Pour un humanisme de la science
Le professeur Etienne Baulieu, co-inventeur de la pilule abortive RU 486, et titulaire au Collège de France de la chaire des fondements et principes de la reproduction humaine, a prononcé, mercredi 23 mars, sa leçon inaugurale, dont nous publions de larges extraits. Le professeur Baulieu réclame que la mise à disposition du RU 486 se fasse sous l'égide d'une fondation internationale indépendante.
Le Monde, 25 mars 1994
La science est ma passion. Chercher pour comprendre, souvent pour essayer de maîtriser le monde qui nous entoure, répond à un puissant instinct de notre espèce. La recherche confronte l'homme à la nature. Une nature indifférente aux mystères qui défient l'esprit humain, tellement imaginatif mais si limité par ses peurs naturelles et ses préjugés culturels. Pour le scientifique " pur ", la recherche obéit au seul désir de savoir. Dans sa leçon inaugurale, ici-même, Jacques Monod disait qu'elle peut (doit ?) se faire sans finalité directement humanitaire et sans autre morale que l'éthique de la connaissance. Ascèse et plaisir. Masochiste quand elle se nourrit des doutes qu'il faut ressasser, exposer aux autres : la loi du genre veut que l'on s'acharne à démontrer soi-même que l'on peut s'être trompé. Mais la découverte animée par l'esprit de compétition procure au chercheur le plaisir aigu d'être le premier, comparable à celui de l'explorateur. J'aime la difficulté à résoudre un problème, avec cette dimension formelle et cette exigence de rigueur que ma mère voulut me transmettre. Je suis heureux, quasi physiquement, quand je peux ajouter quelques lignes à la grande page des connaissances, même si l'on n'en comprend pas encore la signification. Quelle récompense de découvrir ! " L'honneur de la science, c'est de dire ce qui est ", écrivait Primo Levi, que sa confrontation douloureuse avec la barbarie ne portait pas à l'indulgence pour les activités humaines (...).
L'impact du RU 486 sur la société a suscité d'importantes controverses. J'étais en première ligne et je le suis resté. Les applications de la science ne sont pas une simple modalité du travail d'un chercheur. Elles le sortent de ses tubes à essai pour le confronter à la société et à son évolution. Les paramètres alors en jeu ne s'apprennent pas dans les publications scientifiques. En l'occurrence, j'ai eu plus que ma part des réactions violentes que peut entraîner l'irruption de la science dans l'ordre social (...). L'influence de l'activité scientifique sur la vie des femmes, la rencontre de la science et de la condition féminine, déterminent sans doute une des mutations fondamentales de notre époque. Les découvertes de ces deux cents dernières années ont désenclavé les femmes socialement, de façon irréversible, en les libérant en grande partie des tâches matérielles d'une condition ménagère subalterne. Jeune chercheur, je fus fasciné par les travaux de Grégory Pincus sur la pilule contraceptive. Au coeur de notre siècle, en 1960, pour la première fois, la science intervenait ouvertement, délibérément et spécifiquement dans l'évolution de la condition féminine, en évitant aux femmes les maternités subies, problème essentiel pour tous les couples et crucial pour l'avenir de la planète. L'événement était tout autant symbolique que concret, et je décidai d'y participer à ma façon, en " médecin qui fait de la science ". J'ai alors choisi l'étude des hormones sexuelles, espérant contribuer tôt ou tard à la maîtrise de la reproduction.
Faire face à la nature
Je crois que l'activité scientifique est un des moteurs essentiels des mutations sociales. Sans doute la nature humaine n'évolue-t-elle pas ou peu à travers les siècles, mais les comportements, eux, se transforment. On ne se bat pas de la même façon avec un silex, un mousquet ou une bombe atomique. En modifiant la situation des femmes, la science contribue à déterminer un ordre social différent. Dès lors que l'homme et la femme sont rendus responsables de leur reproduction, le rôle et la place des sexes peuvent évoluer, les moeurs et même les sentiments être transformés. Ainsi peut-on s'interroger : la contraception masculine, à nouveau à l'ordre du jour, inaugurera-t-elle de nouveaux comportements ? Les femmes feront-elles confiance aux hommes à cet égard, et les hommes voudront-ils revendiquer cette responsabilité nouvelle ? Puis-je moi-même éviter le débat entre science et société ? Il est indissociable de ma réflexion et de mon travail. L'évolution des mentalités peut être bien plus lente et plus difficile que la découverte elle-même. Néanmoins, une fois celle-ci acceptée, on peut compter sur la transmission du savoir, véritable génétique sans code physique, propre aux humains, pour pérenniser les bénéfices escomptés. Le silex a davantage servi à faire du feu et à chasser pour manger qu'à tuer son prochain. De même, les observations de Pasteur et de Lister n'ont pas mené à la guerre bactériologique, mais elles sont encore mises à profit par des milliards d'individus. Hiroshima et Tchernobyl sembleront loin quand l'énergie atomique sera devenue indispensable à la survie de l'humanité. J'ai confiance dans une sagesse humaine immanente, qui, probablement, ne fait que refléter l'instinct de préservation de notre espèce. Les réserves de gaz asphyxiants et d'armes atomiques sont nombreuses dans notre monde troublé, mais malgré les coups de semonce, suffisamment menaçants pour être dissuasifs, elles n'ont pas été utilisées. Mon pessimisme est optimiste !
