Entretien avec Etienne-Emile Baulieu
Suzy Mouchet, Jean-François Picard au Kremlin-Bicêtre, le 26 janvier 2001. (Source : https://histrecmed.fr/temoignages-et-biographies/temoignages)
Le cours de Max-Ferdinand Jayle
Je voulais faire des études de médecine, mais ma mère n'était pas d'accord. Pour lui faire plaisir, je me suis inscrit à la fac de sciences en même temps qu'en première année de médecine. C'est là que j’ai suivi des leçons de Max-Ferdinand Jayle, un professeur de biochimie à la fac de médecine. Ses cours étaient passionnants. Jayle avait eu l’excellente idée de faire préparer des laïus de dix minutes sur un sujet annexe du cours. Quand il m’a demandé ce que je voulais faire dans la vie, je lui ai répondu que je voulais être professeur de biochimie, comme lui et il m'a dit de revenir le voir après l’internat. Lui-même avait été empêché de faire son internat par un patron qui estimait que la médecine ne servait à rien pour faire de la biologie. Une fois interne, je suis donc retourné voir Jayle qui m’a conseillé de faire un an de recherche en laboratoire et j'ai obtenu une bourse de l'Institut national d'hygiène (INH). Clinicien avant tout, Jayle pensait qu'une mesure chimique n'avait de signification que si elle était reproductible dans des circonstances physiologiques identiques, comme au moment de l’ovulation ou pendant la grossesse. En fait, j’étais plus analytique que lui et grâce à mon subside INH, je suis allé en Angleterre chez Gray apprendre à faire de la chromatographie. Puis, passé l'internat (effectué à Reims et à Rouen) et avant d’être nommé à l’agrégation. Enfin, je suis parti en Amérique en 1962 pour travailler dans un service de biochimie à l’Université Columbia.
L'Institut national d'hygiène et la réforme Debré
L'INH était dirigé par Louis Bugnard, un grand bonhomme, bourru, mais gentil, toulousain et biophysicien. A cette époque on connaissait peu de choses en biophysique, mais il y avait le prestige du mot 'physique' et j’étais assez complexé car je n’en avais pas fait beaucoup. Bugnard était entouré d’un groupe de quatre ou cinq médecins parisiens de haut vol qui constituaient une sorte de conseil scientifique officieux. Des mandarins comme Justin Besançon, Pasteur Valléry-Radot, Lucien de Gennes ou Raoul Kourilsky. Certains étaient intelligents, mais tous faisaient surtout de la politique ou de l’argent et pas de recherche. Quant à Robert Debré, lorsqu'il est intervenu en matière de carrières médicales (les ordonnances de 1958), je ne me sentais pas concerné car j’avais déjà décidé de ne travailler qu’à l’hôpital et pas dans le privé. Robert Debré s’intéressait à la 'médecine supérieure', il souhaitait que les professeurs soient en même temps chefs de services. C’était une façon de conserver les jeunes agrégés à l’hôpital, mais il aurait fallu que ceux-ci soient judicieusement sélectionnés, ce qui n’était pas toujours le cas. Si Debré était heureux que la recherche se développe en France, lui-même n’avait pas l'esprit chercheur. C'était un très grand mandarin, ce qui est exclusif de l’esprit de recherche. Lorsque j’étais interne à Necker-Enfants malades, une fois par semaine, tous ses internes, les externes, ses chefs de cliniques, tous les gens qui comptaient en pédiatrie à l'hôpital, venaient voir le maître examiner un patient ou faire un cours à son sujet, cela s'appelait 'le Salut'.
Chez Lucien de Gennes à Broussais
A l'hôpital Broussais, j'étais chez l'endocrinologue Lucien De Gennes où j’avais eu une place parce que mon oncle était une de ses amis de régiments. J’ai été son externe, son interne, puis son chef de clinique et comme lui-même ne faisait pas de recherche, je lui ai apporté mes compétences acquises aux Etats-Unis. C’est moi qui lui ai fait faire ses premiers articles dans la presse américaine. J’ai préparé ma thèse chez lui, qu'il a fait imprimer chez Masson. En fait, de Gennes voulait que je sois son successeur. J’aurais aimé faire de la médecine en gardant une partie de mon temps pour le laboratoire, mais ses assistants menaçaient de quitter le service si je succédais au patron. En fait, c'est eux qui faisaient marcher le service parce que lui-même n'y venait guère qu'une demi-heure par jour entre sa consultation à l’hôpital le matin et sa consultation privée l’après-midi.
