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Entretien avec Daniel Cohen

N. Givernaud, J.-F. Picard, 21 janvier 2002 (source : https://histrecmed.fr/temoignages-et-biographies/temoignages)

Daniel Cohen
D. Cohen (à dr.) remet à J. Watson la première carte du Généthon (doc. G. Scarella, A2)

Voir aussi : le programme génome humain et la recherche médicale, une histoire française


Pourquoi le Centre d'étude du polymorphisme humain (CEPH) s'est-il intéressé à la cartographie du génome ?

Tout a commencé en 1981 avec le legs de Mme Hélène Anavi (10 MF) au CEPH, lorsque Jean Dausset m'a dit : "On a de l'argent, il faudrait faire quelque chose de grand, allez-y, trouvez- moi un projet". Comme je travaillais sur la génétique du système HLA, je me suis dit que plutôt que de regarder le polymorphisme d'un seul gène, on devait faire l'inventaire du polymorphisme du génome humain. Cela signifie que nous nous sommes lancés dans cette entreprise parce qu'on imagine un projet de recherche en fonction des moyens dont on dispose : si vous avez un budget de 500 KF, vous aurez des idées à 500 KF, en revanche si vous avez un budget de 50 millions de francs, vous allez avoir des idées à 50 millions. Et comme ce sont les moyens financiers qui ont déclenché le programme génome, on comprend aussi pourquoi celui-ci n'a pu surgir dans la recherche publique.
L'idée du polymorphisme d'un gène n'est certes pas originale en soi. Elle date en fait des débuts du vingtième siècle, c'est la base de la génétique : il existe des variations d'écriture : comment puis-je les corréler à une maladie ou à un trait quelconque par exemple ? Notre idée au CEPH était donc de cartographier l'ensemble du génome de l'homme en utilisant l'analyse des liaisons, un concept d'origine américaine (Ray White et David Botstein, 1980). On compare à l'intérieur des familles les malades et les non-malades et on regarde comment cela ségrége. En 1984, la technologie du 'linkage' étant insuffisante, par le biais de Jacques Attali, nous nous sommes donc associé à l'entreprise Bertin pour développer les techniques d'automatisation en biologie. Ce sont les robots qui nous permettraient d'accéder à l'ensemble d'un génome. Le CEPH a ainsi collaboré dans le programme européen Eurêka avec Amersham, l'ICRF (anglais) et Bertin. Grâce à ce dernier, on a pu disposer d'une technologie que nos compétiteurs américains n'avaient même pas encore envisagée. Nous, on avait compris qu'il fallait concentrer des moyens en un seul endroit, ce qui permettrait d'aller plus vite que dans le cadre d'une coopération internationale, voire d'un conglomérat de laboratoires académiques.


Et c'est alors que vous lancez le Généthon ?

À l'automne 1988, je suis allé voir Bernard Barataudà l'Agence française contre les myopathies (AFM) : "Regarde ce que l'on a fait avec Bertin, l'idée est jouable pour une somme relativement modérée (je crois que c'était de l'ordre de quelques centaines de millions de francs, 200 peut-être). On pourrait faire la carte génétique de façon globale avec cinq mille marqueurs bien répartis le long du génome, ainsi qu'une première ébauche de la carte physique. Cela permettrait d'accélérer la découverte des gènes des maladies rares" .  Notre discussion a dû durer dix minutes et il m'a donné son accord. Le problème de Bernard Barataud, c'était les 4 000 maladies orphelines que l'AFM avait sur les bras. S'il travaillait sur celles-ci en les prenant une par une, il ne voyait pas comment obtenir rapidement des résultats. Quand je lui ai proposé d'élaborer un outil d'analyse global, il en a tout de suit compris l'intérêt et il a fait passer l'idée dans son conseil d'administration. J'ai donc préparé un projet assez sommaire comprenant la carte physique et la carte génétique que Bernard a présenté au comité scientifique de l'AFM. Je lui avais dit qu'il fallait associer d'autres scientifiques car je ne pouvais pas tout faire tout seul. Pour la carte génétique, Jean Weissenbach était parfait. Il venait de passer une année sabbatique au CEPH pour mettre au point les méthodes adéquates. Moi, je prenais la carte physique. Enfin, il y avait un troisième concept qui est venu un peu plus tard, celui de faire un catalogue des 'EST' (expressed sequence tags ). Comme je connaissais Charles Auffray et qu'il avait déjà commencé à penser au problème, j'ai alors imaginé un tripode 'cartographie génétique', 'cartographie physique' et 'EST' tout en sachant que pour cette dernière opération, on n'aurait jamais assez d'argent pour en faire la totalité, ni même des millions de séquences, mais seulement une partie significative (malheureusement Auffray a eu par la suite un problème de contamination par de l'ADN non humain). On avait le budget, restait à construire le Généthon. L'AFM avait des locaux vides à Evry, nous avons négocié de l'équipement avec Bertin qui a livré à une vitesse record et nous avons recruté du personnel. En quatre mois tout était installé et les trois programmes ont démarré aussitot.


