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Entretiens avec Claude Mawas          Claude Mawas

27 avril 1991 avec M. Connat et J-F Picard, 10 avril 2002 avec S. Mouchet et J-F. Picard (script : Anne Lévy-Viet), Texte revu et amendé par C. Mawas en mars 2005; Suivi d'un nouvel entretien avec Claude Mawas, le 22 novembre 2010 (Institut Paoli-Calmette)
 (source : https://histrecmed.fr/temoignages-et-biographies/temoignages)

 

Dans votre génération, comment devenait-on chercheur alors que la médecine innovante était si mal représentée ?

A vrai dire, dans ma génération, l'idée de faire de la recherche ne s'est pas imposée directement, mais par une approche par élimination ! Je voulais faire de la chirurgie, mon externat en chirurgie chez le doyen Cordier m'ayant passionné, en particulier l'année passée avec Christian Cabrol et sa femme Annie. Le contact avec de grands chirurgiens comme Faurel, Garnier ou Villain m'avait émerveillé. Mais au printemps 1961 ou 1962, un lundi pendant le staff, devant tous les externes, internes, assistants, infirmières, Cordier interpelle ses collègues chirurgiens : "On ne va tout de même pas nommer Bitker chirurgien des Hôpitaux ?" La réponse unanime fut négative (Garnier, Faurel, Villain, Cabrol...). Marc Fellous, externe à l 'époque dans le même service, me dit en sortant : "tu as vu, ils refusent de nommer Bitker parce qu'il est juif ! La chirurgie ne sera pas pour nous !". En médecine, l'inventaire fut très vite fait : à part en hématologie, hépatologie ou endocrinologie, il n'y avait aucun service de pointe avec une recherche développée. Ma carrière de chercheur a donc commencé durant l'internat de médecine à Paris (concours 1963) débuté en 1965. Interne, sous l'influence d'un patron très fin et bon biologiste, Lucien Israël, j'ai courtisé la science en travaillant dans deux laboratoires successifs du CNRS, l'un à l'Institut Curie où j'ai été stagiaire (j'y ai travaillé sur un modèle de polychimiothérapie des tumeurs mammaires chez la souris) que j'ai rapidement quitté devant l'indigence du responsable du laboratoire (Georges Rudali), le second à l'Institut de recherche sur le cancer (IRC) de Villejuif dirigé par Pierre Grabar, dans le laboratoire de Pierre Burtin, sous l'aile bienveillante de Thérèse Terninck d'abord puis avec Denise Buffe, sur les tumeurs malignes de l'enfant (hépatomes et tératocarcinomes).C'est là que j'ai côtoyé deux chercheurs inoubliables, José Uriel et Stratis Avrameas. Puis, après avoir été contacté pour rejoindre l'unité de recherche de Jean Rosa à Créteil, à mon retour de post-doctorat, je suis parti aux Etats-Unis, au début des années 1970 comme Research Fellow au Roswell Park Memorial Institute (R.P.M.I.) de Buffalo chez Jim Holland en hématologie et Enrico Mihich en pharmacologie, mais avec la promesse du Professeur Bernard Dreyfus d'obtenir, à mon retour un poste de chef de clinique chez lui et une équipe de recherche chez Jean Rosa. En fait, Félix Reyes, interne de la même génération,  qui avait promis de me prévenir en cas de problèmes ne l'a pas fait et Dreyfus lui a attribué le poste. Voyant cela, j'ai décidé de ne pas retourner à Créteil chez Rosa et je suis parti à Saint-Louis, grâce à mon ami Marc Fellous qui travaillait chez Jean Dausset ! J'ai expliqué à Jean Bernard qu'ayant deux enfants, j'avais besoin d'argent. Il a décidé de me faire nommer à l'Inserm et m'a envoyé travailler chez Jean Dausset avec six vacations hospitalières pour compenser mon manque à gagner par rapport à l'Internat, quatre ans auparavant. C'est ainsi que j'ai été nommé attaché 3 de recherche Inserm à 33 ans, en 1973, dans l'UR 93 (immunogénétique de la transplantation) dirigée par Dausset. 

Peut-on parler de carences de la Faculté en matière de recherche médicale ?

Quand je suis entré à la fac de médecine en 1960, le seul domaine vraiment intéressant était la biochimie avec Max Ferdinand Jayle. Les biochimistes avaient créé le laboratoire d'endocrinologie du boulevard Brune grâce à une fondation privée. On y obtenait des dosages hormonaux pour les grossesses difficiles, un dispositif qui n'existait nulle part ailleurs. Mais à côté, quelles carences ! Ni génétique, ni immunologie... et des professeurs de physiologie d'une incurie notoire ! La raison de la séparation de la médecine de la recherche en France avec la création de l'Inserm est l'échec de l'université médicale. C'est un phénomène ancien. La recherche française est morte au tournant de ce siècle de n'avoir pas su évoluer, de n’avoir pas  su développer un système à l'allemande, exporté aux États-Unis par Simon Flexner en 1902 et qui a fourni le modèle de l'université médicale américaine. La France est restée très longtemps dans une situation clientéliste avec des cliniciens bien formés, qu'ils soient chirurgiens ou médecins, mais dont l'unique préoccupation était de débiter du malade à l'hôpital et en ville. Dès lors, les médecins français ont abandonné deux activités importantes : l'enseignement et la recherche. Ils les ont déléguées à des assistants qu'ils ont progressivement paupérisés. C'est comme cela que la France a raté toutes les grandes révolutions médicales de la première moitié du vingtième siècle. Étant chargés de deux tâches à la fois, l'enseignement et la recherche, ils sont passés à côté, en n'assurant à l'Université ni l'une ni l'autre : les médecins étaient formés en clinique dans des conférences d'internat privées hors de l'Université pour la théorie et à l'hôpital pour la pratique. Pour la recherche, on apprenait son existence dans quelques services aussi rares qu'exceptionnels : endocrinologie, gastro-entérologie ou hépatologie, hématologie ! Mais, dès 1945, une nouvelle génération surgit que j'appellerai celle des médecins rénovateurs, souvent transformés par leur séjour aux Etats-Unis pendant la guerre ou juste après celle-ci.

