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Entretien avec Pierre Corvol*

13 mai 2002, S. Mouchet & J.-F. Picard. Texte revu et amendé par le témoin. Script : Anne Lévy Viet
(source : https://histrecmed.fr/temoignages-et-biographies/temoignages)

Pierre Corvol
M. Bungener et P. Corvol, Lyon 2004 (Histrecmed)

Pourquoi un médecin chercheur travaille t-il sur l'hypertension, monsieur Corvol ?
Vous savez, le problème du médecin-chercheur est qu'il n’est jamais considéré pour ce qu'il croit être. Il voudrait être reconnu comme un chercheur par les médecins ou comme un médecin par les chercheurs, mais cela ne marche pas. Le rêve que ma génération a caressé d’être chercheur médecin est-il toujours possible aujourd’hui ? Je n'en suis pas sur et l'on peut même se demander s'il l’a jamais été. Mon sentiment est qu'au cours d'une carrière, on est successivement chercheur ou médecin, mais sans que les deux étapes ne coïncident jamais. En ce qui me concerne, il y a un élément purement médical qui explique comment j’ai pu mener la double carrière de chercheur et de médecin, à savoir ma spécialité, l’hypertension artérielle. Pourquoi avais-je choisi ce domaine ? Tout simplement parce qu'il s'agissait d'un champ scientifique assez simple à cadrer. L’hypertension relève d'une médecine de chiffres où on met le corps humain en équations. Si on prend les algorithmes qui permettent de déterminer une thérapeutique contre les risques vasculaires, on s'aperçoit qu'ils reposent sur le poids, le taux de cholestérol et le niveau de la pression artérielle d'un sujet. Dans d'autres secteurs de la médecine cardiovasculaire, comme l’insuffisance cardiaque ou l’infarctus du myocarde, il a fallu beaucoup plus de temps pour trouver la meilleure stratégie thérapeutique. Ainsi, aujourd'hui et sauf exception, on ne rencontre plus d’urgence hypertensive. L'étude de la maladie s’est complètement déplacée vers ses aspects épidémiologiques, i.e. l'étude des facteurs de risque. Moyennant quoi le fait de laisser un patient entre les mains inexpertes d’un jeune médecin n'existe plus. Tout se passe désormais comme si cette médecine de chiffres libérait le praticien de l'incertitude. De même, l'enseignement clinique de l’hypertension n’existe pratiquement plus. Ce que nous enseignons à nos étudiants est simplement qu’il ne faut pas croire les malades qui disent qu’ils ont mal à la tête parce qu'ils se sentent hypertendus !

Comment êtes-vous devenu chercheur ?
Mon orientation vers la recherche remonte au début de l’internat. Pendant mes trois premières années d’internat, j’ai pu faire deux ou trois certificats de sciences, puis une maîtrise et un DEA de physico-chimie et de biologie moléculaire. Pendant ma troisième année d’internat en médecine, comme je ne pouvais pas avoir de poste de chef de clinique, mon patron m’a conseillé de partir aux Etats-Unis. C'est ainsi que j'ai été 'post-doc' aux National Institutes of Health (NIH) au milieu des années 1970, mais sans doctorat en médecine, ni thèse de sciences. Aux NIH, tandis que je travaillais sur les récepteurs des hormones stéroïdes, j'ai commencé à rêver de pouvoir élucider un jour la structure d'une protéine importante dans un mécanisme de régulation physiologique. En fait, à l’origine de mon orientation vers l'hypertension, il y a un homme, Paul Milliez, un grand patron. C'est dans son service que j’ai fait la connaissance de Joël Ménard, un collègue qui est devenu un ami avec lequel j'ai beaucoup travaillé ensuite. Paul Milliez était un formidable clinicien qui avait compris que l’hypertension était un très grand problème de santé. Avec un certain nombre de collègues européens et américains, il a fait en sorte qu'elle soit reconnue comme une pathologie prioritaire, diagnostiquée et traitée. Cela étant, s'il faisait aveuglément confiance à ceux qui travaillaient dans son service, il n’écoutait guère ce que je lui disais de mes recherches !