Quel a été l'impact dans la communauté scientifique ?

Nos résultats étaient impressionnants : c'étaient les premières cartes globales, primaires, du génome. Elles ont provoqué une onde de choc extraordinaire dans la communauté scientifique, non seulement en France, mais aussi à l'étranger. Ainsi, la carte génétique de Jean Weissenbach a contribué pour 90 % à la cartographie du génome humain, quoiqu'en disent les Américains, il est bon de le rappeler. Quand je leur ai présenté la carte physique, ces derniers ne s'attendaient pas à ce que cela puisse venir de chez nous, ils découvraient qu'on avait créé des structures ultramodernes, très hi-tech selon leurs standards à eux. Je me souviens d'un jour à Cold Spring Harbor (Symposia on quantitative biology, 1991) où j'ai montré la première cassette vidéo du Généthon. On y voyait fonctionner tous les robots... Vingt machines qui faisaient le travail de 400 personnes! Le technicien qui passait les codes barres sur les tubes à essai et le robot qui répondait. C'était du cinéma bien sûr, mais quel impact ! En regardant cette vidéo, Jim Watson est devenu tout pâle. Plus tard, Craig Venter m'a raconté que tout de suite après sa présentation, ils ont eu une petite réunion : "il ne faut pas les laisser faire !" Watson surenchérissait : "Il faut les arrêter, mais comment?" .  Le paradoxe de l'histoire est que s'il n'y avait pas eu cette grande annonce américaine du Human Genome Project, je n'aurais peut-être rien fait. J'ajoute que les Américains ont le sens du marketing scientifique. Pour lancer le HGP, on prend Jim Watson, un Nobel qui a un charisme extraordinaire. Donc tout programme de recherche en génomique devait naître là-bas. Mais, moi, je ne marche bien que dans le contexte 'David contre Goliath'. On est plus petit, mais on est plus intelligent, donc on va leur montrer de quoi il retourne. Évidemment, quand on a eu fini les ébauches des cartes, les Américains ont réagi en disant que «...Les marqueurs de Weissenbach n'étaient pas dans le bon ordre » ou que mes «YACs étaient recombinés », etc. Ils n'en loupaient pas une. La revue 'Science' a même reçu un papier d'Eric Lander démontrant que ma carte était fausse, que mathématiquement elle ne couvrait pas 90 %, mais seulement 10 % du génome (il a fallu que je sollicite une contre expertise qui m'a donné raison). Certes, elle n'était pas parfaite. J'avais développé la technique des megaYacs, avec tous les aléas d'essuyer les platres d'une nouvelle technologique, mais c'était la première carte physique du génome humain. Récemment, je viens de recevoir un bouquin américain sur l'histoire du génome. On y lit : "Weissenbach et Cohen ont fait des petites ébauches, puis cela a été repris par tout le monde après et amélioré..." Point final. Trois lignes. C'est classique, c'est leur force. Ils dominent la communication scientifique


Quelles furent vos relations avec la recherche publique ?

Comme le programme était d'initiative privée, des jalousies ont fait que l'effort génomique français n'est devenu visible qu'à partir du moment où le secteur public a commencé à investir dans Génopole. Lorsque nous avons obtenu nos premiers résultats au début des années 1990, nous sommes allés voir les directeurs des établissements publics. Les réactions ont été particulièrement vives, que ce soit avec l'Inserm ou le CNRS. L'Inserm n'a jamais voulu mettre un centime dans le CEPH, j'ai personnellement fait plusieurs demandes d'unité, toutes ont été refusées. Les conversations avec Philippe Lazar étaient orageuses : "ce que vous faites ce n'est pas de la science, c'est du privé. Vous voulez nous imposez vos programmes et moi je vais être obligé de créer des postes, or je n'en ai pas". Mais il avait aussi des arguments scientifiques : "...D'ailleurs mon conseil scientifique me dit que le génome n'est pas intéressant ". Effectivement, dans son rapport de l'année 1992-93, un moment pourtant crucial dans l'histoire de la génomique, on peut lire que le génome humain n'a aucun intérêt... En réalité, Philippe Lazar était mal conseillé, la politique de l'Inserm était : "laissons faire les Américains, puisque de toute façon la séquence sera publiée. On viendra après et on fera mieux", ce qui n'est pas complètement idiot, mais le problème est qu'on reste ainsi le numéro deux, sans parler du retard que l'on prend dans le développement des nouvelles technologies.


