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Entretien avec Philippe KourilskyPhilippe Kourilsky

 Compilation de deux entretiens avec D. Donney Kamel, J.-F. Picard et N. Givernaud
18 mars 2002  (source : https://histrecmed.fr/temoignages-et-biographies/temoignages)

Notice Wikipedia

 

Un rapport Kourilsky sur le programme 'Génome'
En 1990, à la demande de Philippe Lazar, le directeur de l'Inserm, j'ai été amené à préparer un rapport sur le génome alors que le ministère de la Recherche envisageait de lancer un programme dans ce domaine. À l’époque, le séquençage d'un génome apparaissait comme une opération très compliquée. À tel point qu'on peut dire qu'il posait un problème de définition de ce qu'est la science. En effet, réunir une armée de techniciens qui fonctionnent pendant des années pour organiser une carte génétique, on peut estimer que ça ne colle pas avec l'image classique de la recherche scientifique. Il n'empêche que ces 'cantonniers de l'ADN' - ceux du Généthon par exemple - ont créé une base de données qui a marqué l'histoire de la génétique moléculaire. Mais comme le séquençage est encore plus compliqué que la cartographie, pour le programme génome du Ministère, je recommandais un mode de gestion inspiré du Généthon. C’est-à-dire concentrer ses forces sur un programme qui requiert des moyens matériels importants.

Concentrer les moyens sur l'ADN complémentaire (cDNA)
On sait que dans le génome de l'homme, il y a seulement quelques pourcents d'informations pertinentes. Ces quelques pourcents sont le fait du cDNA (il s'agit d'un brin d'ADN artificiellement synthétisé à partir d'un ARN messager, représentant ainsi la partie codante de la région du génome ayant été transcrite en cet ARN). Il y a de l'information ailleurs dans un génome, bien entendu, mais dans le cDNA il y a un véritable concentré d'information pertinente. Comme je connaissais les moyens financiers requis par les programmes de séquençage, j'ai écrit dans ce rapport qu'il fallait mettre le paquet sur l'ADN complémentaire. Par l'analyse de séquences, on pourrait accéder à de nouvelles hormones, à de nouveaux récepteurs etc. en alimentant les laboratoires du CNRS et de l'Inserm à partir des données du cDNA. Mais cela impliquait, évidemment, une nouvelle manière de concevoir la recherche, comme l'ont d’ailleurs fait, ensuite, la plupart des groupes industriels, notamment en Amérique du Nord. C'est aussi la raison pour laquelle, on a assisté au développement de l'initiative privée dont un bel exemple est celui du Centre d'étude du polymorphisme humain de Jean Dausset et de Daniel Cohen. On peut même dire que sans le Généthon ou le CEPH, la France serait restée à un niveau moyen en matière de génétique moléculaire, alors qu'elle est considérée comme le deuxième pays après les Etats-Unis et même comme leur équivalent dans certains secteurs.

L'attitude de l'Inserm
Les EPST (Inserm, CNRS,...) se sont pris les pieds en matière de séquençage à cause de l'individualisme des chercheurs et probablement aussi par manque de souplesse dans l'organisation des grands programmes. À l’époque, les chercheurs de l'Inserm n'imaginaient rien d'autre que de séquencer des petits bouts de génome, un peu dans tous les sens, juste pour avoir des marqueurs... Mais il faut se souvenir de l'histoire de cet organisme, né d'une initiative des médecins. Certes, il s'agissait de médecins éclairés (dont faisait d'ailleurs partie mon père le pr. Raoul Kourilsky) qui ont transformé l'Institut national d'hygiène en Inserm. Mais à ses débuts, l'organisme était l'instrument du pouvoir médical. Il paraît même que dans ses premières commissions, la majorité des membres n'avaient jamais tenu une pipette de leur vie… Pour certains grands professeurs de médecine, l'Inserm était aussi la preuve de leur existence, il leur fallait un grand laboratoire. Mais dans ces grandes surfaces, c'était grand désert blanc. Graduellement, les directeurs de l'Institut ont remis de l'ordre dans ce bourbier. Je pense d'ailleurs qu'on n'a pas suffisamment rendu justice à Philippe Lazar qui avait bien compris les choses et qui avait su s'entourer de poids lourds scientifiques comme Pierre Chambon.