Le décryptage du système rénine
Ayant une formation d’endocrinologue (hormonologie sexuelle), quand je suis revenu des Etats-Unis, j’avais l’idée très précise - peut-être réductrice, mais il est parfois salvateur de l'être ! - de travailler sur une molécule donnée dans un système donné et j'ai jeté mon dévolu sur la rénine. D'un point de vue biologique, la rénine avait été découverte à la fin du dix-neuvième siècle. Le peptide effecteur, l’angiotensine était lui aussi connu. En revanche, on ne savait rien de la structure de l’ensemble des protéines qui constituent le système rénine. Evidemment, aucun inhibiteur n’avait été découvert. Sur le plan physiologique, la recherche avait beaucoup spéculé sur les mécanismes de la régulation de la pression artérielle, mais on manquait d'outils pour aborder la question de manière rationnelle. C'est alors que je suis entré chez Edouard Housset qui s’était vu attribuer une unité de recherche (U 36 Inserm) au Fer à Moulin (1971). On y faisait de l’élevage d’animaux de laboratoire et on y menait des recherches sur des anomalies génétiques du métabolisme du rat. Avec Joël Ménard, nous y avons amené notre sujet - la biochimie des maladies cardiovasculaires - très porteur puisqu'il avait de nombreuses implications en physiologie, en pharmacologie et en thérapeutique. Puis, lorsque mon laboratoire a emménagé au Collège de France, j'ai conservé son intitulé initial 'Inserm U36, Pathologie vasculaire et endocrinologie rénale ' qui reflète assez bien sa double vocation. J'avais donc décidé qu'il fallait que je sache tout sur la rénine, cette protéine dont je connaissais par ailleurs les fonctions biologiques. Nous l’avons d’abord isolée chez le porc ; il fallait la purifier chez l'homme, la séquencer, la cristalliser, trouver des inhibiteurs. La chromatographie par affinité naissait et le père de cette technique, Pedro Cuatrecassas, m’a conseillé de l'utiliser pour la purifier et obtenir des anti-rénine. Avec Joël Ménard, je crois que nous avons été parmi les premiers à utiliser la chromatographie par affinité. Nous l'avons fait avec le culot des gens qui font ce que les autres ne font pas, nos collègues étaient sceptiques... et si j’ai pu réussir, je le dois à cette collaboration. Joël Ménard connaissait parfaitement le système rénine et le très complexe métabolisme de l’eau et du sel. Ceci m’a permis de faire une sorte de 'zoom' arrière sur ma propre thématique de recherche, alors que lui avait besoin de quelqu’un qui fasse un 'close up' sur l’un des éléments clés du système. Un peu plus tard, nous avons purifié l'angiotensinogène (substrat de la rénine) chez le rat puis l'enzyme de conversion de l'angiotensine chez l'homme. Puis nous avons développé les premiers monoclonaux de la rénine en collaboration avec l'équipe 'immunodiagnostic' de Sanofi qui a commercialisé le premier kit de dosage direct de la rénine chez l'homme. A l'origine, nous ne pensions pas pouvoir séquencer ces protéines. C'est là qu'est arrivé le bond de la génétique moléculaire. Il se trouve que chez certaines espèces de souris (souche Swiss), on trouve deux types de rénine produites dans les glandes sous-maxillaire et avec l'équipe de François Rougeon à l'Institut Pasteur nous avons pu cloner la rénine de souris en 1982. Il s'agissait en fait du premier clonage d'une des protéines importantes dans la régulation cardiovasculaire (les premiers clonages en hormonologie sont apparus dans les années 1980). Cela a été suivi de celui de la rénine humaine par nous et par d'autres. Enfin, le clonage du gène de l'enzyme de conversion humaine de l'angiotensine que nous venions de purifier a été fait chez nous en 1987.