Dans le domaine de la reproduction, la science offre aux hommes et aux femmes l'essence même de son double rôle : éclairer la connaissance par la description des mécanismes biologiques, d'une part, et mettre au point des méthodes d'intervention dont la diversité doit répondre à celle des situations, d'autre part. Donner à chacun les moyens pratiques et psychologiques de faire face à la nature et à la dureté des épreuves auxquelles elle nous confronte, telle doit être l'inspiration morale de la recherche et de l'action dans le domaine médical. Il s'agit alors, sans imposer la prise en charge des individus par les experts du savoir scientifique, de créer les conditions d'un choix véritable et lucide, et de l'offrir à chacun. Lorsque les problèmes scientifiques, affectifs et moraux sont à ce point imbriqués, la science ne saurait donner de leçon de comportement individuel ou collectif. Il appartient à la société de définir les conditions du choix, et à chacun de l'exercer personnellement. Si le XX siècle a su préserver la démocratie dans quelques pays, encore faut-il dépasser cette précieuse et fragile conquête et permettre à la société d'assimiler les conséquences des découvertes scientifiques. La connaissance et la responsabilité seront le fondement de ce nouvel humanisme de la science.
Un devoir de responsabilité
Le RU 486 illustre les enjeux et les difficultés de la mise en oeuvre de ces principes. Ce nouveau moyen hormonal d'interruption volontaire de grossesse évite des interventions instrumentales plus ou moins traumatisantes. L'avortement est une pratique immémoriale encore très répandue : plus de 50 millions d'interruptions de grossesse sont pratiquées annuellement dans le monde entier, dans des conditions très précaires. Sans compter les nombreux et graves problèmes de santé, plus de 150 000 femmes meurent chaque année du fait de pratiques rudimentaires, et le RU 486 peut et doit diminuer, sinon éradiquer cette mortalité.
Dans ce domaine controversé qu'est l'avortement, contesté dans son principe par certains courants de pensée, la fiabilité et la sécurité du RU 486 n'ont pas été suffisamment soulignées : pourtant, plus de 200 000 femmes ont déjà utilisé ce composé, en France, en Grande-Bretagne et en Suède, et, complété par une prostaglandine orale, il a établi la preuve de son efficacité et de son innocuité. Malheureusement, les difficultés, les retards, de la distribution du produit dans le monde ont créé aujourd'hui une situation dont il faut souligner le danger. L'arrêt de la diffusion internationale du RU 486 et sa fabrication, sans autorisation ni contrôle, en Chine, bientôt en Inde et ailleurs, font craindre de trouver demain sur le marché des contrefaçons dont la qualité chimique ne sera pas garantie. Plus grave encore, l'utilisation sauvage du RU 486 constitue une menace car, n'étant pas maîtrisée, la distribution risque de donner lieu à son utilisation incontrôlée, sans présence médicale, en particulier dans les pays où les méthodes contraceptives sont peu pratiquées et où le recours à l'avortement est, hélas, très fréquent. Il faut que la mise à disposition du RU 486 se fasse dans des conditions strictes. Les circonstances actuelles comportent le double danger d'une utilisation incontrôlée, d'une part, et le maintien d'une situation dramatique, d'autre part. On ne résoudra cette question qu'en confiant le produit à un groupe international de scientifiques, de médecins, de juristes et de sages, regroupés dans une fondation dotée du pouvoir et de la responsabilité de prendre, dans les meilleurs délais, les mesures appropriées pour faire exploiter le RU 486 conformément aux règles déontologiques, médicales et sociales de chaque pays, en respectant la liberté de choix de chacun. L'évaluation permanente des résultats sera indispensable, en toute transparence.
Par cet avertissement public, je voudrais témoigner non seulement de la bonne volonté, mais de la volonté décidée d'un scientifique de dire tout haut ce qui est en cause quand une nouvelle méthode est proposée à la suite d'une découverte biomédicale. Les scientifiques devraient participer davantage au débat de société qu'ils auront eux-mêmes suscité. C'est la seule façon de prévenir des situations aussi dramatiques que celles récemment observées avec certains composés pharmaceutiques, des extraits glandulaires ou des produits sanguins. La recherche est et doit rester libre et imprévisible, à l'instar de l'esprit humain. Ses résultats sont à inscrire au patrimoine commun de l'humanité. Je pense que les applications de la recherche et de ses découvertes appartiennent à tous, mais que les chercheurs ont un devoir de responsabilité vis-à-vis du devenir de leurs inventions..