Médecine : des tests ADN pour tous ?
En retard dans le domaine du séquençage à haut débit, la France prévoit de déployer la génomique médicale dans son système de soins. Quels sont les bénéfices attendus et quels sont les risques ? Décodage.
Florence Rosier, LM, 6 avril 2016
« Quand mon deuxième fils est né, en 2008, j’ai tout de suite vu qu’il avait quelque chose de différent », raconte Mme Jacquier. A l’âge de 18 mois, le petit Paul est orienté vers un service hospitalier de neurologie, à Lyon. Ni la batterie usuelle des tests génétiques ni l’IRM cérébrale ne livrent de diagnostic. Le jeune garçon entre alors dans un protocole de recherches à Lyon : sans résultat. « A 2 ans, Paul ne marchait pas et présentait des troubles du langage. A 5 ans et demi, malgré son retard psychomoteur, nous n’avions toujours pas de diagnostic. » En décembre 2013, l’enfant est inclus dans un nouveau protocole de recherches à l’Institut Imagine, à l’hôpital Necker-Enfants malades, à Paris (AP-HP-Inserm).
Là, cette famille bénéficie d’une innovation majeure : les gènes de Paul sont passés au crible des techniques les plus sophistiquées de lecture de l’ADN. Ce séquençage méticuleux, dit « à très haut débit », permet de lire l’intégralité des lettres biochimiques qui écrivent le programme génétique du jeune garçon. Puis l’ADN de Paul est comparé « lettre à lettre » à ceux de sa mère, de son père et de son frère. Une confrontation longue et minutieuse, qui change tout. « En juillet 2014, le professeur Arnold Munnich nous a appelés : ils avaient trouvé l’origine des troubles de Paul. » En cause, une mutation très rare d’un gène nommé Syngap-1. Ce gène code une protéine qui joue un rôle-clé dans le développement des synapses, ces zones de communication entre les neurones. En France, une quinzaine de cas sont aujourd’hui connus ; aux Etats-Unis, une poignée. Apparentée aux troubles du spectre autistique, cette maladie est nommée « syndrome de la mutation du gène Syngap-1 ».
« Une errance diagnostique »
« Nommer le mal, c’est déjà le soulager un peu », relève Arnold Munnich, chef du département de génétique médicale de Necker, dans son ouvrage Programmé mais libre. Les malentendus de la génétique (Plon, 144 p., 14,90 €). La mère de Paul le confirme : « Une errance diagnostique de cinq ans, c’est très dur à vivre. Apprendre ce dont souffrait notre fils a été un soulagement : on entre dans une case. Le professeur Munnich nous a dit aussi que ni mon mari, ni moi-même, ni notre fils aîné n’étions porteurs de cette mutation, apparue par hasard chez Paul. » Cette maladie n’est donc pas héréditaire : en cas de troisième grossesse, le couple n’a pas de risque accru de la transmettre. Aujourd’hui l’enfant est suivi dans un centre spécialisé où « il est bien ».
Le parcours diagnostique de Paul illustre deux progrès majeurs de la génétique, amorcés en 2009. Le premier est technologique : c’est la révolution de la lecture de l’ADN à haut ou très haut débit, pour le diagnostic ou la recherche. Le second est scientifique : c’est la révélation de l’ampleur de la variabilité du génome humain et de sa capacité à muter. Des découvertes « totalement insoupçonnées », souligne le professeur Thierry Frebourg, codirecteur de l’institut thématique Génétique, génomique et bio-informatique, de l’Alliance nationale pour les sciences de la vie et de la santé (Aviesan).
Mais d’abord, ce constat : « Par rapport à certains pays, la France montre un retard dans la mise en place coordonnée d’une médecine génomique fondée sur ces nouvelles techniques », résume le professeur Yves Lévy, PDG de l’Inserm et président d’Aviesan. D’où la mission que lui a confiée le premier ministre Manuel Valls en avril 2015 : « Etablir des recommandations pour introduire le séquençage du génome entier dans la pratique médicale habituelle, au même titre que l’IRM ou le scanner. »
Quid des questions éthiques ?
Tout l’enjeu, précise Yves Lévy, est d’intégrer dans notre système de soins l’accès à ce diagnostic génomique. Seront d’abord concernés les maladies rares puis les cancers, avec « une volonté d’étendre ensuite ce diagnostic aux maladies fréquentes ». Sous la houlette de l’Inserm, la mission a élaboré un plan sur dix ans ; son arbitrage interministériel est en cours. Par exemple, quel devra être le remboursement de l’acte diagnostique ? Quels partenariats public-privé mettre en place ? Quid des questions éthiques liées à l’interprétation des données ou au conseil génétique ? Comment stocker, partager et sécuriser les données ? « La rapidité du séquençage de l’ADN double tous les neuf mois, mais la mémoire des ordinateurs ne double que tous les dix-huit mois », observe Serge Braun, directeur scientifique de l’Association française contre les myopathies (AFM).