...et ses implications thérapeutiques
Les premiers inhibiteurs du système rénine-angiotensine ont été des antagonistes peptidiques du récepteur de l'angiotensine qui avaient été découverts à Cleveland et que nous avions nous-mêmes utilisés en clinique dès 1975. Toujours avec l'aide de Sanofi, notre équipe s'est donc attachée à trouver des inhibiteurs de la réaction rénine-angiotensinogène. Mais nous avons bientôt rencontré tous les problèmes d'une thérapeutique peptidique par voie intraveineuse et nous n'avons guère pu pousser plus loin. Le problème de ces inhibiteurs, toujours imparfaitement résolu par l'industrie pharmaceutique, est qu'ils sont très peu aborbés par voie orale. Le paradoxe est que notre recherche n'ait pas abouti alors qu'à la fin des années 1970, les laboratoires Squibb (M. Ondetti et D. Cushman) mettaient au point les inhibiteurs de l'enzyme de conversion alors même que celle-ci n'avait pas encore été purifiée, et qu’on ignorait donc sa structure. Ceci ne les a pas empêché de connaître le succès thérapeutique que l'on sait (à l'heure actuelle, leurs indications thérapeutiques débordent largement le domaine de l'hypertension pour s'appliquer à l'insuffisance cardiaque, à l'infarctus du myocarde ou à la néphropathie diabétique). Une autre catégorie d’antihypertenseurs est apparue de la même manière, les inhibiteurs de l'action de l'angiotensine II. Il s'agit de molécules non peptidiques découvertes par hasard chez Peter Timmermans à la suite d'un criblage systématique de molécules (screening) dans les laboratoires Dupont-Merck. Incidemment, à côté du génie biologique, ces criblages intelligents menés par l'industrie pharmaceutique restent indispensables pour concevoir de nouveaux médicaments.

Vacciner contre l'hypertension
Nous nous étions dits, aussi, qu’on pourrait peut-être vacciner les patients contre la rénine puisque l'hypertension est une pathologie qui implique un traitement à vie. En effet, il s'agit d'une maladie dégénérative qui résulte de la dégénérescence d’un système où l’un des éléments s’altère progressivement de façon irrémédiable. C'est une maladie à 30% d'origine génétique et à 70% due à des facteurs exogènes, i.e. à l’environnement, au vieillissement ou au sexe. Mais comme certains de ses facteurs sont modifiables, nous avions imaginé la possibilité d'une 'vaccination'. Nous avons donc inoculé une rénine hétérologue chez des petits singes et des rats génétiquement hypertendus. Celle-ci a immunisé ces animaux, fait baisser notablement la pression artérielle, mais cette introduction de rénine exogène a provoqué aussi chez eux l'apparition d'auto-anticorps traduisant le fait que nous avions provoqué une maladie auto-immune expérimentale ! Cependant, l'idée de vaccination anti-hypertensive a été poursuivie, il y a peu de temps, par une petite société de biotechnologie anglaise qui a montré qu’on pouvait obtenir des résultats avec une vaccination active en injectant de l’angiotensine II couplée à une molécule porteuse de façon à pouvoir générer des anticorps chez le rat. 

Comment s'opère le passage de la recherche fondamentale à la recherche clinique ?
Je dois d'abord rappeler que notre unité était couplée à un service clinique d'hypertension artérielle. Ainsi, en utilisant les outils que je viens de décrire, que ce soient les inhibiteurs de la rénine, ceux de l'enzyme de conversion ou ceux de l'angiotensine II, on a pu confirmer leur validité thérapeutique : on a pu régulariser la pression artérielle chez un grand nombre de patients hypertendus avec les inhibiteurs de l'enzyme de conversion, voire pratiquement chez la majorité des sujets lorsqu'on y associe une petite dose de diurétique. En physiopathologie, on ignorait le rôle clé que le système rénine pouvait jouer dans l'insuffisance cardiaque, on pensait même qu'il ne s'agissait que d'un système mineur. En réalité, la recherche clinique a révélé, grâce au dosage plasmatique des éléments du système rénine et à une bonne utilisation des inhibiteurs, que le système rénine joue un rôle essentiel dans l'insuffisance cardiaque. Les inhibiteurs améliorent le débit cardiaque et empêchent l'hypertrophie du système cardiovasculaire. Dans le cas de l'infarctus du myocarde, plusieurs études ont montré (d'abord chez le rat, puis chez l'homme) que l'on améliorait de beaucoup la survie avec un traitement par inhibiteurs de l'enzyme de conversion. Ces inhibiteurs agissent vraisemblablement en diminuant la vasoconstriction due à l'activité du système rénine dans le cas de dysfonctionnement du ventricule gauche du cœur, mais aussi parce qu'ils empêchent l'action néfaste de l'angiotensine II : développement de la fibrose myocardique et hypertrophie myocardique. C'est ce que l'on appelle le ‘remodelling ventriculaire’.