Les responsabilités de la clinique

La médecine scientifique, de pratique courante aux États-Unis et dans les grands pays développés, a été freinée en France par les cliniciens-universitaires. Il s'agissait de gens de talent sur le plan de l'acte clinique, mais dont le caractère rétrograde refusait ce qui pouvait améliorer la pratique dans leur discipline. Quarante-cinq ans de séparation d'avec la recherche et les nouveautés ont rendu ces cliniciens imperméables à l'innovation. Ainsi, la transfusion sanguine ou l'anesthésie-réanimation n'ont révolutionné les pratiques médicales françaises qu'entre 1950 et 1970, c'est à dire quasiment trente cinq et vingt ans, respectivement après leur mise au point. Avant-guerre, le chirurgien français devait enlever un estomac en une demi-heure, faute de véritable anesthésie. La chirurgie était un talent du geste. Les chirurgiens français ont d'ailleurs vu d'un mauvais œil cette réanimation-anesthésie qui leur retirait la prérogative d'être maîtres après Dieu. Alors que j'ai été son externe, je me souviens que Christian Cabrol racontait qu'aux États-Unis, pour huit heures d'opération, on avait trois équipes car on considérait qu'après deux heures de pratique, un chirurgien devait se reposer. Impensable en France, un chirurgien opère “son” malade et il doit rester le seul maître jusqu'au bout (Cabrol et sa femme Annie, anesthésiste, avaient mis en place un dispositif inspiré de ce qu'ils avaient vu là bas : près du bloc opératoire, ils avaient un lit pour se reposer !). Ce n'est donc ni l'université, ni la faculté de médecine qui se sont préoccupées de réanimation-anesthésie. Si ma mémoire reste exacte, le premier agrégé réanimateur-anesthésiste de France, Huguenard, a dû être nommé vers 1967-1969 : ce fut d'ailleurs l'un des premiers agrégés, non interne, nommé pour ses compétences. Les anciens lui ont alors fait livrer deux tonnes de charbon à domicile pour lui exprimer leur mépris et réagir contre cette nomination ! Un agrégé non ancien interne des hôpitaux, vous pensez. Cela donne une idée du milieu...à la fin des années 1960 à Paris .

La rencontre de la médecine et de la biologie s'est d'abord opérée en Amérique

Face aux avancées de la biologie, on ne peut prédire la ou les disciplines où se réaliseront les applications médicales. Mais la recherche américaine est organisée pour que dès que l'importance du 'break through' est perçue, les applications soient rapatriées très tôt dans les laboratoires d'excellence. C'est ainsi que les États-Unis, pays neuf, ont repensé la structure de leurs universités médicales au début du siècle dans un esprit de grande liberté. Celles-ci  avaient envoyé Simon Flexner faire le tour de l'Europe - en passant par le Japon ! - afin d'étudier les différentes réalisations du domaine. À son retour, il a présenté l'Allemagne et notamment l'université de Strasbourg comme le meilleur modèle : il s'en est d'ailleurs suivi quelques inconvénients pour les médecins français qui, jusqu'en 1952, devaient passer un examen, s'ils voulaient pratiquer aux États-Unis. Notre doctorat en médecine, pour lequel nul n'était besoin d'avoir approché un malade, suscitait la méfiance des Américains. Certes, Flexner avait relevé la qualité humaine de la clinique française, mais le niveau de formation des universités privées américaines devait se révéler bien meilleur. Disposant de médecins d'excellence, d'une tradition d'innovation et de recherche, leur but n'était pas de débiter du malade, mais d'en traiter un petit nombre pour mener à bien des recherches cliniques. En France, les médecins, perdus dans un mélange de médecine de ville et de médecine sociale,  étaient incapables d'imaginer de telles structures de fonctionnement. Le frère de Marcel Proust, par exemple, qui était un bon chirurgien, était plus souvent dans les salons qu'à l'hôpital. Je crois que nos mœurs médicales sont restées longtemps imprégnées de cet esprit du passé : le matin, opérations et enseignement des jeunes internes et externes, l'après-midi, visite de ses cliniques privées et, le soir, sorties dans les salons et à l'Opéra. 

Au lendemain de la guerre en France, on voit surgir une nouvelle génération de médecins chercheurs

Quand Jean Dausset est allé travailler à Boston chez Louis K. Diamond, au lendemain de la guerre, il a vu qu'on pouvait être à la fois médecin et chercheur, c'est-à-dire avoir dix malades dans un hôpital universitaire et non pas 75 dans une salle commune. Ensuite, il a préparé la réforme hospitalo-universitaire entamée par Robert Debré, mais en soulevant la haine de la communauté médicale. On lui a fait des misères qui se sont d'ailleurs poursuivies longtemps, jusqu'au Nobel. Et cela malgré l'Inserm, car à ses débuts l'Institut s'est orienté vers la professionnalisation de la recherche, avec des "vrais" chercheurs et un refus des chercheurs à temps partiel. En réalité, Dausset n'a jamais été vraiment accepté par la communauté Inserm. Chaque fois qu'il envoyait un projet à des présidents de commissions scientifiques, que ce soit Maxime Seligmann ou François Kourilsky, on lui répondait : “...ce n'est pas de la recherche”. Pourquoi ? Parce qu'il était parti de la sérologie la plus banale, celle qu'on trouvait dans n'importe quel centre de transfusion. Sa démarche était considérée comme bien trop empirique et les objectifs par trop finalisés ! Pensez donc : faire tenir une greffe ! Il avait commencé par suivre la mode en allant étudier les maladies auto-immunes des globules rouges chez L. K. Diamond. Comme Il fallait bien mettre son nom quelque part, il a "inventé" la maladie auto-immune des globules blancs. Les "auto-anticorps" contre les globules blancs se sont révélés une fausse piste, de 1958 à  1962, car il s'agissait d'anticorps induits par l'immunisation foeto-maternelle lors des grossesses. Mais, de 1962 à 1965, Dausset est reparti sur la bonne piste, grâce à l’arrivée  dans son laboratoire d'un chercheur tchèque, Pavel Ivanyi, qui lui a parlé du système H2, puis de madame Feingold qui mettra en place, à partir des données de la sérologie, le système 'Hu-La'. Vous noterez que le papier de 1965 sur le système d'histocompatibilité n'a pas été publié dans 'Nature' ou dans 'Science,' mais dans 'La Presse Médicale', ce qui veut tout dire... Le grand mérite de Dausset, exceptionnel à mes yeux, est que ne connaissant rien en immunologie, il s'est donné les moyens de tout comprendre. Il est d'abord sorti de l'erreur des ses anticorps auto-immuns en acceptant le principe de l'allo-immunisation. Ensuite, il a travaillé avec des statisticiens pour classer son système avec les résultats que l'on sait. Dans les années 1970, lorsque nous étions chez lui, il nous a écoutés lorsque nous lui avons dit que le problème de la transplantation ne relevait pas uniquement de la sérologie, mais surtout de réactions cellulaires. Je me souviens qu'il nous a demandé un jour de lui réunir toute la littérature sur ce sujet avant de partir en vacances dans sa maison de La Garde-Freinet ! Enfin, au milieu des années 1980, il a compris la révolution que constituait la biologie moléculaire pour l'étude des polymorphismes et des relations entre polymorphisme génétique et maladies. Il a alors quitté l'Inserm pour créer, grâce au don d’une collectionneuse d’art moderne, Hélène Anavi, le 'Centre d’étude du polymorphisme humain' (CEPH), cela contre l'avis des instances scientifiques. En fait, malgré le Nobel (1980), Dausset n'a jamais été accepté par ses pairs français comme un scientifique.

