médecine à la fin du dix-huitième siècle : c'était un art conjectural, immobile et livresque, un galimatias d'hypothèses chimériques et de dogmes obscurs, à quoi la langue latine était priée de conférer quelque majesté. La sémiologie n'existait pratiquement pas ; il n'était pas question de compter le pouls, de prendre la température, de mesurer le volume des urines, et le contact entre médecin et malade n'était même pas nécessaire ; ne sait-on pas que le célèbre Boerhave, de son lointain cabinet de Leyde, soigna tous les grands d'Europe et même de Chine par correspondance ? Autant dire que la science des maladies et l'art raisonné du diagnostic étaient nuls : si l'on ouvrait des cadavres dans le dessein de connaître l'anatomie normale, bien peu avaient l'idée de rechercher les lésions des maladies qui eussent pu éclairer leurs symptômes cliniques et permis de les classer.
L'initiation médicale n'était pas meilleure. Comment eût-elle pu l'être avec une doctrine si falote et des hôpitaux qui tenaient de la prison ou de la ferme! A Paris cependant l'École de santé, aux environs de 1800, avait grand renom : Pinel y enseignait une classification des maladies assez obscure, mais dont le besoin se faisait sentir, et Corvisart, bien que croyant peu en son art, avait un service fortement organisé et donnait un enseignement clinique de qualité. Autour d'eux quelques jeunes destinés à un grand avenir commençaient à percer : Bichat, qui fut, nous dit Kervran, une sorte de Hoche médical, de Cadoudal scientifique ; Bayle, qui venait de passer sa thèse avec éclat et autorité ; Dupuytren, qui se montrait déjà un parvenu victorieux mais sans sérénité.
Telle était la médecine nantaise ou parisienne quand le jeune Laennec fut en âge d'y faire ses classes. Sa famille, ancienne et fort honorable, appartenait à cette bourgeoisie provinciale qui, spécialement en Bretagne, se montrait aussi appliquée au travail que soucieuse de culture. Son père, léger, versatile, paresseux, égoïste, fut un éternel quémandeur, riche de conseils, mais cousu de dettes ; bref, un hurluberlu. Heureusement c'est l'oncle paternel, médecin à Nantes, dont la droiture, la bonté, le jugement, la fermeté, le bon sens, sont dignes de remarque et paraissent justement à E. Rist les premières des qualités éducatives, qui se chargea de faire du jeune René-Théophile-Hyacinthe un homme.
Que cet enfant ait été un écolier attentif et travailleur, capable à onze ans de paraphraser Virgile en des vers fort décents, avide d'apprendre et curieux de tout, voilà qui prouve son Intelligence. Mais que la guerre civile et la Terreur, qui à Nantes mérita plus que son nom, n'aient fait que conforter sa droiture, son tact naturel, sa jeune maturité, voilà qui nous donne une haute idée de son caractère. Le lent cheminement des préférences longtemps inavouées lui fait abandonner l'idée d'une carrière d'ingénieur et choisir la médecine. Il commence ses études à Nantes, sous la direction de l'oncle admiré, mais il court aussi la campagne, chasse, collectionne, herborise, apprend le grec, la musique et la danse. Il est doué pour tout : médecin militaire faisant campagne contre les Chouans, il écrira durant cette équipée l'amusant poème héroï-comique de la guerre des Vénètes, où déjà se manifeste l'intérêt qu'il porte à la langue bretonne.
A vingt ans il gagne Paris, s'inscrit chez Corvisart, se fait de Bayle un ami, et sous son égide commence ses premières recherches: elles lui valent la notoriété ; il concourt pour les prix de médecine et en conquiert deux sur quatre ; il devient rédacteur du Journal de médecine et écrit dans cette forme sobre et pure, nouvelle pour l'époque, que nous admirons encore. Un cours libre d'anatomie pathologique qu'il fait sous les auspices de Corvisart consacre sa maîtrise, mais lui vaudra un ennemi en la personne de Dupuytren, qui ne tolère point de rival dans cette nouvelle discipline. Sa thèse sur Hippocrate est un nommage au maître de Cos. C'est aussi un adieu à la médecine scolastique. Il a vingt-trois ans, il est célèbre.