Comment la génétique moléculaire s'est-elle implantée en clinique ?
À partir de la fin des années 1980, nous nous sommes engagés dans l'étude génétique de l'hypertension artérielle en rassemblant des familles ou des patients atteints d'hypertension artérielle. Pour cela nous avions deux atouts. Le premier est qu'à l'hôpital Broussais nous avions une clinique d'hypertension artérielle tout à fait remarquable disposant d'environ 2500 nouveaux patients chaque année. Le deuxième c'est que nous avions cloné les gènes de la rénine, de l'enzyme de conversion, de l'angiotensinogène et du récepteur de l'angiotensine. Pour avoir accès à d'autres gènes que ceux sur lesquels nous avions travaillé, i.e. savoir si d'autres génotypes étaient mis en cause dans nos pathologies, nous avons entrepris de collaborer avec les équipes impliquées sur le génome humain. Notre coopération avec François Cambien, responsable d'un Service commun de l'Inserm, avec Marc Lathrop au Centre  national de séquençage et Jean-Marc Lalouel à Salt Lake City qui développaient l'utilisation de marqueurs génétiques très polymorphes (RFLP ou microsatellites), nous a permis de disposer des données génétiques de 150 familles d'hypertendus. C'est ainsi que nous avons pu mettre en évidence le fait qu'il y n'a pas de liaison (linkage) entre le promoteur du gène de la rénine humaine et la pression artérielle. Bien que négatif, c'était un résultat important en ce sens qu'il éliminait un gène candidat. En revanche, grâce à une étude sur des familles hypertendues françaises et nord-américaines, nous avons montré qu'il y avait une liaison génétique entre l'hypertension et des variants moléculaires du gène de l'angiotensinogène. Là, on a touché du doigt l'un des gènes candidats dont les variants sont responsables d'une discrète élévation de la pression artérielle. De même, alors que l'on a trouvé que le gène de l'enzyme de conversion ne se trouve pas, a priori, lié au niveau de la pression artérielle chez l'homme, nous avons découvert avec Florent Soubrier un polymorphisme du gène de l'enzyme de conversion qui semble associé à un risque accru de complications rénales chez le diabétique (F. Alhenc-Gelas, M. Marre). 

Avec sa molécularisation, la recherche médicale aurait donc profondément changé de nature
C'est un fait, la physiologie de Claude Bernard qui consistait à émettre une hypothèse, la démontrer ou la contre prouver, est supplantée par un mode opératoire radicalement différent. Aujourd'hui le chercheur en biologie moléculaire cherche l’aiguille au milieu d'une botte de foin et l'on sait que l'important n'est pas le foin, mais l’aiguille. Il imagine une manip, mais statistiquement, il a une chance sur un million d'aboutir à un résultat significatif. À l'inverse, le physiologiste, lorsqu'il a une idée, va intervenir un grand nombre de fois sur un point particulier du système physiologique de façon à minimiser la variabilité du phénomène observé. Pour le physiologiste, l'important c'est le foin, il peut considérer les aiguilles comme des artefacts. En outre, ce qui est devenu essentiel en matière de recherche médicale, c'est la relation étroite qui s'est tissée entre les avancées de la biologie et les biotechnologies. Si vous prenez l'exemple d'Alain Fischer, vous aurez l'un des plus remarquables exemples de ce qu'est devenue la recherche clinique d'aujourd'hui. Par son choix de la maladie et celui des patients d'un côté, par ses observations d’une finesse extraordinaire sur la recombinaison des gènes de l'autre, Alain Fischer représente le cas exemplaire d'une recherche clinique d'un niveau exceptionnel : tous les outils utilisés ont été mis au point une quinzaine d'années auparavant aux NIH et il les a appliqué à une maladie génétique décrite auparavant par son patron, Claude Griscelli. Au cours de ma carrière, je n’ai pas eu la chance de bénéficier de cette conjonction et je n'en suis que plus admiratif (un mot que j’emploie rarement) pour son travail.