Un autre cas intéressant est celui du cancérologue Georges Mathé

Tout à fait. Vous savez qu'à l'origine de l'Inserm, il y a un vrai médecin-chercheur, Georges Mathé. Mais il n'a pas gardé longtemps le pouvoir de décision. Quand il s'est brouillé avec Saint-Louis à la suite de l'affaire des savants yougoslaves et qu'il est passé sur la rive gauche (Villejuif !), il est devenu l'ennemi et vous savez que la rive droite a fini par le détruire. Le premier accident nucléaire civil de l'ère moderne s'est produit en 1958 en Yougoslavie. Les Yougoslaves appellent ce jeune et brillant hématologue qui avait déjà quelques bricolages à son actif mais peu de publications. Mathé savait qu'on pouvait faire des transfusions de globules blancs, même si la technique était encore mal connue. Mais il s'est dit qu'il fallait essayer et c'est la révélation. Quand, en 1958, il a été confronté avec Léon Schwartzenberg, son assistant à Villejuif, à l'accident des irradiations des yougoslaves évacués sur Curie, il a eu l'idée de leur injecter des globules blancs et a vu que la greffe prenait. Certains malades  auraient été guéris tout seuls. Peu importe. Il constate que ces gens étaient immuno-déprimés du fait de leur irradiation et il observe qu'au bout de quinze jours, ils ont tous un rash cutané. Il décrit alors les premiers cas de maladie du greffon contre l'hôte (Gv/H), celle où les cellules du greffon poussent plus vite que ne l'aurait permis une transfusion normale et attaquent les cellules de l'hôte. À partir de là, il commence à travailler en laboratoire pour décrire la maladie du "rabougri" ou runt-disease, une maladie connue depuis 1912 (d'après I. Löwy), redécouverte par un Danois en 1942, mais ignorée des praticiens français, même les plus cultivés. Il a donc développé un modèle murin de 1958 à 1962. Puis, on a commencé à effectuer les premières greffes sur l'homme, mais sans le succès escompté. Dans son travail sur la greffe, on peut reprocher à Mathé d'avoir manqué de prudence avec certains malades, mais il faut se rappeler qu'à cette époque, les patrons de médecine avaient tous les droits. Le génie de Mathé est plutôt intuitif. Poussé par le fait d'être médecin, il devait tenter quelque chose coûte que coûte, face à des maladies mortelles. Néanmoins, son centre de greffe de Villejuif a été fermé, faute d'élèves capables de porter la discipline à maturité. Dix ans plus tard, Elianne Gluckmann reprend le flambeau. La pratique de la greffe n'a pu réussir que quand Don Thomas de Seattle a démontré qu'il fallait faire au préalable une irradiation du corps entier pour assurer la prise de greffe. En 1960, à Cooperstown, près de New York, Don Thomas avait commencé à irradier des chiens avec deux sources opposées pour tenter de faire tenir une greffe de moelle allogénique et, en 1965, il réalisera sa première greffe allogénique chez l'homme à Seattle. Georges Mathé est maniaco-dépressif, mais à qui la maladie traitée n’enlèvera pas les exceptionnelles intuitions scientifiques. Globalement et probablement en matière d'innovation thérapeutique, il est le premier, en France, à avoir compris ce qu'il fallait faire pour développer les conditions de l'innovation médicale. De fait, c'est Mathé qui a inventé le Centre Hayem. Il a également été le premier à comprendre la nécessité de créer un grand centre de cancérologie, pluridisciplinaire, avec de la virologie, de l'immunologie, de la biologie moléculaire, de l'hématologie. Il ne s'est pas fâché avec Jean Bernard, mais avec les jeunes barons qui le jalousaient : Michel Boiron, Maxime SeligmannJean Dausset et Yves Najean. Il était haï parce qu'il était créatif, supérieurement intelligent, mais aussi autoritaire et, le point le plus négatif, incapable de choisir les meilleurs collaborateurs. D'où la faillite de l'école de Villejuif, dont seul Amiel était digne. Dans un système archaïque, les pionniers tuent leurs propres initiatives dès lors que leur ego les rend aveugle : Mathé a tué son propre héritage, en choisissant les plus incapables pour lui succéder et en laissant partir les meilleurs.