L'Inserm et le génie génétique
De même, son prédécesseur Philippe Laudat avait commencé de manière pragmatique à labelliser un certain nombre de laboratoires, notamment en génie génétique. Il l'avait fait sans bruit, mais le CNRS (qui disposait à l'époque de moyens budgétaires bien moins importants) se plaignait que l'Inserm fasse une OPA sur ses laboratoires. Mais de là à passer à la notion de grands programmes, c'est autre chose, parce que cela touche à la compréhension que la communauté des biologistes a de son propre fonctionnement. Quand je dis cela je ne veux rien retirer à la qualité du travail réalisé par certaines équipes de l'Inserm. Je pense par exemple à Jean-Claude Kaplan à l'hôpital Cochin ou à Jean-Louis Mandel à Strasbourg. De même on sait que l'Inserm était très présent en termes de génétique humaine, grâce par exemple à des gens comme Edwin Milgrom (U 135) et ses travaux sur les récepteurs hormonaux. Un autre groupe qui s'est distingué dans ce domaine est celui de Diane Mathis et Christophe Benoist (U 189) à Strasbourg chez Pierre Chambon avec leurs souris transgéniques (knock-out, inactivations de gènes). Mais on doit aussi évoquer le renouveau de la génétique de la souris avec les transgéniques et les groupes de laboratoires non seulement chez Chambon mais aussi chez Axel Kahn à Cochin qui a développé des technologies intéressantes de transgénique.

Le programme génome
Quoi qu'il en soit, les conclusions de mon rapport de 1990 n'ont pas été retenues, l'entourage d’Hubert Curien, m'a-t-on dit, a refusé qu'il soit publié. Le problème est qu'il y avait un 'petit gâteau' et beaucoup trop de gourmands et je pense que le Ministère n'a pas su faire de choix. Le résultat est qu'au lieu de se focaliser sur le cDNA, on a éparpillé les moyens et ce fut l'affaire du GREG. En matière de génomique, comme il n'y a pas eu réellement de choix forts, on n'a pas injecté suffisamment de moyens et tout ce que la recherche publique a fait est d'essayer de sauver les meubles. Il faut aussi souligner l'extraordinaire individualisme de la communauté scientifique des biologistes, non seulement en France, mais aussi dans le Monde. A l'époque du programme génome, quelques grandes gueules ne se privaient pas d'intervenir "plutôt que de lancer des grands programmes, on ferait mieux de donner davantage de fric aux labos …". Bref, en 1990, nous étions sociologiquement à contre courant de l'habitus scientifique. Toutefois, je note que le concept de 'grand programme' a fini par évoluer dans un sens favorable, principalement grâce au Généthon dont la réussite en a fait réfléchir plus d'un sur les modes d'organisation de la recherche.