Au tournant des années 1980-90, vous vous préoccupez d'organiser la recherche clinique. Quelle était la situation auparavant ?
Le jour où j’ai été nommé PU-PH, en 1976, j’avais discuté de ce problème avec le bras droit du directeur de l’AP-HP qui m'avait dit qu’il était hors de question que l’on fasse un jour le type de recherche que je souhaitais mener dans les hôpitaux. L’AP-HP considérait que sa mission était de traiter les malades, il n’y avait pas de ligne budgétaire prévue pour un type de recherche que la Sécurité Sociale ne reconnaissait pas. On doit ajouter que la formation d’investigateur clinicien était nulle à l'époque dont je parle, mais j'ai l'impression qu'il s'agissait plus d'un retard technique que, disons, philosophique. Certes, il y avait les réticences en partie liées aux souvenirs terribles de la guerre et de l'eugénisme nazi, mais surtout, je crois une grande ignorance de ce qui se faisait à l'étranger en matière de recherche clinique. Je pense notamment aux Etats-Unis où se mettait en place une législation destinée à préserver l’intégrité de l’être humain en même temps que se développaient les infrastructures nécessaires pour expérimenter sur l’homme dans les meilleures conditions. Personnellement, je vous ai raconté comment je suis entré dans l’important service de médecine interne de P. Milliez qui comptait alors cinq ou six agrégés ou équivalents et où l'on faisait déjà une médecine très technique (transplantation, rein artificiel). Dès ma première année de clinicat, j'avais donc eu la possibilité de limiter ma charge clinique tout en bénéficiant d’une aide technique importante; j’étais en quelque sorte l’agrégé de recherche du service ! Or, je trouvais qu'il était profondément frustrant pour des médecins de ne pas pouvoir faire d’investigations cliniques, et notamment d’étudier la physiologie d’individus sains placés dans des conditions physiologiques différentes. Par exemple, dans le cas du métabolisme de l’eau et du sel, il était strictement impossible d’étudier huit jours de suite toutes les hormones et la variation de leur taux chez une personne en déplétion sodée. De même, la description du cycle menstruel normal chez la femme n’a jamais été faite en France parce que nous n’avions pas les structures adéquates. En 1980, alors que Philippe Laudat était directeur de l'Inserm, nous avons organisé à Paris une réunion pour discuter de ce qu’il faudrait faire dans notre pays pour créer des centres d’investigation clinique qui nous permettrait de rattraper notre retard. Nous y avions convié Mortimer Lipsett, mon ancien patron aux NIH, et Jacques Genest, le directeur de l’Institut de Recherche Clinique de Montréal.

Comme nouveau directeur de l'Inserm, Philippe Lazar n'avait-il pas le souci de privilégier la recherche fondamentale en dehors de la clinique ?
On a vu se développer au début des années 1980 une forme d'antagonisme ou au moins une absence de dialogue entre certains chercheurs 'fondamentalistes' et un groupe de médecins chercheurs qui souhaitait que l’Inserm s'investisse davantage dans la recherche clinique. En réalité, la biologie moléculaire voyait se développer ses applications en recherche médicale et l’une des préoccupations de l’Inserm a été d’organiser des colloques pour informer les chercheurs, les techniciens ou les ingénieurs de ces nouvelles techniques. Par ailleurs, il est vrai que certains directeurs d’unités de recherche allaient jusqu'à ignorer, voire récuser l’intérêt même d'une recherche clinique à l’Inserm, ce qui est absurde. C'est ainsi que son organisation a patiné pendant quelques années. D'autre part, il y avait aussi un problème difficile à résoudre pour le médecin chercheur, celui de l'équilibre subtil à réaliser entre l’acquisition et l’utilisation d'une technologie de très haut niveau et le fait de ne pas oublier qu’on reste praticien. Heureusement, l’année 1988 a marqué un tournant conjoncturel décisif. D’une part, la loi Huriet permettait de débloquer, enfin, le système législatif français en matière d'essais thérapeutiques, d’autre part, le gouvernement a souhaité que la recherche clinique soit introduite à l'Inserm. Philippe Lazar a donc demandé à Claude Poyart et à moi d'organiser un colloque d'animation de la recherche sur le thème 'Regards sur la recherche clinique'. Ce colloque s'est tenu en février 1988 et nous avons sollicité des communications sur la neurologie (Yves Agid), la chirurgie (Jean Escat), les essais thérapeutiques (Joël Ménard), la pharmacologie (Michel Lazdunski), le cancer (Claudine Julien), les maladies génétiques (Jean-Louis Mandel), etc. L'une des conclusions du colloque portait sur le rôle de l'Inserm pour assurer le transfert des techniques de la génétique moléculaire vers la clinique. Malgré son savoir faire en matière de biologie moléculaire, il fallait bien admettre que les grandes découvertes récentes sur les maladies monogéniques (mucoviscidose, myopathie, polykystose rénale, etc.) s'étaient surtout produites en dehors de lui. Il y avait donc à craindre qu'il en aille de même pour les affections polygéniques ou celles qui résultent de l'interaction des gènes avec l'environnement. Or, de tels projets ne pouvaient être pris en charge par les hôpitaux car il s'agissait d'une recherche fondamentale qui nécessite une interaction étroite entre des chercheurs formés en biologie moléculaire, en génomique et des médecins cliniciens. Nous proposions donc que l'Inserm joue un rôle moteur pour lancer quelques opérations ciblées (de type 'sida') sur certaines pathologies, Alzheimer, schizophrénie, psychose maniaco-dépressive, maladies polygéniques qui requièrent, outre la maîtrise de techniques en biologie moléculaire, la possibilité d'accéder à du matériel biologique provenant de diverses populations de sujets sains, de malades et de familles.