Il aussi fondé l'Association pour la recherche sur le cancer (ARC)

Jacques Crozemarie était magasinier militaire pendant la guerre d'Indochine. Mis à la retraite à 50 ans, il avait postulé pour un poste dans la fonction publique où on engageait des militaires à cause de leur réputation de rigidité et d'honnêteté. Il a donc obtenu un poste d'ingénieur au CNRS et il est devenu administrateur des laboratoires de Villejuif sous Pierre Grabar. En 1967, quand André Lwoff a pris la direction de l'Institut de cancérologie (CNRS) de Villejuif, j'ai été pour la première fois témoin des malversations de Crozemarie. André Lwoff l'ayant chassé, il s'est mis en détachement et Georges Mathé l'a alors recruté pour monter sa machine de guerre, l'ARC-Villejuif, ce qui lui a permis de passer jusqu'à 45 contrats privés pour son nouvel institut (ICIG). A partir de 1969, Crozemarie a travaillé à plein-temps pour l'ARC ce qui lui a permis de côtoyer tous les grands médecins de la cancérologie de Villejuif. Il s'est tout d'abord servi de Georges Marchais qui était député-maire, en l'aidant lors d'une campagne électorale puis, quand Georges Mathé est devenu RPR, l'argent est allé au RPR. Quand on posait à Crozemarie la question sur l'origine de son combat pour le cancer, il répondait que cela lui était venu après la mort d'une tumeur du cerveau d'une amie dans sa jeunesse. Il est difficile de dire comment il est tombé. A-t-il été piégé par des escrocs plus intelligents que lui ou s'est-il piégé lui-même ? Je l'ignore. L'ARC avait des relations ambiguës avec l'Inserm. Jean-Paul Lévy et Pierre Tambourin ont fait partie de son conseil d'administration et tous les grands noms de la cancérologie comme des sciences fondamentales ont fait partie de ses conseils scientifiques. L'Inserm a soutenu la cancérologie en y mettant des sommes équivalentes à celles de l'ARC (hors salaires évidemment). Cela permettait à Philippe Lazar de soutenir des domaines scientifiques où il n'y avait pas de ressources caritatives, mais il pouvait aussi dire que la recherche sur le cancer en France était sous le joug du caritatif et non pas du CNRS ou de l'Inserm. Une unité comme l'U 119, la mienne, qui était financée en partie par l'ARC et par la Ligue, coûtait à l'Inserm la moitié de ce qu'elle aurait dû coûter, ce qui était une aide précieuse pour cet organisme, déjà en 1985,  insuffisamment financé par l'Etat.

L'Inserm n'a-t-il pas redonné vie à l'innovation thérapeutique ?

Certes, la recherche médicale et le progrès thérapeutique sont liés, mais j'ai tendance à penser que les découvertes scientifiques ne contribuent guère à la transformation de l'acte médical en France. En effet, ce qui transforme celui-ci est l'initiative du médecin obligé pour guérir son malade d'agir avec les moyens du bord. L'idée de médecine prédictive dont on parle tant aujourd'hui ne peut être considérée comme une révolution. En revanche, celle de changer un rein détruit en en greffant un nouveau en est une. Pourquoi ? Parce que vous y voyez la volonté du médecin de voir le malade survivre par tous les moyens, même contre nature ou contre les connaissances du moment. C'est l'introduction de la transgression qui fait la médecine de l'innovation. En médecine, je dirais que la révolution n'est pas seulement de nature conceptuelle, mais souvent technologique. A l'époque des premières greffes, Jean Hamburger ne connaissait rien à la génétique ni à l'immunologie. Les médecins n'avaient pas entendu parler des premiers travaux de transplantation. Dausset ne savait pas, en 1958, qu'il existait un système majeur d'histocompatibilité chez la souris. Quand ils soignaient des insuffisants rénaux, ils se disaient : "pourquoi ne pas greffer un rognon ?". C'est ainsi qu'ils ont fait avancer la pratique chirurgicale, avec des chirurgiens comme Vaysse qui n'était même pas chirurgien des hôpitaux ! Ensuite seulement, ils se sont dit qu'il n'y avait pas assez de donneurs dans les familles et ils ont essayé d'utiliser des donneurs non apparentés. Quand ils se sont rendus compte que cela ne marchait pas aussi bien qu'ils l'auraient souhaité, ils ont envisagé de créer des laboratoires d'immunologie pour comprendre. Une des beautés de la proposition médicale, confrontée à une impasse thérapeutique, c'est d'exprimer ce qu'il serait souhaitable de faire et de réaliser et d'oser la transgression, puis de créer les conditions de recherche scientifique pour la réaliser. Il en fut ainsi de la greffe, de la thérapie génique ou de l'approche des thérapies cellulaires.

N'était-ce pas la logique dans laquelle s'était installé l'Inserm en 1964 ?

On peut dire que lorsque l'Inserm s'est substitué à l'INH, il s'agissait d'installer des laboratoires en milieu hospitalier. Mais comment cela s'est il opéré en pratique ? En fait, le propriétaire des mètres carrés, c'était le mandarin, le chef de service. Donc, on le nomme responsable d'une unité de recherche' à laquelle on alloue un laboratoire. Il lui revient alors de trouver des chercheurs, mais ceux-ci n'ont le plus souvent ni l'accès aux malades, ni de fonction universitaire. En fait, les mandarins ont transformé les chercheurs en supplétifs. En réaction, on a vu se développer une sorte de haine du chercheur de base vis-à-vis du mandarin qui explique, me semble t-il, en partie dans notre milieu, l'explosion de 1968. En choisissant de faire de la génétique ou de la biologie moléculaire fondamentale plutôt que d'avoir à discuter avec des mandarins, cette aversion des chercheurs - en grande partie médecins de formation - pour le pouvoir médical a eu des effets dramatiques, en retardant de quinze ans la véritable vocation de recherche médicale de l'Inserm. Ce problème va vraisemblablement se résoudre dans la quinzaine d'années à venir mais, pour cela, il faudrait abandonner la trichotomie 'établissement public de recherche - hôpital - université'.