L'U 33 Inserm, 'métabolisme moléculaire et physiopathologie des stéroïdes'
Lorsque l'Inserm a décidé de créer des unités de recherche, les mandarins ont commencé par se servir, même s’ils n’en avaient pas besoin. En effet, il était valorisant d’avoir des infirmières d’un côté et des chercheurs de l’autre. Cela leur procurait un sentiment de pouvoir tout en leur donnant la possibilité de donner des postes à leurs internes. En fait de pouvoir, il s'agissait surtout d'ignorance! Ils n'avaient aucune idée de ce que pourrait être la recherche médicale. A l'époque, les mécanismes de biologie moléculaire étaient superbement ignorés, voire déconsidérés par certains d'entre eux, moyennant quoi à l'Inserm, le nombre de médecins chercheurs a baissé en proportion des effectifs. Il est vrai qu'il était normal que des personnes ayant fait de très longues études ne soient pas attirées par les modestes salaires proposés dans la recherche. C’était l’un des problèmes posé par la réforme Debré. C'est alors qu'en 1963, j'étais encore en Amérique, je reçois un télégramme de Louis Bugnard m’annonçant qu’on m’avait accordé une unité de recherche à l'hôpital du Kremlin-Bicêtre, à savoir l’unité 33 “Métabolisme moléculaire et physiopathologie des stéroïdes”. Une unité que j’ai d'ailleurs gardée très longtemps. De Gennes avait proposé mon nom parce que lui et Bugnard avaient décidé de donner des moyens de travail à des jeunes pour leur permettre de s’épanouir dans la recherche. En rentrant des Etats-Unis, je suis allé voir Jean Bernard (le président de l'Inserm) pour lui dire que je n’avais pas assez d’argent pour faire fonctionner mon labo. Il m’a conseillé de m’adresser à Gaston Palewski le ministre du général de Gaulle qui avait fondé la Délégation générale à la recherche scientifique et technique (DGRST). Jean Bernard avait l'esprit chercheur. Avec René Fauvert et Jean Hamburger, ils avaient créé le 'Club des 13' que nous appelions le 'club des petits savants'. Parmi ses protégés on doit signaler Jean Dausset qui avait de l’imagination et de la volonté et qui savait s'en servir. Dausset a fait beaucoup d'observations sur les groupes HLA, tout en aidant Robert Debré à mener sa réforme. Mais ce n’était pas un grand patron, ce qui à mon avis n’est en rien dommageable pour la recherche. Il y a une incompatibilité entre l’esprit de recherche et le mandarinat et c'est ce qui a permis à Dausset de diriger sa recherche avec une grande ténacité et une rare faculté d’émerveillement.
Médecin et chercheur
Il y a une différence de culture entre le médecin et le chercheur. Le médecin qui a suivi les malades, qui a vécu les problèmes de diagnostics, de traitements, qui a des responsabilités vis-à-vis de la société ou de la famille, est différent du chercheur. Psychologiquement un médecin a une position particulière, il est debout et il rencontre des gens couchés. Il a donc une certaine posture que les gens acceptent, qu'ils attendent et qui fait partie de son pouvoir de décision sur la santé, sur la vie et la mort. Tous les médecins ressentent cela, même s’ils n’ont pas la culture et le style pour que cela débouche sur une démarche scientifique. De son côté, le chercheur s'accomplit quand il augmente le champ de la connaissance en biologie, qu'il découvre des phénomènes et leurs effets. Je dirais même qu'il n'y a pas de plaisir plus intense qu'une découverte qui peut servir à quelque chose, autrement dit qui dépasse la simple satisfaction de la connaissance pour la connaissance. Incidemment, je suis très fier de devenir le prochain président de l’Académie des sciences (en 2003), mais cela s’est fait par hasard. On m’avait demandé de postuler pour qu’il y ait un jour un président médecin à l'Institut. Je n’ai pas refusé, mais je pensais que cela n'aboutirait pas, j’avais un opposant avec un profil plus scientifique que le mien et qui, à mon avis, était plus doué que moi pour gérer les aspects administratifs de la tâche. Reste que j’ai trouvé intéressant que les mathématiciens, les géologues, les physiciens etc., finissent par choisir un médecin car ceux-ci avaient longtemps été déconsidérés.
