Entretiens avec Jean Bernard
Réalisés les 26 octobre 1990, 29 mai 1991, 25 septembre 1998 (E. et J.-F. Picard) et 10 juillet 2001 (S. Mouchet, J.-F. Picard)
(source : https://histrecmed.fr/temoignages-et-biographies/temoignages)
DR
Voir aussi : 'Contribution à l'histoire de la recherche médicale : autour des travaux de Jean Bernard et de ses collaborateurs sur la leucémie aiguë, 1940 - 1970' par Christelle Rigal (thèse U. Paris 7 - Denis Diderot, déc. 2003). 'Jean Bernard, médecin humaniste est mort' (notice nécro, C. Sureau et Le Monde, 21 avril 2006)
Dans 'C'est de l'homme qu'il s'agit' (Buchet Chastel, 1988), vous écriviez qu'à l'époque où vous faisiez votre médecine, la part scientifique dans le cursus des études était extrêmement faible
Lorsque j’ai commencé mes études en 1925, j’ai connu pendant une dizaine d’années une médecine totalement inefficace. Tout le monde me regardait comme un fou parce qu'en 1933-36, j'avais fait une thèse expérimentale sur la leucémie. La tradition voulait qu'un interne fasse une bonne thèse clinique sur la cuti-réaction ou la radio des poumons, mais rien de plus. La physiologie de Claude Bernard n'avait pas encore vraiment transformé la médecine. Le vitalisme n'était pas mort. On parlait encore dans les cours de physiologie de la vis a tergo, la force qui vient de l'arrière, responsable du mouvement des cellules, des humeurs. L'anatomie restait la reine des batailles. On nous apprenait à palper un ventre et si jamais le chirurgien opérait, on faisait la correspondance anatomo-clinique. C'était la méthode de Laennec. Vous auscultiez un poumon, vous entendiez des souffles et des râles, si le malade mourait, on faisait une autopsie, on trouvait les lésions. Nous avons tous été instruit comme ça. Mes maîtres, les grands patrons de l’époque, ne pensaient qu’à la qualité du diagnostic. Ils passaient beaucoup de temps à examiner les malades ou à pratiquer des autopsies pour vérifier que les lésions correspondaient à ce qu’ils pensaient, mais ne s’interrogeaient pas au sujet du traitement.
La médecine traversait alors un désert thérapeutique
Il suffit de relire Molière pour comprendre que les médecins avaient l’habitude de voir des malades pour lesquelles ils ne pouvaient rien faire, sinon de belles ordonnances. On vivait dans un désert sans le dire ouvertement. Les très grands médecins de l’époque faisaient des diagnostics très précis, sans aucune conséquence thérapeutique. C'était leur gloire. Même quelqu'un comme monsieur Debré, pendant très longtemps, ne s’est pas préoccupé des thérapeutiques. Ce n’est qu’après la découverte des sulfamides qu’il a, lentement et progressivement, évolué. Son service aux Enfants Malades est alors devenu le seul endroit à Paris où l’on s’occupait de traiter les enfants. Dans les autres services pédiatriques ont continué de faire des diagnostics exacts sans penser aux traitements. Il est très difficile aujourd’hui de se représenter une époque où les médicaments n’étaient pas efficaces. Mes maîtres rédigeaient des ordonnances de deux pages qui ne servaient à rien, mais jamais les malades n'auraient accepté qu'on ne les leur donne pas.
La Faculté ignorait la recherche
Nous devions tout apprendre par nous-mêmes. À la Faculté, le discours avait remplacé la méthode, les grandes synthèses mi-philosophiques mi-médicales, la recherche de la spécificité du cas clinique. Le doctorat était une formalité administrative. Ce qui est particulier à la France est qu'il n’y avait pratiquement aucune recherche dans les facultés de médecine. Les premiers travaux importants ont tous été faits en dehors de l’hôpital et des facultés de médecine, i.e. à Pasteur, à l'Association Claude Bernard, au Collège de France ou à la Sorbonne. La médecine française avait été très grande jusqu'au tournant du XIXème et du XXème siècle. Tout bascule dans l'entre-deux-guerres où, seul l'Institut Pasteur, maintient une activité scientifique de haut niveau (découvertes des vaccins antidiphtériques, antitétanique par Gaston Ramon, du BCG par Calmette et Guérin, des sulfamides par Jacques Tréfouël), mais ailleurs, c'est le déclin qui sera précipité par le désastre de 1940 et les années noires qui suivent. Après la guerre, la France devient l’un des très rares pays où la recherche se soit développée dans des organismes créés spécialement pour cela, le CNRS, l'Inserm, donc en dehors de l’université. Dans tous les autres pays, la recherche est universitaire. Les Italiens, les Américains, les Anglais dégagent 40, 50 ou 80% de leur temps pour la recherche, mais ils sont avant tout universitaires. Ceci explique que souvent en France la recherche médicale n’ait pas été faite par des médecins. Louis Pasteur n’était pas médecin et Claude Bernard, le plus glorieux des anciens internes des hôpitaux de Paris, n’a jamais fait de clinique.
La clinique négligeait la physiopathologie
Le legs de la physiologie bernardienne avait été complètement occulté par la clinique. Je prends un exemple très simple, celui des anémies. Les anémies auraient dues théoriquement être au premier rang des maladies bénéficiant des progrès de la physiopathologie. Claude Bernard avait montré que s’il y avait insuffisance de globules rouges, cela pouvait être ou un défaut de production ou une hémorragie ou un trouble de destruction. Or, lorsque j’étais encore chef de service au milieu des années 1950, c'est-à-dire presque cent ans plus tard, on enseignait encore aux étudiants à distinguer une pâleur qui tire sur le jaune ou sur le vert, ou d’une blancheur d’albâtre (une formule consacrée), pour établir un diagnostic. En fait, ce sont deux grands savants américains en réfléchissant aux maladies de l’hémoglobine - qui comme vous savez touchent et les noirs et les méditerranéens dont le nombre est extrêmement fréquent chez les enfants d’émigrés aux Etats-Unis - ont compris que ces maladies du sang (J. Herrick pour la drépanocytose en 1904, T. Cooley pour les thalassémies en 1925) étaient définies par un changement chimique minuscule de l'hémoglobine, mais susceptibles d'entraîner la mort. Et c’est ainsi que, curieusement, l’hématologie, discipline longtemps secondaire et méprisée, s'est hissée au premier rang de la recherche biologique (notamment sur les protéines), inspirant les grands changements qui gouvernent la médecine d'aujourd'hui.
Vous évoquez ainsi les quatre périodes de l'histoire de la médecine
C'est-à-dire une interminable enfance qui s'étend sur plusieurs millénaires, d'Hippocrate au début du XIXè, puis s'ouvre une deuxième période très courte de 1857 à 1863 (les 'six glorieuses') qui voit la publication de L'origine des espèces de Charles Darwin, Louis Pasteur réfuter la génération spontanée, le moine Gregor Mendel croiser des petits pois pour découvrir les lois de la génétique et Claude Bernard publier L'Introduction à l'étude de la médecine expérimentale. La troisième période qui débute dans les années 1930 marque l'aube de la révolution thérapeutique. La chimie et la biologie donnent aux médecins le pouvoir de guérir la tuberculose, la syphilis, les septicémies, les grandes maladies des glandes, les désordres de la chimie des humeurs, près de la moitié des cancers. Désormais, les méningites aigues, la méningite tuberculeuse, les tuberculoses aigues, les infections générales, l'endocardite maligne, les broncho-pneumonies peuvent évoluer vers la guérison. La maladie d'Addison peut être équilibrée. L'anémie pernicieuse n'est plus pernicieuse. En même temps, les chirurgiens ouvrent les cœurs et les cerveaux, les hématologues sauvent les nouveau-nés en changeant tout leur sang. Les psychiatres devenus chimistes corrigent les graves désordres de l'esprit. Les sondes, les lampes, les rayons, les microscopes explorent les viscères, les tissus, les cellules, les molécules mêmes. Dans la quatrième période, celle de l’essor d’une médecine moléculaire que l'on voit s'affirmer en cette fin de vingtième siècle, on assiste au triomphe d'une médecine rationnelle, mais avec un paradoxe intéressant souligné par Georges Canguilhem : "la médecine puisqu'elle est désormais scientifiquement et techniquement armée doit accepter de se voir radicalement désacralisée". Aujourd'hui on pourrait presque dire qu'il ne lui reste plus à régler que des problèmes de neurobiologie. Pour autant, faut-il être triomphaliste ? Combien d'autres choses ne nous menacent-elles pas encore ? Dans ma jeunesse, lorsque j'étais l'élève du grand Charles Nicolle, je me souviens de son très beau livre (Destin des maladies infectieuses) dans lequel il avançait que tous les cent ans, il nous tombe dessus quelque chose de diffèrent. L'histoire du sida, c'est cela ! Le sida nous a troublé parce que nous pensions que nous étions définitivement installés dans un monde aseptique, alors qu'en fait...
Vous fûtes l'un des acteurs de cette révolution thérapeutique
En 1933-34, lorsque j’étais interne à l’hôpital Claude Bernard où l'on s'occupait des maladies infectieuses, il y avait encore 80% de morts parmi les diabétiques, les vieillards ou les alcooliques. Mais lorsque je suis revenu en tant que chef de clinique en 1937-38, tout le monde guérissait grâce aux sulfamides, soit un extraordinaire changement. Puis, un peu plus tard les antibiotiques sont apparus. Chaque année je reçois la visite d’une dame âgée d’une cinquantaine d’années, professeur de lycée, qui a été en 1951 la première enfant européenne guérie d’une méningite tuberculeuse grâce à la streptomycine (de tous ceux dont je me suis occupé, je dirais que je garde environ 20% de malades reconnaissants !). Beaucoup de pédiatres préféraient ne pas employer la streptomycine car, dans certains cas, elle pouvait provoquer une surdité. Cette enfant qui était la fille d’un de mes amis, nommé jeune médecin des hôpitaux j’avais la charge de la consultation des Enfants Malades. Je voyais très souvent Monsieur Debré et je me rappelle nos hésitations quant au traitement de la fillette. Nous nous demandions s’il valait la peine de donner un espoir à ses parents, de risquer de la rendre sourde alors qu’il ne lui restait peut-être que quelques mois à vivre. Nous avons décidé de le tenter et elle a guéri sans devenir sourde. De même, en tant que médecin militaire, en 1940 je crois avoir été l'un des premiers médecins à saupoudrer avec des sulfamides l'abdomen ouvert d'un blessé. Cette révolution thérapeutique n’avait donc pas modifié le côté empirique de la médecine.