Des débuts du génie génétique à Pasteur
J'ai commencé ma carrière à l'Institut Pasteur dans le génie génétique et la génétique moléculaire avant d'évoluer vers l'immunologie. La génétique vient en partie de ce qui se faisait dans des laboratoires de Pierre Tiollais qui travaillait sur les adénovirus puis sur l'hépatite B et en partie de chez Pierre Chambon à Strasbourg qui étudiait les gènes des récepteurs hormonaux. Curieusement, d'ailleurs et par hasard, l'histoire a rapproché Tiollais et Chambon, Chambon ayant fait un énorme travail sur les récepteurs de l'acide rétinoique et Tiollais étant tombé par hasard, parce qu'il y avait un site d'intégration du virus de l'hépatite B, sur un gène qui était un variant de l'acide rétinoique.
On sait qu'il y a eu plusieurs écoles de génétique en France. Les écoles pasteuriennes qui travaillaient beaucoup sur les bactéries, les bactériophages etc. (procaryotes), avec André Wolf, François Jacob, Jacques Monod et François Gros, mais il y avait aussi la génétique de la drosophile, une spécialité des laboratoires du CNRS à Gif/Yvette comme d'un certain nombre d'autres groupes. En matière d'enseignement, principalement à Jussieu, Paris 6 et 7, le pouvoir était largement entre les mains des drosophilistes. Il y avait aussi la levure avec Piotr Slonimski… Bref, une forte présence de la génétique des eucaryotes en matière d'enseignement et quand j'ai commencé ma thèse chez François Gros sur le bactériophage, il n'y avait aucun enseignement sur ce thème en France et j'ai été suivre un cour international à Naples. Puis les choses ont basculé après les années 1965, notamment sous la houlette de François Jacob et de François Gros. Les pasteuriens estimaient que le moment était venu d'attaquer quelque chose de plus compliqué que les procaryotes, mais en sautant les organismes dits intermédiaires comme la fameuse drosophile, pour s'intéresser aux petits mammifères. En fait, ils hésitaient entre le rat et la souris. François Jacob avait travaillé avec Sidney Brenner sur le nématode, mais il trouvait que ces petits vers dans une boîte de Pétri étaient dégoûtants et finalement assez compliqués, donc qu'il fallait passer à la souris, bien que la souris, ce soit encore trop petit pour faire de la neurobiologie.

Le groupe du phage et la conférence d'Asilomar
Il faut se rappeler l'importance qu'a eue dans l'histoire de la génétique l'espèce de groupe diffus, le 'groupe du phage', composé d'Américains comme M. Delbrück et A. Hershey et de nos pasteuriens (Lwoff, Monod, Jacob, Gros). Moi, j'ai eu la chance de rentrer dans ce cénacle très jeune parce qu'à cause des événements de mai 1968, mon excellent maître François Gros (il dirigeait ma thèse) a annulé un voyage aux Etats-Unis où il devait participer à une Gordon Conférence. De façon un peu surprenante, F. Gros m'a demandé de le remplacer pour donner une lecture. Si bien que, quoique très jeune, mais comme cela se fait souvent aux Etats-Unis, je me suis trouvé immédiatement immergé dans le réseau. Survient la conférence d'Asilomar (début des années 1970). Le réseau était très inquiet à cause de la pression qui montait. Certains biologistes étaient extrêmement hostiles à la recombinaison génétique. C'était un mélange de position théorique et d'attitude de pouvoir. Les techniques de recombinaison sont puissantes dans la maîtrise du vivant, mais il est clair qu'il y avait ceux qui s'y intéressaient et les autres qui s'en sentaient exclus. Il me semble que le grand François Jacob lui-même se posait des questions, peut-être, parce qu'il pensait que la génétique ce n'était pas ces techniques de recombinaison… Donc la conférence d'Asilomar débouche sur le fameux moratoire. Je me souviens d'avoir été l'un des 5 ou 6 à avoir voté contre pour de très mauvaises raisons, mais dont j'ai été très content par la suite. En fait, c'était une réaction contre un texte pondu par les Américains qui risquait de s'imposer à nous sans tenir compte des spécificités européennes. Au retour, Pierre Tiollais et moi sommes allés apporter les textes et discuter avec Jacques Monod, le patron de l'Institut Pasteur :
"Vous voyez monsieur, si on veut continuer à travailler, il va nous falloir des équipements de sécurité, des P3, ...
- Ecoutez Kourilsky, tout ça c'est des conneries, mais je vais vous trouver de l'argent." Voilà Monod ! 