La biologie moléculaire et la recherche médicale
Les travaux des pasteuriens en biologie moléculaire ne débouchaient pas sur des applications médicales. Je me souviens d'avoir entendu certains d'entre eux déclarer que l'on ne ferait jamais avec les eucaryotes ce qu’on faisait avec les bactéries ce qui s'est révélé une erreur. Ainsi, on vient de découvrir un mécanisme nouveau et imprévu de l’action des stéroïdes. Cette découverte dont on peut penser qu'elle pourra servir pour faire repousser les neurones et traiter la maladie d'Alzheimer procure une certaine jouissance. Le plaisir exquis du médecin chercheur, c'est la découverte dont on ne sait pas immédiatement quelle pathologie elle permettra de traiter, mais dont on sait qu'elle aura des retombées. En 1959, alors que l'on pensait avoir trouvé tous les stéroïdes, j'ai eu l'occasion de découvrir la dernière hormone stéroïde, l'androgène surrénalien, le sulfate de déhydroépiandrostérone (DHEA) ou prastérone, devenu très important aujourd'hui dans l'étude du vieillissement. En 1965, à la 'Laurencian Hormone Conférence', sommet annuel de l'endocrinologie mondiale, la présentation de cette hormone qui n'était pas comme les autres lipophiles, graisseuse, mais un sulfate, a été un grand moment de ma vie professionnelle. Ensuite, on a fait les récepteurs, mais sans grand résultat, jusqu'à ce que cela nous permette de découvrir les neurostéroïdes dans les années 1980. La morale de l'histoire est que malgré les avancées de la biologie moléculaire, il faut continuer à faire de la recherche en chimie et en biochimie. D'ailleurs les questions posées par la biologie relèvent aujourd'hui de la biochimie. Comment fonctionnent les protéines? Ce n'est pas la biologie moléculaire qui va donner la réponse, mais l'étude des molécules protéiques, lipidiques, etc.
Un stéroïde de synthèse, le RU 486
J’avais rencontré Grégory Pincus à l'époque où je travaillais chez M-F Jayle. Mais il passait dans le couloir comme un roi, sans m'adresser la parole. Il s’intéressait à la pilule anticonceptionnelle et je n’avais pas grand respect pour ce qu’il faisait, ayant à tort une vision assez médiocre de la question. Un jour, alors que j’étais aux Etats-Unis pour parler du DHEA, Pincus m’a proposé de venir faire un séminaire. Je lui ai dit que je ne connaissais pas la question de la pilule et il m’a envoyé à Porto Rico pour voir son premier essai. J’ai tout de suite compris qu'il s'agissait de l'une des grandes révolutions de ce siècle. Pincus était un prosélyte et désirait avoir des correspondants en Europe, en particulier dans un pays catholique comme la France. En 1967, il m’a invité à un meeting de la Fondation Ford qui s’intéressait à la contraception et voulait financer des laboratoires qui s'occupaient de la question. On me proposait de travailler sur la pilule, mais j’avais d'autres idées en tête et on m'a laissé faire. En réalité, les Américains savent déceler les chercheurs qui ont de bons projets et savent leur laisser toute liberté de manœuvre. En fait, l'histoire du RU 486 (la pilule du deuxième jour) a débuté dans les années 1980 avec le composé synthétique lui-même mis au point avec Roussel-Uclaf. Mais les prémices avec les récepteurs remontent à la décennie précédente. Si le RU est accepté en France, il n'y est pas complètement développé en ce sens qu'il sert surtout pour I'interruption volontaire de grossesse (IVG) alors que ce n'est pas seulement une pilule abortive. Le RU 486 est une découverte majeure dans la mesure où il s'agit d'abord d'un instrument important pour la recherche fondamentale, ensuite pour ses applications thérapeutiques. Beaucoup d'autres développements seraient possibles, mais qui requièrent d'importants moyens financiers. De plus, outre les questions d'argent, il y a aussi un problème politique. Certes le RU a été développé à l'étranger, en Grande-Bretagne, en Suède, en Chine, mais on a des problèmes avec les Allemands et aux Etats-Unis. Moyennant quoi la firme Hoescht, qui tient Roussel, freine pour des raisons scandaleusement anti éthiques.
