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Georges Schapira 

Notice par le pr. Jean-Claude Kaplan publiée dans le volume "Universalia 2004" de l' Encyclopedia Universalis, reprise ici avec l'aimable autorisation de l'auteur

Georges Schapira, fondateur de l'école française de pathologie moléculaire humaine, est né à Paris le 12 août 1912 de parents émigrés de Russie. Il fit ses études de médecine à Paris où il passa brillamment l'internat des hôpitaux, et commença des études de biochimie dans le laboratoire de Michel Polonovski. Mobilisé en 1939, prisonnier, puis victime des lois raciales de Vichy, il dut interrompre ses études et se réfugier à Lyon où il fut accueilli et protégé par le biochimiste Gabriel Florence. Chez celui-ci, il effectua ses premiers travaux sur la chimie de l'adrénaline et de ses dérivés. Après un doctorat en médecine (1941) et un doctorat ès sciences (1946) il fit une carrière de biochimiste à la faculté de médecine de Paris, où il devint successivement maître de conférences-agrégé de biochimie, puis professeur, premier titulaire de la chaire de chimie pathologique (1958). Il créa le laboratoire de biochimie médicale affilié à la clinique pédiatrique de l'hôpital des Enfants-Malades à Paris, puis, en 1968, il fonda au C.H.U. Cochin de Paris, l'Institut de pathologie moléculaire qu'il dirigea jusqu'en 1984 (voir un article de J.-P. Gaudillière, 'Les biochimistes français entre légitimité médicale et légitimité biologique, 1930-1960', in 'Cahiers pour l'Histoire de la Recherche', Paris, CNRS ed., 1994)

Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, le pédiatre Robert Debré trouva en Georges Schapira, qui avait été son interne, la personnalité qu'il cherchait pour implanter à l'hôpital une recherche biochimique centrée sur la pathologie pédiatrique. Celui-ci se mit à la tâche dans un esprit totalement novateur, car il fut le premier en France à faire entrer la biologie moléculaire, alors naissante, dans des programmes de recherche médicale. Déjà l'analyse de certaines anémies héréditaires avait permis de jeter les bases de la future médecine moléculaire, avec la découverte d'une hémoglobine anormale dans l'anémie falciforme (L. Pauling, 1952) et celle d'un défaut enzymatique touchant la glucose-phosphate déshydrogénase (G6PD) dans l'intolérance à la primaquine (P. Carson et al., 1956).

C'est dans ce contexte que Georges Schapira et le noyau de ses premiers collaborateurs, Fanny Schapira son épouse, Jean-Claude Dreyfus et Jacques Kruh commencèrent à œuvrer. Convaincus que les processus pathologiques pouvaient s'interpréter en termes moléculaires, ils s'entourèrent de biologistes ayant effectué un double cursus médical et scientifique (J. Rosa, D. Labie, J. Démos, R. Saddi, P. Padieu) ; ils établirent des collaborations avec les équipes les plus actives dans le domaine de la biologie et de la pathologie moléculaires, notamment, en France, avec le groupe de Jacques Monod à l'Institut Pasteur ; ils importèrent très tôt les techniques nouvelles utilisées outre-Atlantique, comme l'emploi d'isotopes radioactifs pour l'exploration du renouvellement métabolique des protéines et des mouvements du fer dans l'organisme, et les nouveaux procédés de purification et d'analyse des protéines (cartes peptidiques, synthèses acellulaires, séquençage). Cette volonté de fusion entre médecine et science était favorisée par l'implantation hospitalière du laboratoire de biochimie rattaché à la chaire de pédiatrie des Enfants-Malades, réalisant une recherche médicale intégrée, telle que la concevait Robert Debré, et qui devait être institutionnalisée par la création des centres hospitaliers universitaires (C.H.U.) et le statut à la fois hospitalier et universitaire de leur personnel médical (1958).

De la production scientifique considérable et diversifiée de l'école fondée par Georges Schapira, on retiendra : les expériences de biosynthèse protéique acellulaire par lesquelles la réalité et la fonctionnalité interspécifique d'un ARN messager (celui de la globine) furent mises en évidence pour la première fois chez des eucaryotes supérieurs ; la découverte de l'élévation du taux des enzymes sériques dans les processus de dystrophie musculaire ; les premiers travaux en France sur les hémoglobinopathies avec Jean Rosa et Dominique Labie ; la découverte de la résurgence d'isoenzymes fœtaux dans le cancer ; les travaux sur les isoenzymes dans le cancer et sur les enzymopathies héréditaires responsables de maladies du métabolisme, où s'illustrèrent Fanny Schapira, Jean-Claude Dreyfus et leurs élèves.

Georges Schapira fut non seulement un éclaireur mais un bâtisseur. Il participa activement à la création de l'Institut national d'hygiène (I.N.H.), première version de l'I.N.S.E.R.M. actuel, et créa en 1968 l'Institut de pathologie moléculaire du C.H.U. Cochin. Cette structure mixte associant université et recherche, et implantée dans un hôpital, préfigurait ce qui est devenu plus tard l'Institut Cochin sous l'impulsion d'Axel Kahn. Les moyens, les idées et les hommes qui y ont œuvré ont préparé le terrain pour l'avènement de la génétique moléculaire à l'aube des années 1980, son application à la médecine, et son entrée à l'hôpital. L'école de Georges Schapira aura été un vivier d'où sont issus les principaux acteurs des générations suivantes.

Profondément engagé dans son siècle, cet homme de progrès et de conviction ne s'enferma jamais dans la tour d'ivoire de sa spécialité, et, sa vie durant, il milita courageuement en faveur des droits de l'homme et contre toutes les formes d'oppression. Ironie cruelle, georges Schapira, qui peut être considéré comme le pionnier de la phramacogénétique en France, fut en 1987 victime d'un grave accident iatrogène, qui le diminua beaucoup physiquement, mais pas intellectuellement. Il est mort le 21 avril 2003 alors qu'il travaillait sur son dernier ouvrage Le Malade moléculaire. Avec lui disparaît une grande figure où se reconnaissent nombre d'anciens élèves qui ont repris le flambeau et poursuivi la voie qu'il avait tracée.

Jean-Claude Kaplan
professeur émérite à la faculté Cochin, université de Paris-V, médecin honoraire à l'hôpital Cochin