Si nous évoquons vos débuts, comment êtes-vous devenu hématologue ?
L’hématologie d’avant la guerre était une discipline tout à fait subalterne qui ne concernait que quelques laborantins, mais certainement pas les cliniciens. C'est le hasard des concours qui m'a conduit vers cette discipline. L’externat des hôpitaux était assez facile puisqu’il y avait en moyenne 300 places pour 900 candidats. Les études de médecine, on s’en sortait toujours, mais l’internat était un concours extrêmement sélectif avec, à l’époque, environ 1500 candidats pour 80 places. On comprend qu'on n’était presque jamais nommés la première fois. Ainsi, au premier concours d'internat, il me manquait trois quarts de point. Je suis donc devenu ce que l’on appelait 'interne provisoire'. Cela veut dire qu’on devrait repasser le concours, mais qu’on assurait déjà de fait les fonctions d’interne. Pour me ménager du temps de travail, j’avais choisi de faire une consultation, ce qui était moins prenant que d'assurer un service hospitalier, près de l'endroit où j’habitais, c'est-à-dire chez le pr. Paul Chevalier, hématologue dans le vieil Hôpital Beaujon. Mes amis me disaient que ça ne me mènerait à rien ! Cependant, par la suite, j'ai décidé de suivre Paul Chevalier à l'hôpital Broussais et, comme vous le savez, l'hématologie s'est révélée l'une des disciplines qui a le plus bouleversé la médecine pour aboutir à ce que l’on appelle aujourd'hui la biologie moléculaire. J’étais aux Etats-Unis en 1948-1950 quand Castle a raconté la naissance de la biologie moléculaire. Nous étions dans un train entre Boston et Washington avec Linus Pauling et tous deux conversaient sur l’hémoglobine.
Le promoteur de l'hématologie moderne, Paul Chevallier
À ses débuts, Paul Chevalier était dermatologue, mais il avait été l'élève d'un très illustre professeur du Collège de France, Justin Jolly, un hématologue qui n'était pas médecin. Voilà qui confirme que les immunologistes se sont intéressés à l'étude du sang avant les médecins. Reste que le professeur Chevalier a été le premier titulaire d’une chaire à la Faculté qui s’appelait des maladies du sang et qui est en fait une chaire d’hématologie (1948). De même c'est lui qui a ouvert de premier service d’hématologie à l’Hôpital Saint-Louis. C'était un homme hors du commun qui avait tendance à prendre le contre-pied de tout le monde, ce qui n'est pas toujours la manière la plus efficace d'agir. Il fut l’un des premiers à passer toute la journée à l’hôpital, les mauvaises langues disant que c'est parce qu’il n’avait pas de clientèle. Lors de notre première rencontre, j’avais vingt ans, je suis allé le voir chez lui rue Châteaubriant dans le 8ème arrondissement où l’on m’a fait attendre dans un salon avec d’eux dames très fardées et un bébé qui pleurait. J’ai appris qu’il était médecin à la préfecture de police et chargé de la surveillance des prostituées. Mais Chevalier était un novateur dont le grand mérite fut de concevoir l’hématologie comme une discipline alliant sciences fondamentales et pratique clinique. Il perçut très tôt le rôle des virus dans certaines leucémies humaines. En 1930, il avait lancé la première revue française d'hématologie - Le Sang -, la deuxième dans le monde (après Folia hæmatologica) pour démarquer cette discipline de la cardiologie. Jusque-là les cardiologues avaient annexé l'hématologie (cf. leur revue Les archives des maladies du cœur, des vaisseaux et du sang) selon le vieux débat entre le contenu et le contenant. À l'inverse, après le travail réalisé sur les plaquettes, les vaisseaux sanguins sont tombés dans le domaine de l'hématologie. En 1931, Paul Chevalier a créé la Société internationale (en fait européenne) d'hématologie dont j'ai assuré le secrétariat.La Société se réunissait à l’Hôtel-Dieu et les comptes rendus des réunions étaient publiés dans Le Sang et dans Folia hæmatologica. Plus tard, cette société européenne a été débordée par la Société internationale d'hématologie et l'influence de la médecine nord américaine y est devenue prépondérante. Mais, phénomène curieux, les Anglo-saxons furent longtemps réticents vis-à-vis de cette discipline. Avant-guerre, les quelques pionniers se rencontraient en Allemagne où l'on mettait l'accent sur la cytologie alors qu'en France l'approche était plutot physiologique.
Monsieur Tzanck et la transfusion sanguine
En 1900, la découverte des groupes sanguins ABO est due à un charmant viennois du nom de Karl Landsteiner. Mais il a fallu attendre la première guerre mondiale pour qu’on fasse les premières transfusions dont les premières ont d'abord été faites pendant la campagne d’Orient, i.e. sur le front de Salonique. Après la grande guerre, la transfusion a connu un très important essor en France grâce au docteur Arnault Tzanck. À l'époque où j’étais interne, on la pratiquait déjà largement et le centre de transfusion sanguine de l'hôpital Saint Antoine s'avérait un merveilleux endroit pour la recherche en immunologie. Cela pour deux raisons, la première étant la disposition de sang, la seconde celle de moyens financiers conséquents. Chevalier et Tzanck étaient très amis comme confrères, mais en matière de recherche, ils ne s'entendaient pas. C'est d'ailleurs un peu pour contrer la revue de Chevalier, que Tzanck a lancé la sienne, la Revue d’hématologie. Mais finalement nous avons fini par nous entendre. En fait, Tzanck a eu une descendance plus importante que son œuvre personnelle, contrairement à Chevalier. Après la guerre, ont travaillé à la Transfusion sanguine : Jean Dausset, Marcel Bessis ou Jean-Pierre Soulier un spécialiste des maladies de la coagulation et du saignement avec lequel j'ai décrit le 'BSS' (Bernard-Soulier-syndrome).
L'hémato-typologie
Dans l'étude des maladies, j'ai toujours considéré que la recherche des causes était la voie royale de la recherche. Or l'hématologie, si développée du côté de la physiologie puis de la biologie moléculaire, n'est pas très avancée en matière d'étiologie. Vous savez que de tout temps, la médecine s’est intéressée aux maladies héréditaires. On trouve des descriptions de l’hémophilie dans de vieux livres religieux comme le Talmud de Jérusalem ou le Coran. Mais le fait qu’on puisse un jour comprendre ces maladies dépassait l'entendement avant la découverte capitale du moine morave Gregor Mendel qui avait croisé ses pois de senteur en 1865 pour établir les premières lois de l'hérédité. Ainsi, le développement de la génétique a permis de comprendre le mode de transmission des maladies de l’hémoglobine, la thalassémie ou anémie méditerranéenne, l’anémie à hématies falciformes, qui touchent des dizaines de millions d’êtres humains sur cette terre. Ce qui a conduit plus tard, grâce à la compréhension des anomalies génétiques et aux espoirs que l'on met dans les thérapies géniques. L’apport de l’hématologie est donc essentiel à l'avancée des connaissances biologiques, mais il s'est aussi avéré très important en philosophie. En effet, l'hématotypologie permet de retracer l’histoire de l'humanité puisque les migrations de populations peuvent se reconstituer grâce aux groupes sanguins. Au début des années 1960, quelques voyages m'ont conduit, avec mon ami Jacques Ruffié, à étudier les Peaux-Rouges d’Amérique pour découvrir qu'ils ont exactement les mêmes groupes sanguins que les Mongols. Donc il y a des milliers d’années ces derniers sont passés par ce qui était à l’époque, l’Isthme de Behring, il n’y avait pas encore le détroit, pour coloniser le continent américain. À mon avis, c’est probablement autour des groupes sanguins, du HLA - i.e. de la définition de l’homme et du concept d’hématologie géographique - que l'on trouve l'apport le plus original de l’hématologie.
La maladie de Hodgkin et l'anémie pernicieuse
La maladie de Hodgkin avait été décrite en 1832 et cent ans plus tard, Paul Chevalier et moi en avons fait une étude complète (1932). Certes il a fallu attendre le début des années 1960 pour avoir un traitement efficace, cependant il fut un des premiers à dire qu'il faut irradier ailleurs que sur la lésion, i.e. sur les ganglions proches. N'oubliez pas que le tableau des maladies du sang était compliqué par la confusion avec d'autres maladies comme l'anémie pernicieuse. Précisément, le seul grand événement dans cette période d'avant-guerre concerne le traitement de cette pathologie (ou maladie de Biermer) grâce à une découverte américaine faite par hasard : la consommation de foie de veau cru. C'est ainsi que mon premier article avec Paul Chevalier concernait la manière de faire avaler un kilogramme de foie de veau cru par jour à un malade. Puis on s’est aperçu, vers 1936, que ça marchait aussi bien avec du foie cuit, puis une troisième équipe a réussi à extraire des extraits de foie. Beaucoup plus tard, on a découvert que la vitamine B12 était la substance active. Il s’est passé à ce moment-là un phénomène remarquable qui nous a un peu déçus, la maladie a disparu. La raison en est probablement le fait que la nourriture en 1950 était beaucoup plus riche en viande qu’en 1920. Dans le passé, beaucoup de personnes pauvres ne consommaient pas de viande or la vitamine B12 se trouve dans la viande. Il y a donc eu curieusement une concordance chronologique entre la découverte d’un traitement efficace et la grande diminution de la maladie. Il reste que jusqu'au milieu des années 1930, la médecine était inefficace dans tous les domaines, elle utilisait beaucoup de palliatifs. Les maladies du sang étaient traitées par radiothérapie. Pour la maladie de Hodgkin, cela améliorait juste la vie du malade. Mais pour la leucémie myéloïde chronique, il n’y avait ni guérison, ni prolongation de la durée de vie. Ce n'est que beaucoup plus tard, c'est-à-dire au début des années 1970 que nous avons obtenu des guérisons de la maladie de Hodgkin grâce aux progrès de la radiothérapie et de la chimiothérapie.