Le rôle de la réforme hospitalo-universitaire de 1958

La réforme de 1958 date de quatre ans avant la retraite de Robert Debré. Comme Milliez, Debré était essentiellement un grand patron traditionnel, du type de ceux qui ont exploité à fond le système mandarinal classique en ne nommant auprès d'eux que leurs élèves. En revanche, il est vrai qu'à la fin de leurs carrières, l'un comme l'autre ont participé à la révolution des mœurs en donnant les moyens à certains de leurs jeunes confrères de réaliser une révolution scientifique médicale. En réalité, le principal intérêt de la réforme de 1958 est l'instauration du plein-temps hospitalier qui a permis une amélioration des prestations hospitalières. Il faut savoir qu'avant la réforme, tous les services, quelle que soit la qualité des soins dispensés, arrêtaient de travailler à 13 h. L'après-midi, les malades restaient sous la surveillance d'internes qui pouvaient joindre, en cas d'urgence, un chef de clinique. Or, l'acte médical et la recherche qui l'accompagne, ne peuvent être conçus sérieusement que dans le plein-temps. C'est d'ailleurs ce qui explique que l'Assistance publique n'ait pu commencer à envisager sa participation à la recherche qu'après avoir réformé le fonctionnement de l'hôpital. Mais ce plein temps n'a pas eu de véritable impact immédiat sur la recherche clinique, faute d'avoir réalisé simultanément des laboratoires de transfert.

Le directeur général de la Santé, Eugène Aujaleu, a joué aussi un rôle important dans son lancement

Aujaleu a créé deux choses dans ce pays. Premièrement, ayant compris au lendemain de la guerre que la France devait disposer d'indicateurs en matière de santé, ce qui n'existait pas jusque là, à l'exception d'un recensement pour la seule tuberculose, il a créé l'Institut national d'hygiène (INH). On commençait àconsidérer que le droit à la santé faisait partie des acquis sociaux de base et il s'est inspiré de ce qui avait été fait pendant la guerre en matière de paludisme, la médecine de guerre française ayant été confrontée au continent africain. Deuxièmement, ayant connu Dausset à Alger, Aujaleu a été un interlocuteur important lors de la mise en place de la réforme Debré (1958). Dausset, qui savait qu'il n'obtiendrait rien de l'Université ni de la Faculté de médecine, a pu s'appuyer sur lui. Le projet d'installer la recherche médicale au CNRS a alors été bloqué par Robert Debré qui estimait que si on privilégiait les sciences fondamentales, on échouerait dans l'installation des nouvelles sciences de transfert et d'application. De là a surgi la réalisation de l'Inserm, initialement dirigé par Aujaleu. La première vocation de l'Inserm, au moment où il a pris le relais de l'INH, a été de constituer un corps de chercheurs plein-temps. Des gens qui auraient suffisamment d'autorité pour contre-balancer le pouvoir mandarinal. En fait, le début de l'Inserm est une lutte de pouvoir : il s'agit d'empêcher que les médecins ne continuent d'écraser la recherche. Or, la plupart des laboratoires de recherche issus de l'INH étaient dirigés par des mandarins qui recrutaient des médecins qu'on n'avait pu nommer aux concours nobles de l'Assistance publique ou de l'Université (et souvent, disons le aussi, victimes de la tuberculose et de leur exil en sanatorium, ce qui les excluait de la "carrière" : un bon exemple est Charles Salmon, qui ne pourra pas passer son internat).

Par la suite, l'Inserm semble avoir évolué vers la recherche fondamentale

Dans les années 1970, l'Inserm s'est professionnalisé avec la création d'un corps plein-temps de chercheurs, mais sauf cas exceptionnel, cela ne lui a pas permis de développer la recherche dans des problématiques médicales finalisées. Tout était centré sur les sciences fondamentales. Quand j'ai été recruté en 1973, on m'a mis en garde : “tu ne feras pas carrière à l’Inserm  en travaillant sur telle ou telle maladie, mais en devenant immuno-généticien fondamentaliste”. J'ai accepté ce boulot pendant un certain temps, d'abord parce que cela me plaisait, mais aussi parce que c'était dans l'air du temps. Puis, dans un deuxième temps, la crédibilité scientifique acquise par l'Inserm lui a permis d'envisager de renouer les liens entre la recherche et l'hôpital. Cela s'est fait très lentement. Ce type de discours a commencé de se banaliser à partir de 1978-1980, mais il a fallu une dizaine d'années pour qu'il devienne le nouvel air du temps. Il y a encore en France une résistance chez les médecins à aller vers les chercheurs (et vice versa). Leur incompréhension demeure vis-à-vis du fondamentaliste qui estime de son côté que la recherche orientée n'est pas un bon pilote. Le milieu médical ne comprend pas toujours qu'il faut laisser de la liberté aux chercheurs. Peut-être faudrait-il créer un corps d'individus, que j'appellerais des biologistes éclairés, des gens qui seraient chargés de faciliter le passage de l'innovation à l'application. Dans cet espace, le rôle de l'Inserm serait irremplaçable. Il ne faut plus que les commissions scientifiques nous pénalisent comme elles ont pénalisé en leur temps Jean Dausset ou d'autres, pour faire aussi du finalisé de "pointe" !

Une nouvelle génération de médecins chercheurs, les révoltés de Saint-Louis

En 1972-1973, nous avons constaté que nous ne pouvions plus nous développer sur Saint-Louis. Les mandarins occupaient trop de place et ne voulaient pas en céder à des gens considérés comme des révolutionnaires. Tout cela parce que François Kourilsky venait de refuser d'être agrégé ! A l'époque, les barons de Jean Bernard - Boiron, Seligmann et Dausset - se regardaient en chiens de faïence pour savoir lequel hériterait du royaume. Il y a donc eu une véritable rupture dans la succession. En fait Jean Bernard ne s'exprimait jamais en vrai mandarin (au sens étymologique du terme). On dit qu'avec le Général Juin, ils avaient en commun qu'aucun de leurs subordonnés n'a jamais su ce qu'ils pensaient d'eux. Parmi les enfants prodigues de Jean Bernard, une fois Georges Mathé parti à Villejuif, François Kourilsky et Jean-Paul Lévy ont initié une vraie révolution des pratiques en France ! François, qui  appartenait à une grande famille médicale, avait refusé de passer l'agrégation (qu'on lui offrait comme à tout fils de patron) pour faire une carrière de chercheur plein-temps à l'Inserm. Les gens disaient qu'il pouvait se le permettre car tous les fils de patrons étaient nommés, mais je sais qu'il avait fait ce choix en militant. A Saint-Louis, il avait cumulé la haine des autres, en étant à la fois un militant et un chercheur brillant. Il est alors parti du constat que tout développement était impossible sur place. Au mieux, il pourrait agrandir son laboratoire d'une pièce, mais cela ne resterait jamais que le 'groupe Kourilsky' auquel il ne pourrait pas adjoindre six ou sept équipes pour développer autant de technologies qu'il était souhaitable. A l'époque, François Kourilsky et Jean-Paul Lévy travaillaient ensemble en immunologie des tumeurs. Nous sommes alors partis à Marseille et Jean-Paul Lévy est allé à Cochin. En 1976,  François a créé le Centre d'Immunologie de Marseille luminy (CIML) qui est l'une des plus belles créations de la France post-soixante-huitarde à l'extérieur de Paris dans le domaine de la biologie. Il a donc non seulement contribué au changement des pratiques scientifiques dans ce pays (le plein temps dans la recherche médicale), mais il a aussi été le promoteur de la décentralisation des centres de recherche avec évaluation, en mettant un terme au développement de la recherche en région selon le seul bon vouloir des mandarins de province.