Le clonage de l'ARN messager
Le laboratoire de Jacob continuait à faire un peu de bactériophage, notamment avec mon ami Alain Ranbach (un polytechnicien biologiste comme moi) qui aimait à dire que tout problème de biologie devait pouvoir être résolu grâce aux vecteurs 'phages thermo inductibles' et à la B-galactosidase. Alain bossait dans son coin du labo Jacob en faisant des mutants résistants. Il faisait pousser des phages dans des bactéries qui exprimaient l'enzyme de restriction et il a fini par obtenir des mutants résistants à l'enzyme. Ensuite, l'astuce était de recroiser dedans des sites qui permettent de faire de l'ingénierie génétique. Comme Alain était infoutu de faire une électrophorèse, il est allé voir Pierre Tiollais dans le labo d'a côté . Moi, j'avais fait ma thèse et mon post-doc. sur les bactériophages et j'étais dans le labo de François Gros, donc j'étais branché sur le sujet. C'est à ce moment-là qu'en matière de vecteurs, on a vu apparaître les plasmides à côté des bactériophages. Je me souviens d'avoir découvert les travaux de Cohen et Boyer en 1972, les premiers à avoir réalisé des recombinaisons de plasmides, grâce à un article que je préparais pour la revue 'Biochimie' . Ce fut une révélation et je suis allé voir François Gros :
"Je pense que la chose importante à réaliser maintenant, ce serait de recopier l'ARN messager et de le cloner, mais je ne suis pas assez bon biochimiste pour le faire…
- Je connais un très bon enzymologiste, François Rougeon, il est à Jussieu chez Chapdeville, allez le voir...".
Rougeon et moi, on a commencé à bricoler chacun de notre côté. Mais notre affaire avançait laborieusement. Sur ce, à l'automne 1974, il y a eu un colloque à Port-Cros organisé par Bernardi, où j'ai pu discuter avec Pierre Chambon et Bernard Bach. Bernard Bach était à Genève, Pierre Chambon à Strasbourg. Je les ai allumés avec mon idée de cloner l'ARN messager. Je me souviens de leur avoir dit : "si on réussit la manip, on pourrait débloquer la recherche sur les eucaryotes ". Chambon m'a répondu : "Vas-y et quand c'est au point, appelle moi, on travaillera ensemble ".
François Rougeon était en post doc. chez Bernard Bach à Genève. À Paris, on avait commencé à travailler sur le messager de la globine (il est extrêmement abondant et facile à utiliser)… Puis, François qui est un enzymologiste brillant, a réussi à recopier l'ARN messager en lui collant des petites queues de nucléotides et il a envoyé les molécules où on les a transformées dans un sous-sol de l'Institut Pasteur. À l’époque, j'avais comme technicienne la femme de François Gros, une très bonne manipulatrice des bactéries. On fait la manip et le lendemain que dalle, trois microbidules dans un truc. Je lui dis :
"Bon, c'est loupé !
-Attends, on ne sait jamais…
On attend, et en effet, ça pousse. En fait, il y avait trop de kanamycine sur les boîtes de Petri. Résultat, on sélectionnait les plasmides résistant à la kanamycine. Ils ont mis du temps à pousser, mais on les a repiqués et c'étaient les bons (dire qu'on avait failli les foutre à la poubelle!). Fin 1975, c'était le premier clonage d'un ADN complémentaire (cDNA). On a publié un papier qui mériterait la relecture aujourd'hui parce qu'en fait, nous avions inventé le concept de PCR (polymerase chain reaction ) dix ans avant la lettre. On avait tout dans le tube, si on avait eu l'idée de chauffer et de rajouter de l'enzyme, on aurait inventé la PCR et l’on aurait eu le Nobel! 
Jacques Monod qui dirigeait l'Institut Pasteur a compris tout de suite l'importance que représentait le génie génétique. Il a décidé de débarrasser tout un étage de laboratoires pour le donner sa chance au groupe de jeunes brigands que nous étions (Alain Ranbach, François Rougeon, Pierre Tiollais, Maurice, David Perrin, Herbert Markovicz et moi…). L'idée était de construire un plateau technologique où Alain Ranbach a continué sur certains aspects de la vectorisation, Pierre Tiollais a choisi de cloner le virus de l'hépatite B, tandis que Maurice Aufnoul se lançait dans les recombinaisons génétiques des systèmes bactériens avec David Perrin.