La genèse des Centres d'investigation clinique (CIC)
De là sont nés les centres de recherche clinique que nous avons mis en place en deux ou trois ans avec Ginette Gaille et Xavier Bertagna pour l'Inserm, René Müller, le directeur du plan à l’AP-HP et Claude Griscelli, Directeur de la Recherche Clinique à l’AP-HP. Mais si l'Inserm était l'élément indispensable pour organiser ces centres de recherche clinique (personnel et moyens techniques), il fallait évidemment y associer aussi la direction des Hôpitaux et la Sécurité Sociale. Or, la recherche clinique en France souffrait de l'absence de structures hospitalières adéquates, notamment parce que le système hospitalier français privilégie la responsabilité et l’autonomie des ‘Services’, ce qui ne facilite pas la création de structures communes telles que on les trouve dans les ‘Départements’ des grands hôpitaux universitaires d'Amérique du Nord. Nous avons donc préparé un accord-cadre ratifié par Philippe Lazar au nom de l'Inserm et François Stasse au nom de l'AP-HP (novembre 1989). Il importait de mettre à jour la convention générale réglant le régime d'implantation des laboratoires de l'Inserm dans les hôpitaux de l'AP-HP (23 novembre 1973). Cette nouvelle convention prévoyait en outre la mise en place d'un comité de coordination entre les deux institutions et c'est le directeur de l'AP (F. Stasse) qui - tout en demandant "... la plus grande vigilance dans la présentation des travaux réalisés en commun" (!) a suggéré le sigle de 'Centre d'investigation clinique' (CIC) (le CRC – Centre de Recherche Clinique – utilisé aux Etats-Unis faisait peur à l’AP-HP). La mise en place d'un CIC dans un hôpital ou dans un CHU requiert un climat de confiance entre chercheurs et médecins puisqu'il s'agit de partager un plateau technique et les compétences du personnel soignant amené à participer au protocole de recherche. Bien entendu, cela ne s'est pas fait sans difficulté. On connaît les pesanteurs du système hospitalier pour ne pas parler de l'atmosphère de jalousie qui peut régner entre certains services. Moyennant quoi, alors que nous disposons du plus vaste CIC (9201) de l’AP-HP en termes d’espace et de nombre de lits, beaucoup d'investigations sont encore réalisées dans différents services de l’hôpital qui pourraient l'être dans son CIC et cela dans les meilleures conditions. Il faut bien comprendre que plus la taille d'un service est importante, plus on laisse d'espace de liberté pour la recherche. À l'inverse, travailler dans des unités fonctionnelles trop petites et non intégrées dans une structure plus vaste, i.e. où chacun est obligé de faire la tâche à laquelle il est assigné (faute de quoi l’ensemble ne marchera pas), cela est très pénalisant pour la recherche. Un CIC ne peut pas marcher sur son propre recrutement, comme une sorte d'enclave isolée de l'hôpital. Il ne peut fonctionner que s’il y a des malades, des idées, et que quelqu'un propose un protocole intelligent. Le clinicien est incontournable dans cette affaire : il a acquis un corps de connaissances et, en plus, il dispose des malades, ce qui n’a pas de prix. Aujourd'hui, la recherche médicale n’existerait pas sans malade, ni sans sujets volontaires sains. Cela étant, malgré ces difficultés inévitables, je pense que quinze ans plus tard nous nous pouvons être fiers de ce qui a été réalisé en France où l'on compte aujourd'hui 17 CIC répartis entre Paris et la province. Hormis le cas du Royaume-Uni, il n’y a pas en Europe d’équivalent de ces CIC organisés à la manière des Clinical Research Centers américains. 