 
Le barre de Luminy, au dessus de Marseille dont on distingue au fond la cathédrale N.-D. de la Garde


Le
Centre d'Immunologie de Marseille-Luminy


Quelle fut la genèse du Centre d'immunologie de Marseille Luminy (CIML) ?

François Kourilsky pensait qu'il fallait, primo, rassembler dans un même lieu une somme de technologies et de gens jeunes (ceux qui sont descendus étaient CR1), c'est-à-dire continuer à professionnaliser la recherche tout en constituant des plateaux techniques (interdisciplinaires). Secundo, imaginer un système où le directeur serait renouvelé tous les quatre ans et qui fonctionne en petites équipes (un chercheur ou deux, deux étudiants et une technicienne), selon les principes de l'autogestion. Il a présenté son projet à Constant Burg, directeur de l'Inserm et à André Berkaloff, directeur des sciences de la vie au CNRS. Berkaloff et Burg étaient des hommes du service public, convaincus de la nécessité de décentraliser la recherche française. Quand on leur a proposé de créer une structure décentralisée avec des gens volontaires pour le départ en province, ils ont marché. À l'origine, nous étions à peu près 80 prêts au départ. Finalement, on s'est retrouvé à sept parisiens effectivement descendus ! Au début, le Centre de Luminy devait être monté avec des collègues parisiens comme Hervé Fridman, Bernard Tavitian ou Jacques Benveniste. Mais Benveniste est resté avec Jean-Claude Salomon : il venait de monter sa section du Parti socialiste à Saint-Cloud ; il n'est donc pas venu. Tavitian hésitait à aller à Lille et Fridman a refusé de venir parce qu'on ne lui proposait pas de complément financier. Donc, au début, il n'y a eu que François Kourilsky, Pierre Golstein (arrivant de Londres) et moi-même pour descendre à Marseille. Ensuite Yves Manuel, un lyonnais, a accepté de nous rejoindre avec son équipe. Sur place, Michel Fougereau et Michel Delaage et leurs équipes ont rejoint le projet.

Vous avez été l'un des pionniers dans cette affaire

J'ai accompagné le mouvement initié et finalisé par François Kourilsky tant le projet lui doit tout ! D'ailleurs, c'est Hervé Fridman qui eut l'idée de proposer à Kourilsky de quitter Paris ! Sans son insistance, François aurait-il quitté Paris ? En fait, il poursuivait simultanément plusieurs avenues très précises que nous n'avons perçu que progressivement.
1) Il avait constaté que sur Paris, aussi bien à Saint-Louis qu'à Villejuif, le modèle mandarinal avait été un échec pour le développement compétitif de la recherche en hématologie et en cancérologie, du fait en particulier de l'isolement des différentes équipes, plus compétitives que coopératives, et de l'absence de masse critique des plateaux techniques. Et à l'époque, même si la science était bonne, à Strasbourg chez Chambon, le modèle lui paraissait trop vertical pour se pérenniser; Il devait donc être diamétralement opposé.
2) Son post-doctorat passé à New-York chez Baruch Benacerraf lui avait apporté deux  idées forces :
- une bonne recherche nécessite plein temps, services communs de haute qualité et financement généreux sans être excessif;
- une masse critique, afin que ne se reproduise jamais la mésaventure de Benacerraf, obligé de quitter la France au début des années 1950 faute de recrutement à l'Université ou au CNRS et faute de conditions satisfaisantes de travail chez Bernard Halpern; C'est donc ainsi que le concept d'un centre de recherche, avec une direction tournante tous les quatre ans et une administration forte avec un secrétaire général pérenne, la mutualisation totale des ressources, des petites équipes de 2-3 chercheurs statutaires au plus, des plateaux techniques pointus a vu le jour ! L'enseignement de même s'est développé et la valorisation est devenue un sujet prédominant dès 1979 ! Le seul échec a été, du fait de l'archaïsme de la faculté de médecine de Marseille et son rejet des "étrangers", donc l'insertion en médecine.

Les débuts du CIML furent marqués par des relations difficiles avec la Fac de médecine

Une fois la décision pris de créer le centre d'Immunologie, nous sommes descendus sur le campus de Marseille où nous avons découvert, à Luminy, un bâtiment de recherche de 2000 m2 construit pour un professeur de la Faculté de Médecine, Serge Lissitzky, qui avait passé convention avec l'Inserm pour cette construction, mais qui nous l'a abandonnée, la faculté ayant décidé de l'héberger dans ses locaux propres à la Timone. Quand nous sommes arrivés à Marseille, il y avait trois projets dans les intentions de François Kourilsky : 1) créer le premier gros centre de recherche en immunologie au sud de la Loire ; 2) créer un enseignement compétitif en immunologie ; 3) entretenir des relations très privilégiées avec l'hôpital et la médecine. Dix huit mois plus tard, un quatrième projet s'est ajouté aux précédents : créer des entreprises et 'Immunotech' a été lancé en 1980. Le centre de recherche de Luminy est devenu très vite compétitif, l'enseignement était l'un des meilleurs au sud de la Loire grâce à Michel Fougereau, mais en médecine, nous avons connu un échec à cause du caractère rétrograde de la faculté et de son doyen césarien de l'époque, Maurice Toga. Quand nous sommes arrivés, l'accueil a été tel du côté médical que, douze ans durant, nous n'avons eu aucune relation avec la médecine marseillaise. Nous avons créé un très bel institut de recherche fondamentale, mais qui était aussi un magnifique ghetto à cinq kilomètres de Sainte Marguerite. Certains d'entre nous étaient frustrés de ne pas avoir accès à l'hôpital et à la recherche clinique. C'est alors que, sans me prévenir, en 1977-1978, François Kourilsky avait commencé à négocier avec la faculté de médecine pour qu'on me nomme professeur. Mais je voulais continuer de faire de la recherche et j'ai refusé. Cela a bloqué toute coopération. Une nouvelle tentative a été faite par Michel Fougereau dans les années 1980, suivie d'un échec retentissant avec un retrait des propositions faites par le Doyen Toga pour nommer Fougereau en médecine.