L'ovalbumine
Quant à moi, j'ai repris contact avec Pierre Chambon qui m'a dit : "Bon maintenant que tu as la technique en main, on va cloner l'ovalbumine". On l'a d'abord fait au niveau du cDNA (ARN messager). Puis on s'est dit qu'il fallait cloner le gène. On a commencé à faire des banques de gènes dans les bactériophages et l’on a cloné des bouts du gène de l'ovalbumine. Chambon avait montré qu'un gène était discontinu parce que les Southern blot ne coïncidaient pas avec ce qui fallait vis-à-vis du messager. Bien entendu, lorsqu'on a cloné des bouts des gènes de l'ovalbumine, on a confirmé sa découverte. En même temps on a développé que l'on appelait les 'plasmidophages', des recombinants de plasmides et de phages qu'on appelle aussi les 'cosmides'. Donc on avait développé nos propres vecteurs pour essayer d'incorporer plus d'ADN et on a réussi la première description génomique un peu large en sortant 35 kb d'un coup sur un cosmide. Comme on s'intéressait à la manière d'exprimer les choses dans les bactéries, dès qu'on a eu le cDNA, avec un peu de pif on a réussi à le raccorder sur un bout de promoteur et on a pu exprimer l'ovalbumine dans E. Coli. Cela a du être la première grosse protéine exprimée dans une bactérie à partir d'un cDNA (on a publié dans 'Nature' en 1978 ou 1979). Puis on a fait la manip avec la levure.

La question des brevets
François Rougeon m'a raconté beaucoup plus tard qu'un jour quelqu'un de 'Genentech' s'était pointée à l'Institut Pasteur pour demander à avoir accès au brevet sur le clonage des cDNA. "Quel brevet ? Il n'y a aucun brevet ". Évidemment cela aurait été un brevet générique assez intéressant, aussi important sans doute que le brevet de Stanford sur la recombinaison entre fragments d'ADN (Cohen-Boyer). Mais à l'époque j'étais opposé aux brevets, jusqu'à ce qu'on me convainque de leurs aspects positifs. À l’époque, Jacques Monod avait recruté Joël de Rosnay pour améliorer la valorisation de la recherche à l'Institut Pasteur. Celui-ci expliquait aux chercheurs, avec talent, qu'il fallait breveter pour libérer l'information, d'autant qu'aux Etats-Unis on brevette même ce qui est publié, d'où un problème entre les lois européennes et le système américain. Donc, lorsqu'on a fabriqué l'ovalbumine dans E. Coli , on a breveté. Mais l'histoire est un peu ahurissante, l'agent chargé de l'affaire a rédigé un brevet "production d'ovalbumine dans E. Coli ", mais il n'a pas osé écrire "production de toute protéine étrangère...". La conception même de la manip n'est donc pas brevetée ce qui est idiot. L'ovalbumine, personne n'en a rien à foutre, le blanc d'œuf en contient des kilos… C'est d'ailleurs à propos de ces questions d'utilisation des cDNA qu'en 1980, avec Pierre Chambon, nous avons fondé 'Transgene'. Je dois le dire un peu en réaction contre l'immobilisme des industriels français qui ne s'intéressaient pas aux nouvelles biotechnologies.