Finalement, via le Généthon, tout cela a abouti au Génopole 

Logiquement, Bernard Barataud voulait orienter l'AFM vers la thérapie génique. Moi, je voulais continuer à faire de la génomique au CEPH. Nous sommes alors allés voir le président Mitterrand pour lui dire que le CEPH n'avait plus d'argent et que Généthon n'avait été construit que pour une période limitée. Bref, comme cela ne marchait pas avec l'Inserm et le CNRS, Mitterrand et Curien ont finalement décidé de créer une ligne budgétaire directe pour alimenter le Généthon. Avec Barataud, on se disait : "C'est quand même idiot ! On ne peut pas abandonner toute une structure qui marche bien... Regarde l'exemple de l'université Stanford. Il y a un très bon enseignement, des sociétés privées, des universités de recherche... Des passerelles entre les deux secteurs... " On s'est alors mis à gamberger sur le projet d'une sorte de Stanford français. Je suis donc allé voir Chirac - alors Premier ministre - pour créer un Génopôle. Je me rappelle avoir rédigé un projet, puis... plus rien. Je suis donc retourné au CEPH, je me disais que cela allait encore traîner, que cela ne se ferait jamais, comme d'habitude. Et puis, un jour, on m'apprend : "Ca y est l'affaire avance, Pierre Tambourin va être nommé au Génopôle". Cela m'a réssuré, il connait bien le CNRS et l'Inserm et il est compétent. Mais qu'est-ce qui s'est passé entre le moment où j'ai rencontré Chirac et la nomination de Tambourin ? Je l'ignore.


Entre temps vous étiez passé dans le privé, c'est l'affaire 'Millenium'...

Une fois nos cartes réalisées, mon but était d'étudier l'ensemble des polymorphismes pour trouver les causes des maladies et donc pouvoir les traiter. J'avais fait du travail sur les maladies rares, mais en ce qui concerne les maladies communes la situation était plus complexe. Je savais qu'il allait falloir de gros moyens. Je me suis donc dit que j'allais lever des fonds grâce à la réputation du CEPH, puisque je savais que je ne trouverais pas l'argent dans le secteur public. Il fallait donc se tourner vers le privé. Pour bien cerner le problème, il faut rappeler que du fait des circonstances, j'étais alors invité par des investisseurs à participer avec trois autres scientifiques à la fondation de la société 'Millenium Pharmaceuticals Inc.' : "...On vient de créer une 'start up', on a un million de dollars. Vous réfléchissez et vous nous dites ce qu'il faut faire. Millenium a été créé sans objectif défini à l'avance, sinon travailler sur le génome. On réunit les meilleurs génomiciens, Eric Lander, Daniel Cohen, ... et ce sera à eux de jouer...". J'ai accepté. Mon idée était de faire un deal CEPH-Millenium pour terminer l'inventaire du polymorphisme humain. Mais les gens de Millenium m'ont répondu que ce ne représentait pas d'intérêt industriel, ce qui est d'ailleurs exact. Et puis ça a été le fameux scandale où l'on m'a accusé de vendre l'ADN français aux Américains. C'est du moins ce que Paul Rabinow a écrit dans son livre (French DNA Trouble in Purgatory. The University of Chicago Press, 1999) par ailleurs truffé d'erreurs. En fait, il s'est passé que Philippe Froguel, l'un des chercheurs du CEPH, a pensé que si je réussissais à faire financer le Centre par `Millenium', il perdrait le pouvoir. Bref, ça a été la rupture.

...Puis à Genset

Je me suis alors dit, raisonnons français. Les nouvelles technologies, on peut les implanter dans l'industrie française. Ca m'évitera quantité d'emmerdements et ça compensera mon peu de goût pour aller travailler aux Etats-Unis. Le problème était de cataloguer tous les points de polymorphisme humain, ce que le CEPH était loin d'avoir fait. Je suis donc allé voir mon ami Marc Vasseur, à Genset, et je lui ai dit qu'il fallait continuer l'analyse pour investiguer l'origine de toutes les maladies génétiques. Il m'a répondu `banco'. Là aussi, j'ai essayé de passer un deal entre le CEPH et Genset, une société mixte par exemple, mais ça n'a pas marché non plus. Il y a eu des oppositions au conseil d'administration du CEPH devenu, entre temps, une fondation c'est-à-dire un organisme attaché aux pouvoirs publics. Jean Dausset lui-même était méfiant vis-à-vis du secteur privé, il craignait d'être lié. Moi, mon rêve était d'être entre les deux, de faire de la recherche académique au CEPH et de la recherche privée à Genset. J'avais 45 ans, à l'époque, je n'allais pas rester dans un secteur où je n'aurais qu'un budget annuel de 1 ou 2 MF. J'ai donc quitté le CEPH pour aller à Genset avec mon équipe. Je sais bien que Dausset m'en a voulu. Je le regrette d'autant plus qu'il est resté mon maître. C'est un grand bonhomme, très ouvert, qui tient beaucoup de Pierre Mendès France et de Robert Debré. Mais je suis donc entré à Genset, une société qui n'était pas encore sur le marché. Quatre mois après, on passait deux accords industriels et on a fait une entrée en bourse (100 M$). Parmi les grands projets initiés en 1997, il y avait l'inventaire de tous les polymorphismes. Mais on sait que le séquençage du génome humain a été pris en main par l'industrie, par exemple `Celera', la firme créée par Graig Venter.