« La France a sans doute raté le train de la filière technologique du séquençage à haut débit de l’ADN », poursuit Yves Lévy. Car les clés du marché de ces outils de séquençage sont, pour l’essentiel, entre les mains d’une poignée de sociétés américaines ou anglaises (Illumina, Life Technologies, Oxford Nanopore Technologies, Pacific Biosciences…), dont certaines visent aussi la fourniture de services de diagnostics. « Mais nous disposons d’un atout considérable, ajoute Yves Lévy : la structuration de notre système de soins, avec un remboursement des actes dont l’indication est validée. Nous bénéficions aussi de notre filière industrielle sur le numérique. »
En quoi consiste le séquençage de l’ADN à haut ou très haut débit ? C’est « une innovation exceptionnelle », insiste Thierry Frébourg. Et de rappeler l’accélération exponentielle du déchiffrage de notre génome. Il a fallu dix ans, de 1993 à 2003, pour lire un premier génome humain, en mobilisant des centaines de chercheurs à travers le monde, pour un coût de 2,4 milliards d’euros. « En 2016, on séquence un exome ou un génome entier de façon presque routinière, en quelques semaines ou quelques jours, pour 1 500 euros. » D’où la faille entre cette explosion technologique et son assimilation à des fins scientifiques ou médicales.
Saut technologique
Comment un tel saut technologique a-t-il été possible ? Par un séquençage massivement parallèle, qui « lit » simultanément des centaines de milliers de fragments du génome. A partir d’une prise de sang, l’ADN d’un individu est extrait, puis cassé en petits fragments. « L’extraordinaire inventivité a consisté à isoler chacun de ces fragments, par exemple en le fixant sur un nano-pic. Tous les fragments sont ensuite lus de concert sur ces nano-pics disposés sur une surface de quelques centimètres carrés », explique Thierry Frebourg. Le défi est ensuite de reconstruire le puzzle des séquences d’ADN : il faut un investissement bio-informatique considérable.
Timidement, la France a commencé à s’équiper : « 53 laboratoires de génétique moléculaire, organisés en réseau, assurent le diagnostic des maladies rares », précise le patron de l’Inserm. Ils sont dans leur très grande majorité équipés de plates-formes de séquençage à haut débit pour lire des « panels » de gènes : on se focalise alors sur les gènes connus pour être en cause dans les maladies suspectées. « La France se doit de diffuser ces tests, assure Arnold Munnich. Prenons l’exemple de la déficience intellectuelle. Plus de 450 gènes incriminés sont connus. Mais souvent, quand un enfant vient pour un diagnostic, un seul gène est testé : celui de l’X fragile. Ce n’est pas acceptable. » La France dispose aussi d’une dizaine de plates-formes de très haut débit, permettant une analyse des génomes entiers ou des « exomes » (la partie du génome qui code des protéines). « Mais leur activité est essentiellement focalisée sur la recherche », indique Thierry Frebourg.
Même à l’Institut Imagine, centre de référence pour de nombreuses maladies rares, le diagnostic d’une maladie génétique n’est aujourd’hui posé que chez un patient sur quatre. Tous les malades, en effet, ne peuvent être inclus dans un protocole de recherches qui leur ouvre l’accès au séquençage à très haut débit. Or la puissance de feu de cette technique a été montrée pour le diagnostic des maladies du développement, par exemple (The Lancet, avril 2015). « Le séquençage de l’exome de nos patients a fait grimper à 35 % le taux de succès du diagnostic des maladies monogéniques. Ce taux n’était auparavant que de 6 % », indique le professeur Stylianos Antonarakis, qui a créé la « clinique du génome » à l’université de Genève.
« Matière noire »
Pour autant, un débat persiste : dans une démarche diagnostique, faut-il séquencer tout l’exome du patient, ou seulement le panel de gènes connus suspectés dans sa maladie ? Pour Arnold Munnich, « le séquençage de l’exome en routine n’est pas assez fiable : il passe à côté de certaines anomalies ». Et ses résultats exposent à des problèmes éthiques et médico-légaux : que faire de la découverte imprévue d’anomalies autres que celle recherchée ? Sans compter ce hiatus : l’exome ne représente que 1,2 % de notre génome. Les 98,8 % restants en sont la « matière noire ». « Nous ne savons pas voir ni expliquer les variations présentes dans cette immense terra incognita », admet Stylianos Antonarakis.
Quid de l’intérêt thérapeutique de cette lecture génomique ? « Le diagnostic d’une maladie génétique peut être suivi d’une riposte thérapeutique dans 5 % à 10 % des cas », précise Arnold Munnich. Dans son livre, il cite le cas de cet enfant atteint d’une affection génétique très rare : la maladie de Wolman, qui entraîne une diarrhée, une dénutrition très grave et une atteinte du foie. Ce petit patient a été « inclus dans un protocole de traitement enzymatique innovant, quelques jours à peine après son diagnostic. Pour lui, la vie va changer ».