C'est ainsi que vous voyez les mobiles de la recherche pour un médecin
Il y a deux grandes voies vers la recherche médicale, celle qui part du fondamental et qui descend vers les applications, on découvre les oncogènes et c'est ensuite que cela aura des conséquences pour le traitement du cancer et l'autre qui est la motivation du praticien, l'autre étant celle d'une observation clinique qui peu à peu vous fait remonter vers la découverte. C'est ce qui m'est arrivé pour les leucémies. Lorsque je suis devenu chef de clinique à Hérold à la Libération, c'était le moment où, grâce à la pénicilline, les enfants ne mourraient plus d'infection, mais toujours de leucémie. Je crois que cela a joué un très grand rôle dans les efforts que nous avons fait pour développer la recherche. En fait, l’idée de m’occuper de problèmes résolus ne m’intéressait pas et je pensais que la leucémie aiguë était un domaine très important de la médecine, d’autant qu’elle frappait davantage d’enfants que d’adultes. Il ne m’intéressait pas de donner quelques mois de sursis à un vieillard alors que l’idée de la mort d’un enfant entre 3 et 7 ans m'était insupportable. Mais, mon intérêt pour la recherche vient aussi de ce que j'ai été l'heureux disciple de deux grands médecins, Paul Chevallier dont je viens de parler et Robert Debré. Avec ce dernier, j'avais des relations familiales par sa première épouse, née Jeanne Debat-Ponsan, la mère de Michel et d'Olivier, l'une des premières femmes internes des hôpitaux de Paris (à une époque où les hommes étaient violemment anti-féministes et mettaient des notes très moyennes à l’oral pour les empêcher les femmes d’être nommées aux concours !). Vous savez que Robert Debré, étudiant en philosophie, collaborait auxCahiers de la quinzaine de Charles Péguy. Mais il avait un ami médecin (Etienne May) qui lui propose, un jour, de venir voir comment cela se passe à l'hôpital. Cristallisation ! Debré annonce à Péguy qu'il veut faire des études de médecine et celui-ci lui rétorque : "alors, tu veux gagner de l'argent comme les autres !". Remarquez qu’il y a un fond de vrai dans cette remarque, un médecin gagne plus qu'un philosophe ! Il reste que si Robert Debré fut vraisemblablement l'un des plus grands pédiatres de son temps, il n'a fait lui-même aucune découverte. Mais, s’il n'était pas lui-même un chercheur, il relevait d'une catégorie intéressante et très importante, celle de l'entrepreneur de recherche comme on dit aux Etats-Unis. Il avait compris l'importance de la recherche et il avait le génie de saisir l'importance d'une découverte. Quand par exemple Charles Nicolle montre que le sérum de convalescence-rougeole a une action préventive, en quelques semaines Debré installe un centre de sérothérapie à l'Hôpital des Enfants malades. De même à propos du BCG, a t-il toujours défendu Albert Calmette. Enfin, c'est lui qui a créé dans son sous-sol des Enfants malades un laboratoire de chimie avec Georges Schapira et Jean Claude Dreyfus. Ainsi, c’est lui qui m'a introduit dans le laboratoire de Gaston Ramon à l'Institut Pasteur de Garches afin de travailler sur le sang des petits diphtériques. Ramon qui venait de découvrir le vaccin anti-diphtérique n’était pas médecin, mais vétérinaire (il avait également découvert le vaccin contre le tétanos). Là, pendant près d'un an, je n’ai rien fait d’autre que livrer le matériel et rester debout. Ramon m'a expliqué que c'était cela l'enseignement de Pasteur : "tout faire soi-même, sinon on n’est jamais sur de la qualité du travail", une bonne méthode pour inculquer la rigueur scientifique, mais évidemment pas très favorable à l’enseignement.
Vous-même avez établi que les leucémies sont des cancers
Actuellement, personne ne conteste plus que la leucémie soit un cancer. Mais, bien que le mot de cancer du sang ait été employé dès le XIXème siècle par les premiers à avoir décrit la leucémie, en 1930, il y avait dix hypothèses pour expliquer cette maladie. Une des plus habituelles était qu'il s'agissait d'un trouble de régulation, une sorte de diabète... Un mot au passage sur celui qui a découvert la leucémie : c'est un médecin de l'Hôtel-Dieu qui s'appelait Alfred Donay et qui avait décidé de se nommer lui-même professeur pour justifier la haute opinion qu'il avait de lui-même. Il a découvert les plaquettes sanguines (la troisième formule du sang) et donné la première description anatomo-clinique de la leucémie, réalisant les premières microphotographies. Moyennant quoi, la Faculté a ratifié son auto appréciation et il est officiellement devenu professeur (il a même fini recteur de la Faculté). En 1933, j'ai donc commencé mes premières recherches personnelles en travaillant à mi temps chez Ramon à l'Institut Pasteur et à l'hôpital Claude Bernard en tant qu'interne du pr. André Lemierre qui dirigeait la clinique des maladies infectieuses. Dans cet hôpital, James Reilly un savant de haut rang au parler franc et rude dirigeait les laboratoires. Comme les maladies infectieuses étaient la préoccupation majeure de cet hôpital, d'importants crédits de recherche étaient accordés aux laboratoires. C'est donc grâce à la bienveillance de Reilly que j’ai pu disposer de 200 souris pour faire ma thèse sur les leucémies expérimentales. J'avais lu les vieux auteurs et j'avais donc dans la tête que la leucémie était un cancer, mais je me rappelle l'un de mes maîtres qui, apprenant ce que je faisais, m’avait dit : "vous n’êtes pas de ceux qui sont suffisamment sots pour croire que la leucémie soit un cancer (!)". Or, à ce moment-là, fait intéressant, car si j'ai fait dans ma vie quelques découvertes ce fut le plus souvent le fait du hasard, ma première trouvaille a été rationnelle (ce qui était extrêmement rare en médecine). Le raisonnement était le suivant : une équipe japonaise venait de démontrer que si on frottait la peau du lapin avec du goudron, on créait des cancers cutanés. Donc premier point : le goudron a un pouvoir cancérigène. Deuxièmement, la moelle osseuse est l'usine qui fabrique les globules du sang (hématopoïèse). Donc, trois, si je mets du goudron dans la moelle osseuse et que j'obtiens une leucémie, j'aurais démontré le caractère cancéreux de la maladie. J'ai ainsi passé quatre ans à l'hôpital Claude Bernard ce qui m'a permis de soutenir ma thèse de médecine en 1936. Finalement, un chercheur anglais a isolé les composants cancérigènes du goudron, des hydrocarbures, et un italien nommé Storti a reproduit mon expérience en les utilisant pour obtenir les mêmes résultats.
L'hématopoïèse
Il y a eu de nombreuses controverses sur la nature de l'hématopoïèse. Si l'accord s'est établi rapidement autour de l'idée du renouvellement du sang dans la moelle osseuse, les biologistes s'opposaient sur la nature singulière ou plurielle du processus. Le chimiste Paul Ehrlich soutenait la dualité des lignées leucocytaires en arguant qu'il convenait de distinguer les myéloblastes de la moelle osseuse à l'origine des cellules myéloïdes et les lymphoblastes des ganglions lymphatiques source de cellules lymphoïdes. En revanche Arthur Pappenheim et Adolfo Ferrata soutenaient l'idée de l'unicité de la cellule souche originaire; en 1913, Pappenheim décrit le promyélocyte, il conçoit la leucémie comme une dissociation une asynchronie de l'hématopoïèse, un concept inspiré de la physiologie cellulaire puisque le biochimiste Rudolf Virchow pour qui l'une des caractéristiques des cellules cancéreuses était la conséquence d'une hétérochronie du développement cellulaire. Mais il y avait aussi les tenants d'une thèse trialiste, comme Ludwig Aschoff. Notez à ce propos qu'il y aurait un gros livre à écrire un jour sur l’histoire des erreurs scientifiques. Les principaux globules du sang ont été décrits dans le courant du dix-neuvième siècle et surtout à la fin du dix-neuvième siècle par l’école allemande. Et à ce moment-là, on distinguait très bien polynucléaires, lymphocytes etc. Puis on a découvert dans le premier quart, premier tiers du vingtième siècle, ce que l'on pensait être une nouvelle cellule qu’on appelait 'réticulaire'. Elle devait son importance, me semble t il à des travaux de nature non pas anatomiques mais physiologiques qui ont conduit Aschoff à imaginer le concept de système réticulo-endothélial. Il s'agissait de décrire une branche du tissu conjonctif qui jouait un rôle dans cette affaire. Une certaine confusion s'en est ensuivie, même chez des biologistes de très haut rang, qui a duré une trentaine d’année et n'a disparu que lorsque des travaux ultérieurs ont mis le lymphocyte au premier rang, éliminant le rôle de la cellule réticulaire. Ainsi tout le monde admet aujourd’hui que la maladie de Hodgkin est une maladie du lymphocyte.
C'est alors que vous rencontrez Marcel Bessis
Les premières tentatives thérapeutiques contre la leucémie ont été provoquées par une rencontre avec Marcel Bessis à son retour de la campagne d'Italie et alors que je venais d'être nommé médecin des hôpitaux à Hérold (un établissement aujourd'hui disparu). Pendant la guerre, Marcel Bessis avait franchi les Pyrénées pour rejoindre la France libre et devenir médecin d'une ambulance dans la campagne d'Italie. Un jour, on lui conduit un blessé victime d'un énorme traumatisme, muscles broyés, dont le rein ne fonctionnait plus. C'est en cette occasion qu'il a eu pour la première fois l'idée de pratiquer une exsanguino-transfusion, i.e. de substituer à la fonction rénale une transfusion complète destinée à remplacer le sang urémique par du sang normal. Mais son médecin colonel lui avait interdit l'intervention et il en était resté là (le blessé serait probablement mort de toute façon). Savez-vous que je partage avec Bessis l'une des qualités dont je suis le plus fier, celle d'avoir l'une des 500 cartes de résistant de 1940 (ils étaient beaucoup plus nombreux à la Libération) ? Notre engagement durant la guerre nous était dicté par la honte. Il est en effet, difficile pour ceux qui n’ont pas vécu cette période de se représenter ce qui s'est passé au moins de juin 1940. La France était une nation puissante depuis la Première Guerre mondiale et tout d'un coup, elle sombrait dans le déshonneur ! C’était une impression de malheur national absolument inacceptable. Voir le maréchal Pétain serrer la main de Hitler à Montoire ! Je sais qu'il était d'un age avancé...