A en lire le développement harmonieux et rapide on croirait que cette carrière fut facile, arrangée par un destin moraliste qui aurait voulu donner comme pendant au père prodigue et vain un fils studieux et comblé. Elle fut en réalité très dure. Laennec eut toujours une santé fragile du fait d'une tuberculose - ce drame breton des deux derniers siècles - contractée dans l'enfance. Les subsides intermittents et maigres dont le gratifiait son père ne lui permirent pas toujours de manger à sa faim. Sensible, il n'eut pas de vie sentimentale ; foncièrement religieux, il reporta sur sa famille, sa profession, sa Bretagne, toutes ses forces affectives.
Tant d'ardeur au travail et de renoncement parurent vains, et pendant dix ans Laennec, oublié, vit défiler chaires professorales et services hospitaliers sans qu'on songeât à lui. Il en souffrit, mais n'en prit point d'amertume, et comme il fallait vivre il se mit au dur métier de praticien ; il eut bientôt une clientèle de choix, et sa réputation de consultant fut assurée quand il devint médecin du cardinal Fesch. Il publie encore quelques articles médicaux, se perfectionne dans la connaissance des langues celtiques, prévoit la chute de l'Empire, ressent péniblement la déroute, stigmatise en un pamphlet sévère la prétention de l'Empereur revenu, il ne retrouve force et santé qu'en respirant l'air natal. Il décide de se retirer dans son domaine de Kerlouarnec, près de Douarnenez.
Mais c'est l'imprévisible retour du destin : un de ses amis devenu ministre lui propose un service à l'hôpital Necker. Il l'accepte presque sans balancer. Alors toutes les virtualités de la dure préparation et de la longue attente vont éclore magnifiquement. C'est la découverte du stéthoscope et de l'auscultation médiate, c'est la superposition possible des symptômes aux lésions, c'est avec l'identification de maladies nouvelles l'ordre apporté dans la pathologie pulmonaire. La médecine est enfin dotée d'une méthode générale qui lui vaudra d'immenses progrès. Alors les honneurs s'accumulent : Laennec est nommé professeur au Collège de France, professeur à la faculté, dont on lui propose d'être le doyen ; il est membre de l'Académie de médecine, médecin de la duchesse de Berry ; ses livres sont traduits à l'étranger ; les médecins affluent dans son service. L'espoir déçu d'un enfant fruit de son mariage tardif, sa dure querelle avec l'insolent Broussais, assombrissent un peu cette période féconde. Il est plus que jamais fidèle à sa Bretagne : il étudie toujours le gallois, l'erse, le gaélique; il devient même procédurier pour agrandir son domaine terrien. Mais sa maladie progresse, et ses propres découvertes, ses élèves attentifs, ne lui seront contre elle d'aucun secours. Il meurt à quarante-cinq ans, dans son cher Kerlouarnec, non loin de la ville d'Is et de l'île Tristan, la même où aborda la barque de sainte Anne.
Le livre de M. Rist est écrit dans cette langue précise et sobrement élégante que nous connaissons bien, forte et sans recherche, dont la qualité tient autant à des dons naturels d'écrivain qu'à la noblesse des sentiments qui l'inspirent. L'auteur marque une évidente dilection pour ce grave et charmant génie ; son éloge sensible d'un médecin qui fut curieux comme lui de la même médecine, et dont la carrière n'est pas sans analogie avec la sienne, nous incite souvent à l'admirer lui-même. M. Kervran, tout autant médecin et phtisiologue, nous fait sentir le caractère inexplicablement solitaire de ce malade, mais il dégage surtout le fond d'errance et d'insatisfaction contrastant avec l'invincible attachement de ce Breton à la terre natale. C'est que l'auteur est lui-même un Breton rompu aux difficultés de sa langue originelle, et sensible aux sortilèges de son pays. Son récit direct, plaisant, entrecoupé de fragments de correspondance, de citations en breton, de réflexions pertinentes, ne laisse pas d'évoquer les meilleures biographies d'André Maurois. J'ai beaucoup aimé le Laennec de M. Kervran. Ces deux livres, écrits par des auteurs d'âges et de tempéraments différents, puisant aux mêmes sources, tiennent leur promesse: se complétant l'un l'autre, ils nous montrent comment une œuvre qui honore les hommes s'explique par les qualités foncières de l'homme qui l'entreprit.