Une réussite à porter à l'actif de l'Inserm, mais comment voyez vous l'avenir de l'organisme ?
Il existe toujours chez nous cette tension sous-jacente entre chercheurs et médecins. En France on n’aime pas parler d’argent, de carrière ou de pouvoir, mais il se trouve qu’un PU-PH gagne deux fois plus qu’un chercheur, un avantage dont j'ai profité, mais en réflechissant à la manière dont on pourrait modifier la situation. Depuis la réforme de Robert Debré en 1958, alors que le monde médical ou scientifique a tellement évolué, que la société a tellement bougé, que de fortes contraintes économiques pèsent désormais sur nous, le corps médical n'a plus suscité une seule réforme digne de ce nom, si ce n'est la création de l'Inserm (en 1964). Or, il est évident que la manière dont les gens se situent dans le système hospitalier, universitaire et dans la recherche médicale a profondément évolué depuis lors. Je trouve dommage qu'on ne puisse imaginer un système où l'on pourrait ajuster un déroulement de carrière en fonction des tâches à assurer : par exemple commencer comme médecin, devenir chercheur, puis éventuellement gestionnaire de la recherche, expert scientifique ou "valorisateur". Philippe Lazar avait développé l’expertise collective, mais sans que puisse être reconnue ou rémunérée cette tâche. A ce propos, si j'estime que la fonctionnarisation n'est pas incompatible avec la qualité de la recherche, on peut penser qu'il serait bon de faire bouger davantage les chercheurs à l’intérieur de leur Institution. Je ne pense pas que cela soit impossible, j'ai pu constater que lorsque les gens sont placés dans des situations nouvelles, ils dévoilent souvent des capacités inattendues. Le problème est qu'à l’heure actuelle, la gestion des chercheurs est devenue extrêmement délicate, c'est du moins l’une des tâches les plus ardues du métier de directeur d'UR. Trouver la meilleure place pour chacun n’est une affaire simple, ni pour le directeur ou la directrice, ni d'ailleurs pour le chercheur ou la chercheuse que cela va déranger. Peut-être, la pression des pairs pourrait-elle jouer ici un rôle plus efficace que la langue de bois dont on fait encore trop usage en commissions.

Faudrait-il découper l'Inserm en IFR (instituts fédératifs de recherche) ou en 'instituts scientifiques' ?
Il est vrai qu'un IFR ouvre un espace de liberté plus grand qu’une simple unité de recherche et que l'on pourrait y trouver une solution aux problèmes que je viens d'évoquer. Par exemple, trouver plus facilement un nouvel emploi pour un ITA qui, pour diverses raisons, se désespère de toujours travailler dans la même équipe. Quant à l'idée de créer des instituts regroupant plusieurs laboratoires, sur le modèle de l'ICGM (Institut Cochin de génétique moléculaire), elle est attirante mais certains s'y sont vivement opposés. Ils craignent que l’Inserm ne se dissolve en une série de grands instituts dotés d'un financement propre, c'est-à-dire que l'établissement public ne perde sa voix dans la répartition des crédits budgétaires.. Restent de nombreux problèmes à ce type de structure, par exemple, le directeur d'un département est-il un directeur administratif qui coordonne de façon minimale la recherche des autres ou est-il un vrai directeur scientifique qui oriente la recherche dans telle ou telle direction ? Son organisation est inspirée du modèle américain, mais le problème est qu'en France un directeur de département dispose de beaucoup moins de pouvoir que son homologue d'outre-Atlantique. Aux Etats-Unis, un département hospitalier est évalué en fonction de sa productivité, ici, en dehors de la reconnaissance par les pairs, un chercheur clinicien n’a guère de possibilités de montrer sa valeur.