L'exsanguino – transfusion
Je vous disais qu’à la fin des années 1940, la leucémie restait la dernière des grandes maladies infantiles à l'issue toujours fatale et c’est pendant la Deuxième Guerre mondiale aux Etats-Unis que l'on invente cette technique qu'on appelle l'exsanguino-transfusion qui consiste à enlever tout le sang d'un organisme pour le remplacer par du sang étranger. Vous avez entendu parler de la maladie hémolytique du nouveau-né, son explication a suivi de peu une très grande découverte en hématologie (Landsteiner et Levine), celle du facteur Rhésus, le deuxième groupe sanguin des globules rouges. On a aussitôt compris que certains enfants mourraient à la naissance parce qu’il y avait une incompatibilité sanguine avec la mère. Le pédiatre américain Louis K. Diamond et Marcel Bessis pensaient que les anticorps ne se forment que pendant les derniers mois de la grossesse. Bessis travaillait alors au Centre de transfusion sanguine à l'hôpital Saint-Antoine où il avait un laboratoire (il avait eu très tôt la vocation pour la recherche, sa famille fortunée faisant qu'il n‘avait pas besoin d’exercer). Dans le cas d'incompatibilité du facteur Rhésus entre la mère et l'enfant, lui et Diamond ont imaginé de déclencher un accouchement prématuré puis de pratiquer une exsanguino-transfusion. Dès les premières tentatives, le nouveau-né survécut (pour réaliser une exsanguino-transfusion, il faut d'ailleurs très peu de sang). Ils furent donc les deux premiers médecins à soigner ce choc hémolytique qui tuait auparavant environ 3000 enfants par an. C'est ainsi qu'en octobre 1947 entre à l'hôpital Hérold un enfant de 5-6 ans (Michel) atteint d'une leucémie aiguë. Avec Bessis, nous discutons et là me vient l'idée que sa technique permettrait de ne pas détruire les cellules leucémiques de notre petit malade, mais de les modifier (entre parenthèses c'est ce que l'on fait aujourd'hui avec les nouvelles thérapies anti-leucémiques). J’apportais donc le concept : que se passerait-il si, suivant la grande idée de Claude Bernard, on pouvait changer complètement le milieu intérieur ? - et Marcel Bessis la méthode, i.e. l'exsanguino-transfusion. Ainsi fut fait et après deux ou trois semaines, la moelle osseuse avait retrouvé son état normal. Je me souviens que lors de la présentation de ce résultat à la Société médicale des hôpitaux, un vieux et éminent hématologue, Prosper Emile-Weil, examinant nos lames au microscope exprimait son scepticisme : "c’est vrai, ces cellules ressemblent beaucoup à des cellules leucémiques, mais s'il y a rémission, ce n’est sûrement pas une leucémie ”. Malheureusement, deux mois plus tard, Michel faisait une rechute.
La chimiothérapie
Les deux premières rémissions de leucémies aiguës se sont suivies à quelques mois près. Nous avons donc eu le privilège, Marcel Bessis et moi, d’avoir eu le premier cas publié en octobre et novembre 1947 dans la Revue of transfusion alors que notre confrère américain Sydney Farber a publié la sienne dans le courant en mars 1948. Mais sa méthode était tout à fait différente de la nôtre. Sydney Farber travaillait sur la leucémie de la souris et il s’est aperçu que si on lui donnait une vitamine B (l’acide folique), on aggravait la maladie. Il en a alors déduit un concept remarquable, "essayons de trouver un produit qui soit un anti-folique". C’est ainsi qu’avec l'aminoptérine, son mérite est d’avoir ouvert la voie des chimiothérapies anti-leucémiques avec, à la suite, l'améthoptérine ou méthotrexate.Mais ces médicaments de la famille des antimétaboliques agissaient dans une logique destructive, comme les irradiations, alors que l'exsanguino-transfusion avait tracé le premier chemin vers la greffe, vers des traitements de substitution auxquels on revient aujourd'hui. Il reste que des années 1950 aux années 1980, on n'a plus fait que des chimiothérapies. Mais, au début, nous n'obtenions qu'un prolongement de trois mois à deux ans de vie, c’était très dur pour les parents. Comme le disait mon ami Sydney Farber, en fait nous tuions deux fois leurs enfants. Nous révélions d'abord le terrible diagnostic aux parents puis nous améliorions l’enfant et les parents reprenaient espoir, mais l’enfant mourait hélas quelque temps plus tard. Cependant, alors que jusque-là les cancérologues méprisaient les maladies du sang (leucémies ou autres), on voit comment de l’étude des maladies sanguines ont surgi des progrès qui ont bouleversé la cancérologie. Tout ce que l’on appelle dans le jargon actuel chimiothérapie vient de l'étude des maladies sanguines (et notamment de la première que l'on a pu guérir, la maladie de Hodgkin). Un début de collaboration s’est donc mis en place entre cancérologues et hématologues, en particulier avec l’Institut Gustave Roussy. Madame le docteur O. Schweisguth était le patron de la cancérologie de l’enfant. Je la connaissais un peu, nous avons conclu un accord : elle traitait les tumeurs solides et moi les leucémies. Puis, après les anti-foliques, plusieurs substances induisant une diminution du nombre des globules blancs et susceptibles de bloquer la prolifération cellulaire ont été essayées parmi lesquelles des dérivés de la pervenche, des antibiotiques de la famille des anthracyclines, etc.
À l'époque vous entreprenez d'organiser la recherche médicale avec votre ami Jean Hamburger
Jean Hamburger avait deux ans de moins que moi et il a été mon premier élève dans les conférences d’internat. Nous préparions l’internat par groupes de huit, dirigés par un interne en exercice, un conférencier qui avait trois ou quatre ans de plus que les autres. Parmi les élèves de la première conférence dont j’ai eu la charge, il a été nommé au premier concours. En réalité il en savait déjà davantage que son conférencier ! Nous étions très différents lui et moi et c'est peut-être la raison pour laquelle nous nous sommes si bien entendus. Vous connaissez sa remarquable carrière, son apport princeps à la recherche concerne les maladies du rein et, on l'oublie souvent, la réanimation. À la veille de la guerre, Jean Hamburger, René Fauvert et moi avons décidé de passer le concours de médecin des hôpitaux. À l'époque, il s'agissait d'une épreuve très difficile, le sommet du cursus, car l’administration de l’Assistance publique se méfiait de la tendance des grands patrons à nommer à ces postes les membres de leurs familles. Le concours commençait donc par deux épreuves théoriques et deux épreuves cliniques, anonymes. Lors des épreuves cliniques, le jury examinait un malade avec attention, rédigeait dix lignes et disparaissait. Ensuite le candidat examinait à son tour le malade et disposait d'une heure pour décrire le cas. On imagine l’énorme risque d’une erreur de diagnostic, d'autant que le jury pouvait s'être trompé ! Nous étions une soixantaine de candidats internes ou chefs de clinique alors qu’il n’y avait que quatre ou six places offertes au concours. C'est ainsi que nous avons passé de nombreux dimanche, Fauvert, Hamburger et moi, à préparer ce concours et nous avons été nommés Hamburger à Necker, Fauvert à Beaujon et moi à Saint-Louis. C'est en le préparant que nous avions envisagé pour la première fois l'idée de réunir un groupe de médecins qui seraient intéressés, chacun, par une discipline, le foie pour Fauvert, le rein pour Hamburger et le sang pour moi. Évidemment la guerre a mis un terme à ce projet, mais dès l'après-guerre, nous avons repris l'idée de chercher autour de nous un certain nombre de personnes représentant d'autres disciplines médicales et c'est ainsi qu’est né ce groupe que j’ai eu l’honneur de baptiser le 'Club des Treize'.
Le Club des Treize et sa postérité
Au lendemain de la guerre, l'idée de nous réunir entre médecins intéressés par la recherche a ressurgi lors des entretiens amicaux que j'avais avec Jean Hamburger, alors qu’il avait déjà son service à l'hôpital Necker et que j'étais responsable de la consultation aux Enfants malades. Par la suite, on a décidé de mettre René Fauvert dans le coup, puis les gastroentérologues Lambling et Charles Debré, Jean-Pierre Soulier (le futur directeur du CNTS) et Pierre Soulié le cardiologue, le chirurgien pulmonaire Jean Mathey, mademoiselle Le Breton, professeur de la faculté des sciences, remarquable cancérologue, la seule femme du groupe, Castaigne, le neurologue... En fait, il est probable que nous n'ayons été que dix au début et que le nom de treize ne soit qu'une référence balzacienne (vous le savez, je suis l'homme de Balzac). Plus tard, nous avons introduit nos élèves dans le groupe. Par exemple, Gabriel Richet et Maurice Tubiana.. Nous nous réunissions à peu près toutes les trois semaines de 18h à 22h, dans un petit hôtel près de la rue du Bac. À chaque séance, deux d’entre nous faisaient un exposé sur leur domaine que les autres ne connaissaient pas du tout. Il y avait un exposé avant le dîner et un autre après. Le principe du club était que les méthodes d’une discipline pouvaient rendre de grands services à celui qui n’avait pas l’idée de cette méthode. L'intérêt du Club était donc de s'informer mutuellement, d'apprendre ce qui se passait ailleurs, d'abaisser les barrières entre les spécialités. Tant que nous étions entre nous, avec les premiers de nos élèves, ça a marché. Mais au bout d'un certain temps, on a dû se dire qu'il fallait élargir notre audience et l'on a introduit plusieurs de nos jeunes collaborateurs, le Club a alors décliné. Il n'y avait plus la tension, la pression initiale, le goût que nous avions d'être informé des travaux les uns des autres. Bien qu'il ait disparu, la postérité du Club est loin d'être négligeable. Les Treize sont tous devenus professeurs à la faculté de médecine ou académiciens parce qu'ils ont été parmi les premiers à penser qu’il fallait appliquer la recherche fondamentale en milieu hospitalier. Mais le Club a aussi joué un rôle très important dans la création de l’'Association Claude Bernard' (ACB). L'Association est née des conversations que j’avais avec René Fauvert et Jean Hamburger et de la tristesse que nous éprouvions de ne pas avoir de crédits de recherche disponibles à l’hôpital. Raoul Kourilsky qui faisait partie du Club, mais qui n’y venait jamais, était un ami intime du maire de Paris et de Xavier Leclainche, le directeur de l'Assistance publique de Paris et c'est ce trio qui a eu un rôle très important dans sa naissance. Ainsi, nous avons eu la chance, Fauvert, Hamburger et moi d’avoir été parmi les premiers à avoir un centre de recherche ouvert par l'Association Claude Bernard.