Quel bilan faites-vous de cette politique de décentralisation ?

L'effort de décentralisation a contribué à créer certains pôles dynamiques, comme Nantes, qui compte l'un des meilleurs directeurs d'hôpitaux de France et quelques bonnes unités de recherche. Ailleurs, il est vrai que la situation est différente, avec à Bordeaux par exemple ou à Rennes, des problèmes d'antagonismes entre structures. La situation est un peu particulière dans une région éclatée comme Provence – Alpes – Côte d'Azur où l'on avait dans les années 1980 un Conseil régional d'un bord et un Conseil général de l'autre, une mairie amorphe, des universitaires très nombreux, mais le plus petit nombre de DEA de France en biologie, quelques laboratoires de recherche de qualité mais aussi pas mal de vieux loups.

Revenons à l'Inserm, comment Philippe Lazar considérait-il cette politique de décentralisation ?

Dans les années 1980, la décentralisation s'est heurtée aux réticences de Philippe Lazar. On le sait, celui-ci prétendait agir au nom de l'excellence scientifique et de l'élitisme. Pour un dialecticien comme Lazar, c'était naturellement beaucoup moins coûteux de faire de l'excellence à Paris, mais c'est de la mauvaise logique car la recherche, c'est d'abord un problème économique. Lazar est rentré aux affaires en 1982, en nous annonçant que nos budgets seraient à 75% couverts par l'Inserm. Dix ans plus tard, en 1991, il nous annonçait qu'ils ne le seraient plus qu'à 51%. Bien entendu, Paris et sa région ont la masse critique, mais c'est également là qu'il y avait le plus d'unités de recherche à fermer et le plus de canards boiteux et aucune aide des collectivités territoriales. En région, en revanche, on pouvait fabriquer des groupes d'intérêt mixtes en faisant participer la région, les conseils généraux, les mairies et les industriels au financement de la recherche. Les locaux et le logement des étudiants coûtent beaucoup moins cher en province qu'à Paris. Construire à Luminy un bâtiment de 2 000 m2 coûtait 16 MF, alors que les 4 000 m2 de Luc Montagnier ont coûté 140 MF à Pasteur. Au vrai, Lazar ne supportait pas plus l'affaire de Luminy que les idées de François Kourilsky. En 1992, sans l'intervention du ministre, il aurait probablement fermé le Centre d'immunologie en séparant la partie Inserm de la partie CNRS et cela pour des raisons purement idéologiques. En même temps, il y avait une quasi-incompatibilité idéologique entre lui et François Kourilsky. Ce dernier était un fantastique manœuvrier. Quand on se présentait comme Marseillais, tout le monde savait que c'était l'Ecole Kourilsky qui montait à Paris. Quand François n'était pas content de quelque chose, il trouvait toujours un journaliste à qui il soufflait la leçon, de façon à ce que cela sorte dans la presse sans que lui même ne soit cité. Il m'envoyait à sa place aux réunions annuelles des directeurs d’unités Inserm auxquelles il n'accordait d'ailleurs pas beaucoup d'importance. Dans ces réunions, les petits directeurs d'unités posaient maladroitement quelques questions auxquelles Philippe Lazar donnait des réponses cinglantes en les écrasant de son mépris. J'étais un des rares à m'accrocher avec lui. Un jour je lui ai demandé, devant les 400 directeurs, sur quelles bases il affectait les budgets des laboratoires, puisqu'en l'absence de comptabilité analytique, il ignorait le coût de la recherche dans les domaines concernés ! Je lui ai aussi reproché de ne pas respecter le coût moyen d'un chercheur dans ce domaine tel qu'établi chez Jean-Paul Lévy et chez Pierre Chambon (170 KF). Mais sa dialectique était redoutable, il était d'une mauvaise foi politique, pire que ne pouvait l'être celle de Mitterrand.

Donc une opposition entre le jacobinisme centralisateur de certains et l'autogestion postmoderniste des autres…

Philippe Lazar est un homme de grandes qualités, mais avec d'horribles défauts comme cette tradition 'CERES' de gauche hyper-rationnelle et athée, de marxisme a-communiste assez particulière dans sa relation à la science, surtout dans notre pays. Une espèce de froideur rationaliste au fond assez peu vendable. Le Lazar post-68 est un jacobin de la pire espèce, très craintif du mandarin et finalement complètement ignorant de la recherche en biologie. En fait, cette famille d'esprit rassemble des gens qui sont à la limite du rationalisme et de l'idéologie. C'est cette famille d'esprit qui a éliminé Albert Camus et l'humanisme du champ intellectuel de l'époque. Ils n'étaient pas communistes, mais ils avaient trouvé la famille la plus proche, le 'CERES'. Je connais Lazar depuis 1968, lorsqu'on a occupé ensemble le siège de l'Inserm dans le 16ème arrondissement de Paris et j'ai suivi sa très belle carrière de 'passionaria'. Il était le porte-parole d'une autonomisation de la recherche plein-temps vis-à-vis du monde hospitalo-universitaire. Dans ce type de discours, le mandarin était l'ennemi auquel les chercheurs - Lazar, Kourilsky, Josue Feingold et Jean-Pierre Bonvalet, toutes les grandes figures de l'Inserm révolutionnaire - devaient enlever les unités de recherche. Un premier schisme s'est alors produit au moment de l'émergence de la CFDT, une cassure philosophique entre François Kourilsky et Philippe Lazar. Cela explique d'ailleurs bien des choses sur le fonctionnement de l'Inserm et du CNRS, par exemple sur leurs antagonisme en matière d'aménagement du territoire. La CFDT prônait l'autogestion, ce qui l'opposait au jacobinisme du SNCS. Autrement dit, Lazar a raté le post-modernisme que constitue l'autonomie des structures, alors que Kourilsky l'a réussi. Mais pour ce faire, ce dernier a dû quitter Paris.