Les récepteurs hormonaux
L'Inserm a contribué de façon décisive à l'étude des récepteurs des hormones stéroïdes dans mon groupe et chez certains de mes élèves : Edwin Milgrom, C. Baillard ou Henri Rochefort pour les plus importants dans leur découverte et dans l'étude de leurs aspects médicaux de ces réceteurs, en particulier pour le diagnostic et le pronostic des cancers. C'est Rochefort qui a découvert la présence de cathepsine qui est devenue un marqueur internationalement utilisé pour préciser l'évolution métastatique du cancer du sein. En fait, notre équipe a été celle qui a fait pénétrer l'idée, y compris sur le plan international, qu'il fallait réorienter l'endocrinologie vers l'étude des récepteurs hormonaux, c'est-à-dire les mécanismes de l'action des hormones, puisque c'est là que l'on peut agir grâce aux antihormones. Cette évolution s'est d'ailleurs faite contre l'avis des biologistes moléculaire qui trouvaient cela prématuré, mais grâce à des gens comme moi, d'origines médicales, mais plongés dans la vie de laboratoire et qui estiment que pour aider la médecine, il faut d'abord faire de la recherche fondamentale. Voyez Pierre Chambon qui est un médecin qui a appris la biochimie et a pris le goût de la chimie pratique. Il a fait de très belles choses en matière de clonages de récepteurs, mais il s’est trop cantonné dans la stricte analyse et son extrême exigence de protocoles rigoureux l'a empêché d'admettre le degré d’incertitude qui aurait fait de lui une personnalité plus importante. En fait, l'Inserm a introduit la biologie moléculaire dans tous les domaines de l'endocrinologie, surtout par rapport au CNRS qui n'a rien fait en matière d'hormones. A l'Inserm, on trouve des gens comme Pierre Freychet pour le diabète, Pierre Corvol pour l'angiotensine et l'hypertension artérielle d'origine endocrinienne, mais aussi sur la vasopressine, sur les problèmes d'ossification. Il y a aussi la découverte des neurostéroïdes qui ont ouvert une page de la neuro-endocrinologie. C'est d'ailleurs moi qui ait donné leur nom aux neurostéroïdes lors d'une réunion au 'Venergland Center' devant une assistance, je me souviens, extrêmement sceptique.
Les immunophilines
Le même phénomène s'est produit à propos des immunophilines, une famille de protéines qui aident au repliement et à l’assemblage d’autres protéines. Elles jouent un rôle dans la signalisation des hormones stéroïdes en régulant la signalisation du récepteur à la progestérone par exemple. Dans notre groupe, on a découvert une nouvelle immunophilline en rapport avec le système immunologique. Tout le monde pensait que ces molécules étaient homo-oligomères (répétition de la même molécule), mais nous avons découvert des hétéro-oligomères associés avec des protéines en particulier la protéine de choc thermique et on a cloné la HSP. Je me rappelle avoir présenté une première observation à la fondation Nobel en 1983 accueillie dans un silence glacé. Récemment, on a cloné une autre protéine associée dont le clonage a montré une homologie de structure. La biologie moléculaire est plus persuasive que la biochimie. Mais j'en ai rougi d'aise! Fantastique, on a une protéine dont on ne soupçonnait absolument pas la fonction et tout d'un coup on voit qu'elle est partie prenante du système immunitaire. Pour l'immunophiline, c'est la première fois que l'on a une molécule qui évidemment joue un rôle dans le système immunitaire puisqu'elle lie les immunosuppresseurs et, d'autre part, elle est accrochée physiquement au récepteur des hormones stéroïdes. C'est la croisée des chemins moléculaires entre le système immunitaire et le système endocrinien.
L'Inserm et l'endocrinologie
On peut donc dire que pratiquement tous les domaines de l'endocrinologie ont été couverts à l'Inserm, avec comme conséquence l'amélioration des recherches précliniques. Je pense par exemple aux investigations réalisées en pédiatrie chez Pierre Royer ou à Lyon, chez Mornex. Dans ce domaine on a beaucoup de gens et, au plan mondial, on est aussi bon que les Américains même si nous sommes dans un rapport de cinq a un par rapport à eux. Notre problème, c'est que nous n'arrivons pas à avoir une véritable structure scientifique européenne. Je pense qu'en rapprochant des institutions comme l'Inserm, le Medical Research Council britannique (MRC) ou le Conseil national de la recherche italien (CNR), ce serait un exemple fabuleux pour l'Europe et cela nous permettrait de renforcer notre indépendance vis-à-vis des Etats-Unis. Mais le comportement des chercheurs de l'Inserm ou d'ailleurs les porte plutôt vers l'Amérique. Moi-même, je reconnais que je n'envoie pas mes post-doc en Europe mais aux Etats-Unis, sauf quand ils ont une raison personnelle pour ne pas aller aussi loin.
Voir aussi : E E Baulieu, la traversée solitaire d'un coureur de fond (La Rec. n° 216, déc. 1989); Vers l'endocrinologie prédictive (Rec. & Santé, vol. 50, 2ème trim. 1992); Pour un humanisme de la science (LM, 25 mars 1994); Hormones : l'endocrinologie est partout (Rec. & Santé, n° 74, avril 1998); Une première étude scientifique sur la pilule anti vieillissement (LM, 13 avril 2000); E-E Baulieu, j'ai toujours voulu aider les femmes (LM, 5 mai 2023)