Comment installer la recherche à l'hôpital
J’ai eu la privilège de pouvoir disposer très tôt dans ma vie de médecin des hôpitaux de l’argent nécessaire pour construire un grand institut, ce que je dois à un heureux concours de circonstances. À l'époque, je m’occupais beaucoup de la Ligue Nationale contre le Cancer. La ligue demandait chaque année à l’un d’entre nous d’être l’orateur principal de sa semaine de propagande. Or en cette année 1956, c'est moi qui était désigné pour cette entreprise que je qualifie de bio mendicité (une notable partie de ma carrière a consisté à faire de la bio mendicité !). Or, il se trouve qu'un peu auparavant j’avais été appelé en consultation à Moscou par une importante personnalité politique, alors que je devais déjeuner chez des amis parisiens avec l'éminent journaliste qu'était Raymond Aron. Je m'excuse auprès de mes hôtes qui parlent de mon empêchement en foi de quoi, le lendemain, j’avais droit à cinq lignes dans Le Figaro. Évidemment, à mon retour, la presse m’attendait à l’aéroport, or nous étions quelques jours avant la semaine annuelle de la Ligue contre le cancer. Lors de ma conférence de presse, j'étais plus nerveux que d'habitude, d'autant que, grâce au voyage de Moscou, une soixantaine de journalistes m’attendaient. Cette publicité aussi extraordinaire qu'imprévue a permis à la Ligue de recevoir quelques millions de francs au lieu des quelques milliers habituels. Le lendemain, Robert Lazurick, le patron de L'Aurore me téléphone pour me dire qu'il ouvre une souscription dans son journal. J'exprime des réticences, à l'époque nous n'étions pas habitué à cette forme de publicité et nous étions encore très pudibonds ! Mais Lazurick me dit que l'affaire était lancée, moyennant quoi sa souscription nous a rapporté 600 000 francs.
L'histoire ne s'arrête pas là. Vous savez que Jean Dausset faisait alors partie du cabinet du ministre de l'Education national (René Billères) où il était en train de mettre sur pied un comité interministériel pour la réforme de l'enseignement médical. Il se trouve que nous nous connaissions bien. Dausset doit avoir huit ans de moins que moi et je me rappelle que nous avons constitué le groupe d'hématologues français au premier congrès international d'hématologie qui s'est tenu à Buffalo (N.Y.) en 1949. Donc, en 1956, le ministre le convoque dans son bureau, il avait L'Aurore déplié sous les yeux (c'est Dausset qui m'a donné ces détails) et il l'interpelle :
"Mais enfin, qu'est-ce que c’est que cette histoire, qui est ce Jean Bernard ?
- C'est l'un de nos grands hématologues lui explique Dausset, un spécialiste des leucémies à l'hôpital Saint-Louis. Les médecins comme lui manquent d'argent pour mener leurs recherches....
- Très bien, convoquez-le pour qu’on voie ce qu'il veut".
Je me rends rue de Grenelle où nous sommes reçus, Dausset et moi, par le directeur des programmes qui nous demande combien il nous nous faudrait. Je n'ai heureusement pas répondu sur l'instant, car j'aurais fourni un chiffre (trop) modéré. Le directeur a alors ajouté que le Ministre comptait consacrer l'équivalent de 10 millions de francs à la construction d'un institut de recherche.Moyennant quoi, grâce à la sollicitude de monsieur Billères, je me suis retrouvé responsable d'un formidable budget d'équipement. En fait, nous avons compris que, la semaine suivante, le Ministre présentait son budget à l’Assemblée nationale et qu’il craignait quelques interpellations désagréables à la suite de la publication des articles de L’Aurore.
Le Centre de recherches sur les leucémies et les maladies du sang à l'hôpital Saint-Louis
Comme entre le moment où un ministre prend sa décision et la réalisation, il se passe beaucoup de temps, j'en ai profité pour réfléchir à l'organisation de notre futur institut. J'estimais que notre vocation était de lier la recherche à la clinique, il fallait donc le bâtir à proximité d'un hôpital et ne pas faire comme les Américains qui installent des centres de recherche sur des campus situés à cent kilomètres de la ville. L'idée était la suivante, nous aurons trois sortes de personnes, des fondamentalistes (biochimistes et biophysiciens), des cliniciens qui passeraient tout leur temps auprès des malades puisque la réforme Debré et sa trilogie allaient commencer à être appliqué et des cliniciens chercheurs, le matin auprès des malades et l'après-midi au laboratoire. Nous avons heureusement bénéficié du soutien de l'Assistance publique pour nommer des cliniciens et celui des organismes de recherche, CNRS puis Inserm, pour payer les chercheurs. C'est ainsi que nous avons construit à Saint-Louis un institut de quatre étages (pas davantage car l'hôpital est classé monument historique) qui abrite aujourd'hui plus de deux cents personnes et où s’est pratiquement développée toute l’hématologie moderne depuis quarante ans. L'idée était d'instituer un fonctionnement en départements. Dans le nouveau bâtiment inauguré en 1961, au rez-de-chaussée nous avons installé les malades, au premier Yves Najean avec la biophysique et le marquage isotopique (Inserm U 204, cinétique des populations cellulaires en hématologie), au second l'immunologie dans ses deux variétés, moitié Jean Dausset (laboratoire d’immunologie des leucémies, CNRS LA 47), moitié Maxime Seligmann (structure et synthèse des immunoglobulines en pathologie humaine, CNRS ERA 239), en haut les purs fondamentalistes, le département de Michel Boiron avec ses souris et les travaux sur la leucémie murine (travaux qui ont davantage apporté à nos connaissances biologiques qu’au progrès thérapeutique puisqu’on a découvert que l’oncologie murine n’avait pas d’équivalent dans les leucémies humaines).
Cet ensemble de laboratoires a formé le Centre Hayem du nom de Georges Hayem auteur du traité ‘Du sang et des altérations anatomiques’ (Paris, 1889), la bible de l'hématologie naissante. J’ai connu Georges Hayem sur ses 90 ans alors qu’il était encore assez vert avec sa belle barbe blanche pour venir animer les séances de la Société d’hématologie à l’Hôtel-Dieu. Nous l’entendions nous dire : “mes enfants, j’ai vu un cas comparable avant la guerre”, mais sans que nous sachions de laquelle il s’agissait, la campagne de Crimée, la guerre d’Italie, celle de 1870 ? Il était né au début des années 1830. En tant que directeur du Centre, j’approchais de la cinquantaine et je savais bien que je n’étais plus aussi créatif qu'à 25 ans. En avançant dans la vie, on acquiert l’expérience et la sagesse, mais on perd ses capacités à innover. La plupart des grandes découvertes sont faites à vingt ans en mathématiques et entre trente et quarante ans en biologie. J’ai donc décidé de me cantonner dans des fonctions d’administration. J’ai pris l’habitude d’aller une après-midi dans chaque laboratoire, ce que j’ai fait pendant des dizaines d’années, pour régler des problèmes financiers ou de carrières. J’avais réussi après une longue bagarre avec l’administration de l'Assistance publique à obtenir une cuisine et une salle à manger pour l'ensemble du personnel, ceci afin de les obliger à se rencontrer. Mais je dois reconnaître que l'organisation de la vie commune a tout de même été quelque peu décevante, il y avait une table de la coagulation, une table de la leucémie etc. mais les gens ne se mélangeaient pas. De même, j'invitais tous les mardis un collègue éminent, mais non-hématologue, à venir faire un séminaire et nous avons eu André Lwoff, Jacques Monod, des chercheurs étrangers... Mais s'il y avait beaucoup d'enthousiasme au début, bientôt les gens ne sont plus venus, sauf si on parlait de leurs disciplines (ce qui était l'inverse de ce que j'avais souhaité en les organisant). Malgré tout, ma grande fierté est d’avoir fait découvrir la recherche à de jeunes médecins de qualité, i.e. ceux de la génération suivante qui ont fini par prendre le relais. En réalité, je suis assez âgé pour avoir eu deux successeurs à la direction du centre. Dans ma génération, on prenait sa retraite universitaire à 70 ans et comme les années de guerre et de résistances s’y ajoutaient, j’ai pris la mienne à 73 ans (en 1980). Michel Boiron a été mon premier successeur pendant 7 ou 8 ans, puis il a pris sa retraite à son tour et Laurent Degos lui a succédé.
Après ma retraite universitaire, j’ai gardé une consultation à l’hôpital pendant une douzaine d’années. Je m'y rendais tous les mardis matin. J’étais d'ailleurs assailli par mes anciens élèves qui me demandaient conseil. Mais, vers 1993-94, j’ai compris que cela ne marchait plus car il y avait eu tellement de changements et d’évolution de la médecine que, n’étant plus complètement au courant, j'estimais ne plus pouvoir faire de bon travail. D’autant plus qu’on ne m’envoyait que les cas les plus complexes ! J’ai alors décidé d’arrêter, même si cette consultation hebdomadaire m’a un peu manqué.
Les progrès de la cancérothérapie
On sait qu'il y a quatre méthodes de traitement des maladies de type cancéreux : 1/ la destruction, 2/ la correction, 3/ le remplacement et 4/ l'action sur les causes. Historiquement tout a commencé par les techniques de destruction dont font partie la radiothérapie, la chirurgie et la chimiothérapie lourde à laquelle on doit des progrès thérapeutiques décisifs notamment grâce à l'usage de nouvelles molécules : ACTH, cortisone, puis à partir du début des années 1960, donorubicine, cytosine, arabinoside, L-asparaginase,... qui ont permis d'obtenir des rémissions de très longue durée pour certaines leucémies. Par exemple, nous avons montré que la daunorubicine, moyennement active sur les leucémies myéloblastiques, est très active sur les leucémies à promyélocytes et peu après l'installation de notre hôpital de jour à l'hôpital Saint-Louis (Jacques Caen), nous avons pu observer la première guérison (Myriam, 1969). Puis, sont apparues des nouvelles pratiques thérapeutiques correctrices et non plus destructrices. Le cancer de la prostate par exemple est maîtrisé par les hormones féminines, de même c'est l'usage de l'interféron qui modifie l'environnement de la cellule cancéreuse. C'est ensuite ce qui a été fait à Saint Louis par mes successeurs avec des toutes petites doses de cito-cinéraminosyne (?), puis c'est la découverte franco-chinoise des acides rétinoïques. On assiste alors à une mutation profonde de la pathologie : de Virchow jusqu'à Bessis, nous étions dans le domaine cellulaire, désormais elle devient moléculaire. Dans le cas des leucémies, cette évolution s'est opérée en trois temps. Tout d'abord, un Américain devenu illustre à cause du sida, Robert Gallo, montre qu'on peut faire mûrir les cellules leucémiques grâce à l'acide rétinoïque. Jusque-là, le dogme était que ces cellules ne mûrissaient pas. Dans un deuxième temps, l'acide trans-rétinoïque est découvert par l'équipe du pr. Zhen-Yi Wang à l'université médicale de Shanghai. Wang avait été élève des jésuites à l’université Aurore à Shanghai, il parle très bien français et un jour je lui ai demandé : “quelles sont les raisons de votre magnifique découverte ?”. Il m'a répondu : “il y a deux raisons : premièrement je n’avais pas d’argent pour acheter les médicaments occidentaux qui étaient très coûteux et deuxièmement la philosophie chinoise enseigne qu’il vaut mieux corriger que détruire". Enfin, dans un dernier temps, mon ancien chef de clinique et interne à Saint-Louis, Laurent Degos, démontre que la rémission d'une variété de leucémie est associée à une translocation chromosomique qui s'exprime par la création d'une protéine chimère par fusion de gènes impliquant le récepteur de l'acide rétinoïque.