Quant aux promesses de la médecine prédictive, elles font souvent bondir les généticiens. Du moins celles qui exploitent cet espoir : à partir des nombreuses variations identifiées dans notre génome, ne pourrait-on pas prédire notre risque individuel de développer telle ou telle maladie fréquente, comme une affection cardio-vasculaire ? « C’est une escroquerie », s’irrite Arnold Munnich, quand ces promesses font le jeu de sociétés comme 23andMe, qui commercialisent sur Internet des tests génomiques censés nous fournir de telles prédictions.
Interpréter les variations génomiques
Le 21 janvier, le Comité consultatif national d’éthique (CCNE) publiait son avis n° 124 sur « l’évolution des tests génétiques liée au séquençage de l’ADN humain à très haut débit ». Le CCNE évoque la « réalité encore limitée et parcellaire, mais pleine d’espoirs » de ces tests. Mais il alerte : « Face au risque que des informations non encore validées, ou de signification inconnue, soient néanmoins délivrées, le premier devoir des généticiens est de ne pas se tromper dans la prédiction. » Autre écueil : cette information génétique « est attendue comme base normative de la santé et des comportements, alors qu’elle ne répond à aucune norme volontairement définie ou admise ». Demain, notre génome nous dictera-t-il des devoirs comportementaux ? « Le risque est de faire porter la responsabilité d’un comportement individuel, lié à un héritage génétique, sur la personne humaine, souligne Jean Claude Ameisen, président du CCNE. Il faut veiller à ne pas réduire une personne, dès sa conception, à la séquence de ses gènes. »
« Nous ânonnons le génome comme les enfants apprennent à lire », admet Arnold Munnich. « Le défi de la génomique médicale n’est plus de détecter des variations génomiques : c’est de les interpréter », renchérit Thierry Frebourg. Car le déterminisme des maladies communes est infiniment complexe : il campe au croisement de nos modes de vie et des variations tapies dans nos gènes.
En 2015, le président Obama a lancé son « initiative pour une médecine de précision », avec un budget de 215 millions de dollars pour 2016. Des sociétés privées américaines ont massivement investi dans ces nouvelles technologies. « Mais les laboratoires américains sont incapables d’analyser la moitié des données issues du séquençage à très haut débit. Cette faille est source d’erreurs médicales, déplore Thierry Frebourg. Il faut se hâter lentement. » Comment interpréter une variation génomique donnée ? Ce ne peut être qu’en la confrontant aux regards croisés du clinicien, qui « lit » les symptômes du patient ; du bio-informaticien, qui tente de prédire l’impact de cette variation ; et du biologiste, qui teste cet impact sur des modèles cellulaires ou animaux. Quant au généticien des populations, sa tâche est de définir des « génomes de référence ».
Une base de données américaine
Un challenge crucial. Car, jusqu’à novembre 2015, seuls 6 500 exomes humains séquencés étaient recensés dans une base de données américaine. « Depuis, cette masse a été multipliée par dix : 60 706 exomes ont été séquencés par le consortium ExAC. Cela affûte considérablement la lecture de nos variations génomiques, qui est bien moins naïve », relève Thierry Frebourg. Car il faut abandonner ce mythe : il n’existe pas de génome « normal ». « Chacun de nous est porteur d’une cinquantaine de mutations susceptibles de donner une maladie génétique. Elles ne nous rendent généralement pas malades, car nous sommes protégés par les gènes non mutés hérités d’un de nos parents », rappelle Arnold Munnich.
Pas toujours, cependant. D’où les interrogations légitimes sur l’apport du séquençage à haut débit pour le dépistage préconceptionnel. Ses enjeux : s’assurer, avant tout projet parental, que les deux membres du couple ne sont pas porteurs d’une mutation délétère, sur un même gène responsable d’une maladie fréquente, grave et incurable. En France, cette recherche ne concerne que les couples à risque de maladies héréditaires. Mais dans d’autres pays, comme les Etats-Unis ou Israël, elle est pratiquée à la demande pour certaines maladies, comme la mucoviscidose. « De plus en plus de jeunes couples demandent un dépistage préconceptionnel pour des maladies graves, témoigne Arnold Munnich. Il est difficile de leur répondre positivement dans le cadre actuel. Dans une société de plus en plus consumériste, j’ai pourtant le sentiment que nous allons à marche forcée vers cette pratique », dont le CCNE a pointé les risques.
Enfin, une nouvelle révolution accompagne celle du séquençage haut débit : les biologistes ont forgé un outil, Crispr-Cas9, qui offre des capacités inédites de « couper-copier-coller » génétique. Appliqué à nos cellules sexuelles, il pourrait permettre demain de modifier le génome de la lignée humaine. Ce fantasme de démiurge reste un défi technique, mais ce n’est plus une utopie. D’où l’importance de garde-fous éthiques. « Ce qui comptera demain, c’est l’usage humain ou inhumain qui sera fait des outils que nous laissons entre les mains [de nos étudiants] », conclut Arnold Munnich dans son ouvrage Programmé mais libre.