(1) La Jeunesse de Laennec, 1 vol., Gallimard.
(2) Laennec, médecin breton, 1 vol. Hachette.
L'avènement de la médecine moderne
La France célèbre à partir du mardi 17 février, date anniversaire de sa naissance, le bicentenaire de René-Théophile Laennec, qui fut le fondateur de toute la clinique moderne et dont l'œuvre rayonne encore aujourd'hui, dans le monde entier. Au cours d'une cérémonie à l'Académie nationale de médecine consacrée, ce mardi 17 février, à la mémoire de Laennec, le président de la République doit prononcer un important discours sur l'état de la médecine et son avenir.
Par Dr ESCOFFIER-LAMBIOTTE, 18 février 1981
" Il ne m'arrivera jamais de donner ce que je pense, ce que je suppose, mon point de vue, ma théorie, pour ce qui constitue réellement la science, pour ce que l'on sait. " Ces paroles, par lesquelles le docteur René-Théophile Laennec termina, en décembre 1822, sa leçon inaugurale au Collège de France, constituaient pour la médecine mondiale l'épitaphe de trente siècles d'empirisme et d'un obscurantisme appuyé sur des théories où l'imagination le disputait au ridicule ou au néfaste. Elles marquaient surtout l'avènement de toute la médecine contemporaine, et les débuts de la méthode dite anatomo-clinique, où l'on reconnaissait enfin, à l'origine des maladies, non quelque malédiction diabolique ou quelque pourriture confuse des humeurs, mais la lésion d'un organe précis, lésion reliée dès lors aux signes cliniques dont elle était la cause. La rigueur devant l'observation objective, systématique et raisonnée des faits, l'humilité, érigée en règle morale absolue, qui interdisaient à Laennec toute interprétation doctrinaire ou subjective de ses constats cliniques, tels étaient les principes fondamentaux, et pour l'époque révolutionnaires, de son œuvre, ceux-là mêmes qui devaient inspirer, plus tard, Louis Pasteur et Claude Bernard.
Des principes qui marquaient le tournant le plus décisif de toute l'histoire de la médecine, et son entrée dans un champ de la pensée dont elle avait été jusqu'alors totalement et indûment exclue : celui de la connaissance objective. Né à Quimper le 17 février 1781, élevé par son oncle Guillaume, recteur de l'université de Nantes, le jeune médecin qu'était Laennec " monta " à Paris en 1801. Un Paris médical sur lequel régnait à l'époque une doctrine absurde mais toute-puissante, fruit de la dictature agressive et sectaire d'un Malouin, François Broussais, qui, " maniant allègrement le sarcasme, l'injure et le mépris " (1), régnait alors en maître intransigeant sur la faculté de médecine. Toutes les manifestations morbides, physiques ou psychiques, relevaient, pour Broussais, d'une irritation intestinale suivie d'une inflammation des organes, dite " phlegmasie ". D'où les saignées, les sangsues, les purges et les lavements qui ne firent qu'aggraver les souffrances et l'état de malheureux malades précipités vers la mort dans des flots de déjections et de sang.
Du sectarisme à la lumière
Lorsque parut en 1824, sous le litre évocateur de " Catéchisme de médecine physiologique ", la bible de ce jacobin sectaire, ancien médecin des armées impériales, Laennec avait publié depuis cinq ans déjà son magistral " Traité du diagnostic des maladies des poumons et du cœur " (2).
Il y rendait hommage, dans une préface rédigée en latin (3), à ceux qu'il tenait pour ses trois maîtres spirituels :
- Le Viennois Auenbrügger, ami du compositeur Haydn, qui, un siècle plus tôt, avait, dans l'indifférence générale, montré ce que peut apporter l'examen clinique modeste et attentif et notamment la percussion dans les maladies pulmonaires (4).