Georges Mathé et les greffes de moelle
La troisième voie de la thérapeutique consiste à remplacer quant on le peut, l'organe défaillant. C'est la mise au point du rein artificiel, les essais de coeurs artificiels, puis les greffes de rein, de moelle, etc... Pour essayer de soigner nos petits leucémiques, nous avons essayé la greffe de moelle. En fait, elle a eu une genèse extrêmement compliquée. Elle commence par deux découvertes américaines, l'une montre que si l'on irradie tout le corps d'une souris, mais que l'on protège son fémur (i.e. les cellules hématopoïétiques), l'animal ne meurt pas. Une autre montre que si l'on injecte de la moelle osseuse après irradiation totale, la souris ne meurt pas non plus. On comprend alors que l'on peut envisager de réaliser des greffes de moelle sous irradiation afin de soigner des leucémies... Je lance donc Georges Mathé, mon adjoint à l'époque, dans une étude expérimentale. C'est alors que surgit l'affaire des physiciens atomistes yougoslaves et que Mathé a l'occasion de pratiquer la première greffe de moelle chez l'homme. Il y avait eu un accident dans un laboratoire atomique à Vinca et quelques techniciens yougoslaves avaient été gravement irradiés. Devant la gravité de leur état, on les a transportés à Paris, d'abord à Saint-Louis, mais nous ne disposions d'aucun équipement pour mesurer les doses de radiations qu'ils avaient subies, puis à l'Institut Curie où l'on a fait appel à Mathé dont on connaissait les travaux sur les greffes de moelle. Sur les six Yougoslaves, l'un était très peu atteint, l'un est mort tout de suite, mais les quatre autres ont été greffés avec de la moelle et ils ont guéri. Certes, il y a encore une grande controverse avec les Américains pour savoir s'ils ont été sauvés par la greffe (non réalisée en HLA compatible) ou s'ils doivent leur guérison au fait que le traitement symptomatique dont ils ont bénéficié (transfusions, antibiotiques etc.) leur a permis de passer la période d'aplasie. Mais comment savoir si la greffe de moelle réalisée par Mathé est responsable de ce beau résultat ? La question reste en suspens. Pour ma part j'opterais pour l'hypothèse de sa réussite : la violence de l'irradiation subie par les techniciens yougoslaves, en tout cas très supérieure à ce que nous faisons quand nous irradions un malade a probablement permis de prendre à une greffe réalisée sans compatibilité HLA.
À la suite de l'affaire des Yougoslaves, Mathé a donc voulu développer cette technique à l'hôpital Saint-Louis. Mais nous avons subi sept ou huit échecs, c'est-à-dire que nous avons aggravé le sort de quelques malheureux enfants leucémiques. On ne pouvait pas continuer ainsi et je lui ai demandé d'arrêter. Mais il venait d'être nommé professeur et il m'a quitté pour prendre la direction d'un service à Villejuif. En fait, je n'ai jamais eu d'élève aussi brillant que Mathé. À trente ans, il était admirable ! Mais, entêté comme il est, 'stubborn' disent les Anglais, il ne voulait pas m'écouter. Certes, il avait ouvert avec la greffe de moelle une voie très intéressante, mais il a cependant commis une grosse erreur qui était de s'inspirer de l'immunologie bactérienne. En fait il espérait faire une vaccination anti-cancéreuse, avec l'idée, certes intéressante, d'utiliser les moyens de défense de l'individu, mais alors qu'il reste toujours de nombreux phénomènes d'immunité anti-cancéreuse que nous ne comprenons pas comme on l'a bien vu avec l'interleukine par exemple.Récemment il y a eu l'expérience d'un Israélien (Leo Sachs) qui prend des cellules leucémiques pour les mettre dans un embryon et qui cessent alors d'être leucémiques, ce qui est extraordinaire ! Mais nous, nous avions eu une aventure inverse avec les greffes de moelle, la rechute s'étant faite sur les cellules du donneur, les cellules saines introduites dans l'organisme étaient devenues leucémiques. Évidemment, tout cela confirme la pertinence de la voie immunologique, mais au sens large dirais-je.
Jean Dausset et le système HLA
On sait que grâce aux travaux de Jean Dausset, nous avons enfin pu corréler la réussite de la greffe de moelle avec la compatibilité du système immunologique HLA, la découverte de ce système d'histocompatibilité qui lui a valu le prix Nobel de 1980. Mais savez-vous comment s'est produit sa découverte ? Pour gagner sa vie, Dausset était médecin transfuseur au Centre nationale de transfusion sanguine (CNTS) dirigée par monsieur Tzanck. Je signale qu'une grande partie de la recherche française vient de là : Dausset, Bessis, Soulier et beaucoup d'autres étaient médecins transfuseurs. Un jour, Dausset observe une jeune femme qui fait une hémorragie après un accouchement. Il transfuse, mais sa patiente fait un choc (hémolytique) formidable, ce qui arrive quand on s'est trompé de groupe. Il vérifie, 'ABO' et 'rhésus' coïncidaient. Pourtant, il y avait incompatibilité et, là, c'est l'éclair de talent ou le coup de génie comme vous voudrez. Dausset se demande s'il n'y aurait pas un système d'histocompatibilité propre aux globules blancs (leucocytes). Mais il m'avait dit qu'il voulait quitter le CNTS pour venir avec moi construire le nouvel institut. Monsieur Tzanck venait de mourir et cela ne lui disait pas de passer sous les ordres de J.-P. Soulier qui prenait la succession, mais qui abandonnait la recherche. C'est ainsi qu'il est venu s'installer à Saint-Louis pour reprendre ces expériences qui devaient le conduire à la description du système immunologie HLA. Là, avec son collègue américain Rapoport, ils se sont fait des greffes de peau en s'utilisant eux-mêmes comme cobayes, cela jusqu'au jour où je leur ai dit d'arrêter. Ils avaient des cicatrices sur tous les avant-bras. Dausset m'a alors dit : "vous voulez ruiner les progrès de la recherche !".
En fait, la découverte du système HLA date du milieu des années 1950 et si trente ans plus tard, on est entré dans l'ère de la biologie moléculaire, cela montre comment, à partir de la clinique, on peut aboutir à une découverte fondamentale. Aujourd'hui Dausset et ses collègues définissent tous les caractères hématologiques par le génome et il a créé un Institut du génome (le CEPH) à l'hôpital Saint-Louis. Si le système HLA représente une avancée fondamentale de l'immunologie, il a aussi des conséquences très frappantes sur le plan philosophique. Avec le HLA, six cents millions de combinaisons sont possibles, si vous ajoutez ABO-Rhésus, cela fait des milliards de milliards. D'où l’idée que, depuis qu’il y a des hommes et tant qu’il y en aura, il n’y en aura jamais deux de semblables (exception faite des jumeaux vrais bien entendu). Cette découverte lui a valu le prix Nobel. Au vrai, j’avais proposé sept fois sa candidature et c'est la septième qui a été la bonne. Vous savez que c'est le second prix décerné à des Français en médecine depuis 1945. Mais reconnaissons que ce petit nombre de récompenses est aussi de notre faute. Le Nobel des trois pasteuriens en 1965 leur a été décerné parce qu'ils furent les premiers à comprendre qu'il fallait publier en anglais. Jacques Monod dont la mère était américaine avait une excellente connaissance de cette langue. En matières de greffes et en particulier pour le rein, alors qu'Hamburger avait joué le rôle le plus important et parce qu'il n'avait jamais pris l'habitude de publier en anglais, il s'est retrouvé scandaleusement évincé du prix de 1990 (J. E. Murray et E. D. Thomas pour leurs travaux sur la transplantation de cellules et d'organes dans le traitement des maladies humaines). Certes, il ne faut jamais protester dans ces cas-là, mais si l'attribution du Nobel avait été équitable, on aurait pu le décerner à deux équipes françaises (encore que, comme nous à Saint-Louis, l'américain Donald Thomas ait fait de remarquables travaux sur la moelle osseuse). En fait, la recette pour avoir un prix Nobel en science est d'appartenir à un lobby américain. Quant à celui de littérature, si vous voulez l'avoir, il vaut mieux être Congolais ou originaire des îles Fidji puisque le comité Nobel adore le décerner à quelqu'un qui n'appartient pas aux cercles habituels.