N'y a t-il pas des difficultés à se lier à la recherche privée ?

Effectivement, le problème quand vous êtes dans le privé, c'est que vous êtes obligé de faire ce que vous annoncez. Le marché est myope. Si on annonce que l'on va faire quelque chose, il faut réussir. C'est une logique qui n'est pas très facile à gérer et je me suis retrouvé dans une position compliquée vis-à-vis des actionnaires de Genset. J'ai donc fait comme si je disposais déjà de certaines séquences et j'ai cherché comment les utiliser pour trouver les causes de certaines maladies. J'en ai choisi deux, la schizophrénie et la psychose maniaco-dépressive, des maladies sur lesquelles on ne sait génétiquement rien et où il n'y a pas de modèles animaux... Pourquoi le cerveau ? Parce que c'est la partie de la médecine la plus attrayante et pour les hommes et pour le marché. Évidemment, je reconnais que si on ne développe que des technologies destinées à soigner les maladies solvables, il y a un problème et il me préoccupe, mais l'expérience prouve qu'on ne peut pas obtenir les moyens nécessaires du secteur public. J'en parle en connaissances de cause puisque j'ai essayé. Quand vous faite une demande de moyens à un établissement public, il va soumettre votre dossier à dix experts qui vont 'moyenner' votre projet. À l'inverse, quand vous proposerez un investissement à un entrepreneur du privé, si vous cachez que vous voulez gagner de l'argent, il ne s'intéressera pas à vous car il va craindre pour son retour sur investissement. Je veux dire que je n'aime pas l'argent pour l'argent - je n'ai d'ailleurs pas le temps de dépenser celui que je gagne -, mais parce qu'il me permet de réaliser des projets scientifiques. Quand on est dans la recherche, il ne faut pas hésiter à se faire 'money makers' comme l'ont très bien compris certains collègues, Etienne Baulieu ou Pierre Chambon par exemple.


Faut il parler de tout génétique ou de tout protéique ?

Ce que j'ai mis au point à Genset est une méthode pour identifier la lésion moléculaire protéique. Aujourd'hui après plus de trois ans de travail, on sait quelle stratégie utiliser pour identifier tous les gènes impliqués dans les maladies du cerveau. L'idée du tout génétique est absurde pour une raison très simple : il est faux de dire que chaque différence peut être expliquée par une différence d'écriture des gènes, comme le montre d'ailleurs l'étude des jumeaux. Avec des jumeaux vrais, si l'un a une maladie, l'autre a une très grande chance de l'avoir aussi, mais pas à 100%. Donc une maladie ne peut pas être 'que' génétique comme je le rappelais dans mon bouquin (Les gènes de l'espoir. A la découverte du génome humain, Robert Laffont, 1993). Par contre, les anomalies dans le produit des gènes, i.e. les protéines, sont à l'origine des maladies. Or, pour accéder aux protéines, on peut passer par le génome. Donc, si on ne peut pas dire que tout est dans les gènes, on peut dire tout est dans les protéines. C'est à cela que nous pensions, Jim Watson et moi, aux débuts de nos programmes de génomique humaine. Les choses ne sont peut-être pas aussi simples, mais il reste que disposer du catalogue des gènes va vous donner une idée de celui des protéines.


Un Nobel pour le génome humain ?

Pour avoir vécu avec Dausset avant qu'il ne reçoive le sien et avoir vu les démarches et les délais - il a fait sa découverte en 1955 et il a eu le prix en 1980 - je me dis que... Bon, mais de vous à moi, un Nobel pour le séquençage du génome humain ne me paraîtrait pas très justifié contrairement à ce que pensent Craig Venter, Francis Collins et quelques autres. Il n'y a pas de vraie percée technologique, voire scientifique, dans cette histoire. La PCR, elle, c'est autre chose, c'est une invention, de même des travaux qui déboucheraient sur des médicaments nouveaux contre la schizophrénie... Mais c'est vrai que les Américains écrivent l'histoire du HGP pour dire que la récompense leur revient. Bon, le comité Nobel reconnaît quand même notre antériorité, celle du CEPH, mais il ne m'étonnerait pas qu'un jour s'il y a un Nobel, même collectif, pour le séquençage du génome humain, on n'y compte aucun français.