Aujourd’hui, paradoxalement, il semble y avoir moins d'incitation qu’il y a une trentaine d’années pour pousser les étudiants vers la recherche ?
C'est vrai, on a bien mis en place des passerelles entre la recherche et la clinique, mais cela semble réservé à une petite élite. La raison en est qu'il est devenu extrêmement difficile de rendre la recherche en laboratoire accessible aux étudiants en médecine. En outre, l'augmentation du nombre de chercheurs n'a pas coïncidé avec celle du nombre d’unités tandis que la compétition est devenue plus dure et que le milieu s'élargissait. Enfin, il faut reconnaître que la recherche devient sans cesse plus pointue. On peut le regretter, mais il existe une césure profonde entre le désir des étudiants de se débrouiller en face d'un patient et le lent cheminement nécessaire pour développer un raisonnement scientifique. Ainsi, le dualisme médecin chercheur réapparaît et j’ai bien peur qu'il ne s’aggrave compte tenu de la nécessité de former rapidement les nouveaux généralistes et spécialistes dont le pays a besoin. En même temps, je ne vois pas comment on peut former quelqu'un au raisonnement clinique sans lui inculquer l’analyse critique des faits qu'il sera amené à observer chez son patient. Nous allons de plus en plus vers une médecine de chiffres : pression artérielle, taux de glucose, de cholestérol, etc. On utilisera certainement un jour des marqueurs de cancers afin de les traiter avant même qu'ils ne se déclarent. Pour être efficaces, il faut donc que tout médecin apprenne ce qu’est la distribution normale ou anormale d’une valeur biologique, des choses qui semblent simples, mais qui en fait ne le sont pas. Un praticien devrait pouvoir critiquer lui-même ses propres observations, bref il faudrait qu'il puisse apprécier la variabilité d’une série statistique. Nous avons posé cette question de la formation des médecins dans l'un des derniers rapports du conseil scientifique de l'Inserm qui a donné lieu à un programme de recherche en collaboration avec les Sciences humaines et sociales.

En définitive, ne retourne t-on pas vers une forme d'incompatibilité entre l’essor de cette médecine technique et le 'colloque singulier' cher à la médecine empirique ?
Le colloque singulier reste indispensable. C’est le côté altruiste du praticien qui ne s'oppose d'ailleurs pas à ce qu'il fasse une médecine de chiffres ; le colloque singulier c'est l’ouverture aux autres, c'est l’écoute qui fait la grandeur du geste médical. Il est vrai que ce qu’apporte aujourd’hui l’ordinateur avec ses bases de données ouvre des perspectives inouïes par rapport aux éléments de diagnostic que les médecins utilisent dans leurs cabinets. Lorsque je vois un patient, je prends en compte de nombreux paramètres et je peux, avec l’ordinateur, estimer de manière très sèche le risque qu’il a de développer un accident cardiovasculaire à cinq ou à dix ans de temps. Mais chacun de ces paramètres peut offrir au médecin l'occasion de nouer le dialogue avec son patient car il sait qu'il peut en corriger certains, simuler l’efficacité de son intervention avec l'informatique et donc réduire le risque de voir un jour surgir un problème pathologique grave. En même temps, chaque patient est un cas singulier qui présente des facteurs propres comme les antécédents familiaux, des éléments qui conditionnent la progression plus ou moins rapide de la maldie cardiovasculaire. C'est l’appréciation de ces facteurs individuels qui nécessite une certaine finesse de la part du médecin. Autrement dit, le praticien fait entrer le patient dans une cohorte de personne qui a été suivie pendant 20, 30 ou 40 ans et grâce à laquelle il pourra le situer sur une courbe statistique, ce qui lui indiquera les risques qu'il encourt et les traitements envisageables. Cela ne signifie nullement que je sois hostile à ce que la patient fasse de l’auto surveillance, mais il faudra toujours que le médecin lui prodigue des conseils pour relativiser le poids de certains paramètres, ce que seul ce dernier aura appris au cours de sa formation. Évidemment, dans le cas de suivi d’une thérapeutique de routine, on peut envisager une surveillance à distance. Nous venons de lancer une étude clinique sur le thème de l’auto surveillance télématique et de l’auto traitement à domicile dont les résultats sont extrêmement encourageants : les gens ont été ravis de prendre eux-mêmes leur tension et maintenant ils autogérent leur traitement. Je crois donc qu'il faut tirer les choses vers le haut : on doit donner plus de responsabilité au patient, de même que le médecin doit assumer la sienne à la hauteur des connaissances qu'il ne doit cesser d'acquérir.

Voir aussi 'un témoignage au temps du covid', Les Cahiers pour l'histoire de l'Inserm, 3 sept. 2021