- Le baron Corvisart, médecin de Napoléon qui, le premier, souligna l'importance de cette démarche et s'efforça de la diffuser.
- L'Anglais Howard Jenner, enfin, modeste praticien de campagne du Gloucestershire et naturaliste de génie, qui, le 14 mai 1796, entreprit contre la variole la première vaccination de l'histoire des peuples.
L'hostilité agressive et la puissance incontestée du conservateur rétrograde qu'était Broussais conduisit Laennec à présenter, non à ses pairs, mais... à l'Académie des sciences mathématiques, le 29 juin 1818, le mémoire historique dans lequel il décrivait l'invention qui le rendit à jamais célèbre, son fameux stéthoscope. Il s'était remémoré un principe d'acoustique élémentaire d'amplification des sons en observant, un jour qu'il traversait la cour du Louvre, des gamins qui se transmettaient au travers d'une poutre des messages tapotés ou chuchotes. Laennec vérifia sur-le-champ les possibilités de cette méthode en recourant, pour l'auscultation d'une jeune malade chez laquelle il se rendait, à un simple cahier roulé en forme de cylindre. Perfectionnant, durant les semaines qui suivirent, son cylindre de papier, il fabriqua très vite un instrument de bois, tourné avec soin comme le ferait un flûtiste, afin que les bruits du cœur, et même du cœur fœtal, ceux de la respiration, les râles, les murmures, les souffles dus à la phtisie ou à la pneumonie, puissent être perçus et amplifiés de la manière la plus claire. Le fameux stéthoscope était né, que l'on pourra voir aux expositions de la mairie du sixième arrondissement de Paris, de Quimper, de Rennes, puis du Palais de la découverte. Un stéthoscope dont Laennec sut utiliser les ressources avec tant d'habileté que même Broussais disait, sur le tard, du médecin breton qu'il avait tant combattu : " Il semble qu'il ait été dans l'intérieur même du corps de ses malades. " Et cela, près d'un siècle avant la découverte des rayons X qui permirent de voir réellement ce que Laennec avait, dans son génie, pressenti, entendu, décrit, classifié, confronté à tous les autres signes cliniques observés, vérifié aux constatations d'autopsie, pour établir toutes les bases, aujourd'hui encore valables, de la pathologie pulmonaire. Fidèle à la méthode qu'il s'était fixée dès 1804, année de sa thèse : " Joindre à l'étude clinique celle des lésions anatomiques ", Laennec construisit en trois ans (1816-1819) son œuvre magistrale, valable encore aujourd'hui. Arrachant la clinique aux théories confuses et aux systèmes fumeux qui la dominaient tout entière, il la plaçait, dès lors, et pour la première fois, au rang d'une science objective et rigoureuse : " Soumettant chaque jour le médecin au jugement ment impartial des faits anatomiques, Laennec l'a, pour toujours et à jamais, gardé des imaginations déréglées, des interprétations personnelles, idéologiques ou verbales " (1). Le Collège de France ne s'y trompa point, qui le nomma professeur dès 1822, avant la faculté de médecine. Pas plus que Chateaubriand ou Mme de Staël, qui contribuèrent à une renommée devenue rapidement mondiale, et dont il ne put, hélas ! savourer longtemps la portée. Rongé par la tuberculose pulmonaire qui l'avait conduit déjà, et à plusieurs reprises, à se retirer dans ses terres bretonnes, René-Théophile Laennec y mourut en 1826, à quarante-six ans, laissant l'œuvre fulgurante qui lui survit pour l'éternité, et que célébreront la France comme la médecine mondiale tout au long de l'année.
(1) Histoire de la médecine, par Maurice Bariéty et Charles Coury, éd. Fayard.
(2) De l'auscultation médiate, chez J.A. Brosson, libraire à Paris, 1819.
(3) Laennec parlait couramment le français, le latin, le grec et le breton.
(4) La percussion, qu'utilisent encore largement, au même titre que l'auscultation, les cliniciens d'aujourd'hui, permet de détecter la matité d'un organe dense ou densifié par un épanchement ou une infection.