Agir sur les causes de la maladie
Le quatrième chapitre de la thérapeutique, c'est l'action sur les causes de la maladie. En réalité, il s'agit d'une pratique qui remonte à Pasteur et à la vaccination. Mais la médecine a fait une grosse erreur en adoptant une optique exclusivement pastorienne, à savoir, une cause provoque une maladie, un bacille pour la tuberculose, un tréponème pour la syphilis, etc. Nous savons désormais que ce constat est vrai dans le cas des maladies infectieuses, mais qu'il est faux pour le cancer, pour les maladies du coeur dont les causes sont multiples. Si vous prenez l'exemple de la maladie de Burkitt (un cancer de la mâchoire) qui sévit en Afrique, à son origine il y a un virus plus le parasite du paludisme, plus une anomalie des chromosomes, plus la pauvreté. Lorsque le gouvernement de Tanzanie a décidé de lutter contre le paludisme et a élevé le niveau économique du pays, il a supprimé deux des quatre facteurs et la maladie a fini par disparaître. Dans le même ordre d'idée, je me souviens d'avoir été très frappé lors d'une mission à Hiroshima par le fait que, globalement, s'il y avait dans cette ville sept fois plus de leucémies qu'à Tokyo, beaucoup d'habitants d'Hiroshima situés à faible distance de l'explosion n'avaient pas eu de leucémie. Donc, même un événement aussi formidable que la bombe atomique n'avait pas suffi à provoquer la maladie de manière systématique. Avec certains confrères, nous avions supputé soit le rôle d'une prédisposition génétique, soit d'un virus. Voilà qui va sans aucun doute guider toute la médecine de l'avenir et c'est là une autre conséquence de la découverte du système HLA. On sait par exemple aujourd'hui que, si vous appartenez à tel sous-groupe, vous avez tant de fois plus de risque d'avoir du diabète que la normale. La médecine du XXIème siècle va donc devenir une médecine de prédiction (et non pas 'prédictive' comme on a malheureusement tendance à la répéter aujourd'hui car ce mot n'existe pas dans la langue française) avec de très bon côté, c'est-à-dire la possibilité d'informer les gens donc de prévenir certaines maladies, voire de réduire les dépenses de santé, mais avec d'autres aspects moins favorables, comme la possibilité d'une discrimination par les compagnies d'assurances. On peut d'ailleurs s'interroger sur l'état d'esprit du garçon ou de la fille de quatorze ans à qui l'on prédira un risque de diabète ou de cancer mammaire. Il n'est donc pas évident que tout ceci soit bien accepté. Comment se passeront les mariages bourgeois du futur lorsque la future belle-famille apprendra que le conjoint présente tel ou tel risque ?
Les années soixante voient un certain nombre de réformes concernant l'enseignement ou la recherche médicale : la réforme Debré, la création de la DGRST, de l'Inserm...
La réforme Debré du plein temps hospitalier (création des C.H.U. en 1958) a joué un rôle très important pour l'organisation de l'enseignement et dans celui de l'hôpital, non pas pour ma génération qui n'en a pas bénéficié, mais pour la suivante. Avant-guerre, l'un de mes patrons d'internat, dont je tairai le nom, n'était à l'hôpital que de 11 h. à 11 h. 20 car les chefs de service n'étaient pas rétribués, mais le fait d'être 'Médecin des Hôpitaux de Paris' permettait d'avoir une fructueuse clientèle extérieure. Même un homme aussi éminent que le professeur Robert Debré ne restait à l'hôpital que de dix heures et demie le matin à une heure de l'après-midi.
Si la réforme a été un élément essentiel de modernisation de l'hôpital, j'ajouterais qu'elle a aussi présenté un certain nombre d'inconvénients. Ainsi, elle n'a rien prévu pour le garçon qui sort de l'internat ou du clinicat et qui n'est pas nommé professeur. On sait qu'il n'y en a qu'un sur trente ou quarante qui sera nommé agrégé et l'on n'a pas créé l'équivalent du poste de maître-assistant, comme il en existe à la faculté des sciences par exemple. Une des solutions, à mon avis, aurait été que les internes aient eu la priorité absolue pour être nommé médecin des hôpitaux dans des hôpitaux de deuxième catégorie (dans les villes de provinces). Je l'avais proposé à monsieur Debré, mais il y a eu obstruction des pouvoirs locaux. La réforme a donc été assez mal acceptée par les chirurgiens, comme par certains enseignants. Ainsi le professeur Mollaret a été l'un des principaux adversaires de Debré, un chercheur de très grande qualité, mais qui n’exerçait pratiquement pas la médecine, n’aurait jamais eu l’idée d’aller voir un malade à l’extérieur de l'hôpital. Deuxièmement la réforme a eu tout à fait tort de créer un secteur privé dans les hôpitaux. Debré l'avait fait pour allécher ses collègues, mais je trouve tout à fait immoral que dans le même hôpital il y ait une différence de soins entre les riches et les pauvres. Il y aurait bien eu une autre solution, mais elle n'a rencontré aucun succès. Mon ami Waldenström (celui de la maladie du même nom) me disait qu'en Suède, les hospitaliers sont dans leur service jusqu'à 17 heures, après ils rentrent chez eux. Les uns peuvent ainsi écrire leur mémoire, les autres recevoir leur clientèle privée. Cette disposition a le grand avantage de maintenir le contact de ces professeurs avec la médecine de ville. En effet, l'un des inconvénients de la réforme Debré fut de couper le praticien des familles. Personnellement, comme j’étais intéressé à pénétrer dans l’univers médical des familles - pour moi soigner une famille représentait le noble côté balzacien de la médecine -, voilà l'une des raisons pour lesquelles je ne suis pas entré dans le nouveau système bien que, tout au long de ma carrière, je fus présent à l’hôpital de 8h à 14h.
Vous avez discuté de sa réforme avec Robert Debré ?
Monsieur Debré était un personnage remarquable, un homme pour lequel j'ai le plus grand respect, mais il était très entier et il ne demandait conseil à personne. Bien entendu, j’ai eu de nombreuses conversations avec lui à l'époque, notamment sur l’intérêt de développer la recherche à l’hôpital puisque sa maison de Touraine (les Madères) était à dix kilomètres de l’endroit où habitaient mes grands-parents. Donc nous étions voisin de campagne et il aimait bien me demander d'aller le voir pour discuter, mais cela ne veut pas dire qu’il tenait compte de mes avis. Un jour, il m'appelle, il avait alors environ quatre-vingt quinze ans : "j'ai accepté d'écrire trois livres, par lequel me conseillez-vous de commencer ?", il en a écrit deux sur les trois ('Souvenirs de Péguy' et un autre sur la femme et l'enfant), mais pas celui sur la recherche médicale comme je le lui avais suggéré. En réalité Robert Debré se comportait exactement comme les ministres qui me consultaient et qui tiennent rarement compte de ce qu'on leur dit ! Enfin, on imagine comment arriver à soixante-seize ans et voir brusquement son fils (Michel) devenir Premier ministre du général De Gaulle, donc avoir tous les pouvoirs, cela était prodigieux ! D'autant qu'il n'y avait plus de Parlement, des ordonnances suffisait pour faire aboutir la réforme. Il a alors rajeuni de dix ans !
Lors de la création de la Délégation générale à la recherche scientifique et technique, vous fûtes l'un des douze sages nommés au Comité consultatif de la recherche (CCRST)
En fait, je ne sais pas trop comment il s'est fait que je sois nommé au Comité des sages. Je présume que c'est le fait des bonnes relations que j'avais eu avec deux ou trois ministres. Ainsi, je connaissais un peu André Malraux qui s'occupait de la recherche à l'époque et vous souvenez que le général De Gaulle ne jurait que par son ministre de la Culture. J'ajoute que Malraux qui consultait assez souvent Hamburger avait très bien vu l'importance de la recherche médicale. D'autre part, il y avait une règle d'âge pour constituer le Comité des sages : aucun membre de l'Académie des Sciences ne pouvait y être nommé et je vous rappelle que son premier président, le physicien Pierre Aigrain, n'avait pas quarante ans à l'époque.
Le Comité et la DGRST n'ont pas peu contribué à réorienter les crédits publics vers la recherche biologique et médicale. Depuis le début du (vingtième) siècle, la physique avait eu le rôle prééminent. Au cours de la décennie précédente, les crédits alloués par le CNRS entre la physique d'un côté et la médecine de l'autre étaient sans commune mesure, mais il est vrai que les machines nécessaires aux physiciens coûtaient des fortunes. Cependant, certains d'entre eux ont perçu l'extraordinaire expansion de la biologie et de la médecine. Maurice Ponte, par exemple, qui a longtemps présidé le Comité nous a énormément aidé.
Vous aviez aussi le soutien de certains hommes politiques...
En septembre 1958, le Comité des Sages a été reçu par le général De Gaulle (il était encore président du Conseil). Ensuite, quand le Général a été élu président de la République, il nous recevait tous les douze chaque année à l'Elysé pour nous demander ce qu'il y avait de nouveau. J'avais vraiment l'impression de repasser mon bachot ! Plus on était jeune, plus le Général nous donnait du "mon cher maître"... Avec les années, j'ai compris qu'il y avait deux sortes d'hommes d'Etat, ceux qui se projettent dans l'avenir et ceux qui décident au jour le jour. Excepté Malraux qui n'était d'ailleurs pas un politicien, je n'ai rencontré que deux vrais hommes d'Etat, le général De Gaulle et Pierre Mendès-France. Tous les autres se limitaient à la perspective du budget annuel, même un homme aussi éminent que Georges Pompidou que j'ai bien connu parce que je l'ai soigné. Quand il est tombé malade, il n'en parlait pas parce qu'à la campagne, en France, il était déshonorant d'être malade. Il m'a dit un jour : "je trouve ça très bien qu'il y ait en France quatre ou cinq grands instituts de recherche, comme le vôtre, celui de Hamburger. Mais cela suffit. Le reste c'est les médecins de campagne...". Quant à Valéry Giscard-d'Estaing, je me souviens que le ministre des Finances (Antoine Pinay) envoyait au Comité des sages un charmant jeune homme, sous-secrétaire d'Etat aux Finances, lequel nous disait : “le Ministre ne m'a pas donné son accord, je ne peux rien faire”. Déclaration extraordinaire ! Je vois encore Latarjet dont le visage s'allongeait. Mais il se trouve que j'étais ami d'enfance de Michel Debré. Après quelques réunions de ce style, mes collègues ont fini par me demander d'aller voir le premier Ministre, ce que j'ai fait et nous avons obtenu satisfaction. Mais il y a un autre point à souligner concernant les relations entre les hommes politiques et la médecine. Le fait qu'un l'un d'eux ait un parent malade peut profondément modifier son rapport à la recherche médicale. Ainsi la création du Centre international de la recherche sur le cancer (C.I.R.C.) à Lyon est due à l'influence d'un des proches du général de Gaulle atteint d'un cancer.
En matière d'organisation de la recherche médicale, le fait majeur est la transformation de l'Institut national d'hygiène en Inserm, comment cela s’est–il opéré ?