Le clonage de HLA
Au bout d'un certain temps, on s'est rendu compte avec Pierre Chambon qu'en matière projets de recherche, on allait finir par se marcher sur les pieds. Donc en 1978-79, on a décidé de se séparer. Cela a été un peu douloureux parce qu'on avait l'impression de s'être partagé un bel os scientifique… A Pasteur, on a voulu prendre un système biologique qui donne accès à la fois à la biologie du développement précoce (l'ovalbumine c'était la différenciation terminale, fin de course) et qui, deuxièmement, ait un sens génétique, c’est-à-dire inscrite dans une forte tradition de génétique moléculaire. C'est ainsi que nous avons choisi de travailler sur le complexe majeur d'histocompatibilité. On sait que l'une des premières écoles d'immunologie a été celle de Jean Dausset avec le HLA et le Centre d'étude du polymorphisme humain (CEPH). Le CEPH a d'ailleurs participé très activement au travail sur le génome humain, pour caractériser le locus HLA dans son entier (locus qui fait quand même 3000 kb). On s'est donc lancé là-dedans et l’on a repris péniblement les clonages parce que c'était beaucoup plus trapu que les plasmides. Dites-vous que l'ARN messager de la globine c'est à peu près 40 % de l'ARN messager total dans les échantillons de départ, l'ovalbumine, c'est de l'ordre de 20 % et le MHC (complexe majeur d'histocompatibilité), c'est 0,1 % au moins. On n'était pas du tout dans la même catégorie de difficulté au niveau du tri, etc. Mais en ce sens, on peut dire que nous sommes un peu à l'origine de la molécularisation de l'immunologie. En 1981, nous avons donc cloné les premiers cDNA qui permettaient de repérer les gènes H2 que nous avons passé à Bertrand Jordan au Centre de Marseille-Luminy où il a pu cloner le premier gène HLA. C'est mon frère François Kourilsky qui avait monté le centre de Luminy, semi-CNRS, semi-Inserm, un harmonieux mélange d'immunologie, de biologie du développement et de biologie moléculaire. C'est là que Bernard Malissen a fait ses travaux sur les récepteurs des cellules T par exemple.

La régulation du complexe majeur d'histocompatibilité
Issu d'une famille de médecins, j'ai toujours eu la volonté de rendre mes recherches applicables et dans le domaine médical. En l'occurrence le choix du complexe majeur d'histocompatibilité était tout à fait influencé par mon frère François, qui avait fait des travaux sur le H2 de la souris à l'hôpital Saint-Louis. C'est d'ailleurs ce qu'on a fait ici (à Pasteur) : le clonage du complexe H2. C'est un facteur de régulation qui était connu pour interagir avec les gènes qui codent pour les immunoglobulines. À l’époque, nous travaillions essentiellement avec Alain Israël sur la régulation des gènes du MHC. Suivant la même démarche que les autres, on a isolé le cDNA, puis on a séquencé les gènes et on s'est intéressé à leur régulation. Nous avons ainsi isolé les facteurs importants pour la régulation des gènes du MHC. A l'issue d'un travail très lourd, on a fini par cloner le facteur qui semblait le plus important, celui qui s'attachait à une séquence régulatrice en amont des gènes du MHC. C'est là qu'on s'est aperçu que ce facteur était une des sous unité du facteur 'NFKappa B' qui intervenait sur les immunoglobulines. Le clonage a apporté toute une série d'éléments essentiels auxquels on ne pouvait pas avoir accès autrement. Le premierpoint était que le facteur de transcription était produit à partir d'un précurseur. Tout ça peut paraître technique, mais c'était le premier facteur de transcription dont on voyait qu'il était produit à partir d'un précurseur. L'autre point était qu'on avait un niveau de régulation supplémentaire parce que le précurseur est situé dans le cytoplasme cellulaire. Ce qui a ouvert la porte à tout un tas de trucs parce qu'il apparaît que d'autres co-facteurs se collent à lui, eux aussi séquestrés dans le cytoplasme, etc. Bref, c'est comme cela qu'on est devenu immunologiste, d'abord sans le vouloir, puis sciemment.

Voir aussi : La République des Savants à l'épreuve du covid-19