L’INH dirigé par monsieur Bugnard avait bien aidé la recherche médicale en des temps particulièrement difficiles. Au lendemain de la guerre, alors qu'il était professeur de biophysique à Toulouse, Robert Debré l'a convié à venir à Paris pour prendre la direction de l'INH. Malgré ses maigres budgets, il a réussi à envoyer des jeunes chercheurs aux Etats-Unis, et à les installer à leur retour. Il a même tenté de faire revenir en France André Cournand, un ancien interne de Debré, installé à New York qui a obtenu le prix Nobel (1956) pour ses travaux en cardiologie (Debré a tenté d'obtenir pour Cournand une chaire Collège de France que celui-ci aurait cent fois méritée, mais il y a eu de petites intrigues, comme plus tard pour Roger Guillemin, un autre Nobel, auquel Robert Courrier refusait les moyens de travailler...). Il demeure que si la recherche doit beaucoup à l'INH et à son directeur, en matière de gestion budgétaire, Louis Bugnard était assez ...éparpillé. Il saupoudrait ses maigres crédits entre les demandeurs en fonction de certaines sympathies. Je me souviens d'une conversation avec lui : "...en somme lui disais-je, vous donnez un franc à chaque Français, deux francs s'il est de Toulouse et quatre s'il est au Parti socialiste !..." Il avait éclaté de rire. En 1958, lorsque les crédits de la recherche médicale ont brusquement augmenté et que je suis allé lui annoncer la bonne nouvelle, sa réaction m’a surpris : "mais que vais-je faire de tout cet argent !?". Bugnard était quelqu'un qui avait compris l'importance de la recherche ; c’était un homme fort courageux qui malgré une très grave maladie a tenu le coup longtemps, mais sa manière de gérer l’INH est l'une des raisons qui ont poussé à la création de l'Inserm. Bien entendu il y en a d'autres. Ainsi, Georges Mathé a eu un rôle capital dans cette transformation, mais que, curieusement, le ministre de la Santé de l'époque, Raymond Marcellin, n'a jamais reconnu. En réalité, ni Marcellin, ni Mathé n'appréciaient Bugnard et l'une des raisons du passage de l’INH à l’Inserm est un problème de personnes. La création de cet institut résulte d'une décision ministérielle, largement faite en dehors de nous, sous la responsabilité du quatuor Aujaleu, Bugnard, Marcellin, Mathé.
Ne peut-on dire que l'Inserm a contribué à démédicaliser la recherche médicale ?
Probablement et j’ajouterais que c'est regrettable. Je conseillais à mes collaborateurs, médecins des hôpitaux, parfois même agrégés, d'abandonner pour quelques années les responsabilités de leur salle, voire leurs charges d'enseignants, pour se consacrer uniquement à la recherche pendant deux ans. Le système imaginé par Robert Debré, avec ses trois fonctions - soins-enseignement recherche - permettait cette souplesse. J'ai donc déploré que l'Inserm réalise ce que l'on a appelé la fonctionnarisation de la recherche. Je vois encore le jour de la création du Comité d'éthique en présence du Premier ministre, Laurent Fabius et de Philippe Lazar, alors que nous attendions le président Mitterrand (contrairement au général De Gaulle, il était toujours un peu en retard). Les décrets de 1984 venaient de passer et Laurent Fabius me demande : "Vous êtes content de cette réforme monsieur le professeur ?
- Non monsieur le Ministre. On peut certes fonctionnariser les gens dans le secteur de la santé ou de l'éducation, mais pour d'autres fonctions que celles de la recherche".
En réalité, on ne compte pratiquement aucune découverte faite par des chercheurs professionnels. Presque toutes les grandes avancées de la recherche sont le fait d'universitaires. En outre, très peu de découvertes sont faites après quarante ans. Ceci pose d'ailleurs un problème en biologie où la durée de la formation est très long ce qui laisse une courte période pour faire de la recherche. Combien de fois dans les commissions du CNRS où je siégeais et où se présentait le cas d'un chargé de recherche de cinquante-huit ans qui voulait une promotion, n'entendais-je pas l'argument 'n'a pas démérité'. En matière de recherche ne faut-il pas, au contraire 'mériter' ? La vraie difficulté pour un directeur d'institut réside dans le fait que tout bon chercheur est un psychopathe. Ce n'est jamais un le 'bon petit' qui fait une découverte fondamentale, c'est celui qui se met à part, celui qui est diffèrent, l'anticonformiste. C'est aussi vrai pour le chercheur que pour l'écrivain ou l'artiste. Quand vous êtes directeur d'un institut de recherche qui compte environ deux cents chercheurs et techniciens, comme je l'ai été pendant plusieurs années, vous assistez ainsi aux désordres les plus divers. Je pense par exemple à un chercheur de première grandeur qui avait trente-trois ans et qui vient un jour me trouver à Saint-Louis pour me dire qu'il avait de graves problèmes. Je le reçois chez moi le surlendemain et il m'annonce qu'il est au bord du suicide : il avait été abandonné en même temps par sa femme et par ses deux maîtresses. C'était assez risible, mais j'ai dû jouer mon rôle de patron. Je lui ai fait une séance de psychothérapie qui a eu deux heureuses conséquences : la première que dix-huit mois plus tard il faisait une magnifique découverte, la seconde qu'il trouvait une nouvelle épouse.
Faut-il laisser la recherche libre ou la programmer ?
Il arrive que des programmes de recherche aboutissent à des résultats, mais pas toujours là où on les attend ni surtout dans les délais fixés. J'en prendrais pour exemple le programme cancer lancé par le président Nixon dans les années 1970. Nixon avait réuni d'éminents cancérologues américains pour leur demande s'il pouvait y avoir avait une relation entre l'argent investi dans la recherche et la découverte de nouvelles thérapeutiques. Ces messieurs lui ont répondu par l'affirmative. Très bien, combien vous faut-il ? Les médecins ont avancé un chiffre formidable, les Etats-Unis traversaient une période de grande prospérité. Combien de temps faut-il pour réaliser une avancée décisive ? Dix ans ont répondu les cancérologues. Malheureusement, passé ce délai, aucune découverte n'a été faite et ils étaient très ennuyés. A l'issue du programme cancer, ils ont organisé une réunion à New-York à laquelle ils ont demandé à quelques Européens, dont j'étais, de participer. Ce fut très pénible. Mais, quelques mois plus tard, voilà qu'est publiée la première annonce des travaux sur les oncogènes. Cette percée en cancérologie avait pris dix ans et six mois ! En fait, il est impossible de circonscrire un programme de recherche dans le temps.
Les questions d’éthique médicale
Les questions d'éthique médicale constituent un phénomène très intéressant. Dans le passé, le concept de morale avait un sens très fort, notamment en médecine, mais il a peu à peu disparu du fait du progrès médical. Les premiers comités d’éthique sont née dans les pays scandinaves avec les problèmes nouveaux posés par les progrès de la médecine, je me souviens notamment d’une conférence à Stockholm en 1951-52 à laquelle j'avais participé. Par la suite, des comités d’éthique localisés sont nés un peu partout en France puis lorsqu'il est devenu directeur de l'Inserm, Philippe Lazar a été le premier à généraliser ce type de réflexion. À l'époque, je passais 3 heures toutes les semaines avec lui et c'est dans son bureau qu’est né le Comité d’éthique.
C'est alors que j’ai découvert un champ de débats passionnants entre les médecins biologistes du Comité et l’autre moitié de ses membres qui ne l’étaient pas. Quand des non-médecins ont découvert que pour essayer un nouveau médicament nous procédions par tirage au sort, cela a déclanché un véritable scandale. J’ai expliqué que c’était la seule méthode viable et s'il est vrai que ce procédé pouvait paraître choquant, notamment aux infirmières, cela nous a permis de progresser. Les plus récents progrès de la recherche sont venus de ces essais. De même, nous avons eu de nombreuses discussions autour du nouveau concept de consentement éclairé. Vous connaissez la loi de décembre 1988 qui porte le nom du sénateur Huriet. Cette loi exige que les médecins disent toute la vérité au patient (ou à ses parents) et tout ce que on va lui faire. Bien entendu, je suis tout à fait opposé au mensonge, mais j'estime qu'il faut annoncer les choses progressivement, i.e. amener les parents de nos petits malades aussi bien que des patients à concevoir la vérité. Un jour ou l'autre il faudra retravailler cette loi qui comporte de très bons côtés, mais d'autres assez discutables. Ce que le législateur appelle le consentement éclairé est en fait une notion bien confuse. Comme je l'ai dit à monsieur Huriet, un homme très estimable, si vous avez devant vous deux garçon de vingt ans dont l'un a du diabète, l'autre une leucémie, vous obtiendrez le consentement du premier sans difficulté puisqu'on peut le soigner, en revanche dans le cas d'une maladie mortelle, devra t-on annoncer sa mort au patient dans les quatre prochains mois ? De plus, il y a des gens qui ne veulent pas savoir la vérité. J'ai raconté dans l'un de mes livres l'histoire de cette dame très gentille, mère d'un petit leucémique, qui m'a remercié de l'avoir rassuré alors que je venais de lui expliquer que son fils était perdu.
J'ai donc présidé le comité d'éthique pendant dix ans, c'est-à-dire beaucoup trop longtemps ! J’ai essayé plusieurs fois de m'en décharger, mais les ministres avaient d'autres préoccupations que de me trouver un successeur. Je pense qu’il ne faut pas rester plus de cinq ans à ce poste. La biologie et la médecine évoluent tellement vite que si vous n’êtes plus dans le coup, cela crée des risques de dysfonctionnement.
De plus, on s'aperçoit que plus la médecine progresse, moins les gens reconnaissent les progrès réalisés (à part quelques rares cas, il n’y a plus de mortalité infantile par maladie alors que j’ai connu l'époque où un nombre considérable d’enfants mourraient de la diphtérie, de la typhoïde ou de la rougeole). Enfin, le grand événement de notre temps est la prolongation-statistique de la durée de la vie humaine. Dans le théâtre de Molière, un homme de trente ans est vieux et lorsque j’étais enfant, un homme de soixante ans était un vieillard. L’une des grandes inégalités de la vie moderne est donc liée au vieillissement de la population. Aujourd'hui, le problème est que si, entre 65 et 90 ans, certaines personnes comme monsieur Debré restent extraordinaires, d’autres se trouvent sérieusement diminuées. Notre société va donc devoir décider ce qu'il faudra faire dans ces cas là.