L'Inserm des années Lazar

Comment fonctionnait l'Inserm dans les années 1980 ?

L'Inserm de Philippe Lazar était un institut organisé dans le plus pur esprit jacobin centralisateur. Lazar avait placé ses copains au CODIS, mais cela posait le problème de la coexistence d'un shadow cabinet aux côtés du conseil scientifique officiel. Certes, il y avait des réseaux et des organigrammes fantastiques, ce qui ouvrait des espaces de circulation, mais aussi fallait-il que ce dispositif ne serve pas seulement à amuser la galerie. C'est ainsi qu'il a réussi à faire disparaître les syndicalistes du paysage de l'Inserm. En vrai trotskiste, pour ne pas être ennuyé, il les avait tous placés autour de lui, pris en otages. Depuis longtemps, on ne voit plus de vraies revendications syndicales à l'Inserm. Nous n'arrivons même plus à renouveler les effectifs des responsables syndicaux dans notre métier. Quant à la réforme du statut, en 1984, elle faisait des chercheurs des fonctionnaires, rien de plus. Les EPST (qui existaient en fait déjà sous un autre nom) ont été créés sans autonomie, sans budget récurrent, sans plan pluriannuel. Comme avant, il fallait chaque année aller négocier son budget à Bercy. Dans l'Inserm des années 1980, les impulsions scientifiques importantes ont été apportées par les pères fondateurs de la biologie comme Jean RosaAndré CapronMaxime Seligmann, François Kourilsky, Jean-Paul Lévy. Philippe Lazar, lui, a apporté une sorte de savoir-faire de gestion à petits risques. Il n'avait aucune politique scientifique. A cause de ce système, beaucoup de chercheurs français sont restés en Suisse ou aux Etats-Unis. La seule contribution de Lazar à l'Inserm en tant que polytechnicien, statisticien et homme politique, a été d'exiger que le recrutement des directeurs d'unités se fasse par évaluations comparatives annuelles, en limitant le mandat des directeurs à 4 ans, renouvelable 4 ans, avec un total de 12 ans. Malheureusement, il ne s'est pas suffisamment préoccupé des problèmes de gestion et il n'a pas instauré l'évaluation analytique des coûts, de même qu'il n'a pas informatisé l'Inserm. Et l'évaluation comparative par année a fait perdre à l'Inserm des hommes et des femmes de grande qualité : ce système a bureaucratisé la sélection des directeurs de laboratoire ! De toute façon, Lazar était hostile à toute structure dépassant 10 à 20 personnes, de peur de créer des baronnies qu'il ne pourrait plus contrôler (cf. le syndrome des problèmes laissés par l'empire Mathé). En fait, Lazar avait quitté Villejuif avec le cauchemar des licenciements opérés de son temps pour les postes créés sous Crozemarie. Mais sa politique de prudence a mené à 20 ans de conservatisme. Sous lui, l'Inserm a raté le passage à la recherche à grande échelle et la France s'est retrouvée une fois de plus en retard d'une époque, ayant raté le passage à la biologie du haut débit.

Une illustration de la gestion de la recherche à l'époque : l'affaire de la mémoire de l'eau

Jacques Benveniste est la victime de la collusion entre un désir politique, évaluer les médecine douces, et le rationalisme Lazarien. En l'occurrence, qu'est ce que la recherche publique peut faire pour la pharmacie homéopathique ? Sous la droite, on n'avait jamais pu faire une évaluation officielle des médecines dites 'douces'. D'où la question, nous, les rationalistes de gauche, ne pourrions nous pas faire mieux ? Evidemment, il y a eu des dérives comme Georgina Dufoix avec sa clinique d'évaluation des médecines douces et sa photo sur un cheval blanc camarguais ! Et Benveniste, un chercheur des plus rigoureux issu d'une grande famille universitaire, mais également un esprit paradoxal qui s'est dit qu'il y avait là une opportunité extraordinaire. Dans son labo d'immunopharmacologie, il avait découvert le PAF-acether. Il  discute donc avec Lazar de la possibilité de tenter une évaluation scientifique de l'homéopathie. Il a alors été abordé par des gens de chez Boiron, ce qui l'a amené à présenter un protocole expérimental qui nous paraissait très intéressant, hyper-rationnel, symbole de la gauche cartésienne au service de l'évaluation médicale. Mais les premières difficultés sont apparues quand il a demandé aux laboratoires Boiron la composition des produits, ce qu'on lui a refusé. Il a alors posé comme hypothèse qu'ils utilisaient des stéroïdes à fortes dilutions. Son premier travail a donc consisté à diluer des stéroïdes et à regarder jusqu'où cela empêchait leur dégradation. Les choses ont débuté ainsi, de manière tout à fait raisonnable, puis il y a eu une dérive psychopathique. Dans ses expériences, Benveniste trouvait des faits qui ne lui paraissaient pas explicables. Il s'est alors produit une grande confusion entre le fait expérimental des hautes dilutions et une construction théorique sur laquelle il s'est emballé, la mémoire de l'eau. Mais au départ, et j'insiste, il s'agissait uniquement d'un contrat d'Etat destiné à évaluer l'homéopathie. Dans cette affaire, on retrouve des ingrédients mitchouriniens typiques, comme cette foi incroyable dans les capacités rationnelles d'évaluer des pratiques qui vous mènent à la marge de la raison.

Quelle fut la responsabilité de l'Inserm ? 

L'Inserm de 1982 est l'enfant des socialistes. Vous vous doutez bien que ce n'est pas innocemment qu'on a nommé Philippe Lazar après son fameux rapport pour les Assises nationales de la recherche. Ou bien l'intéressé devenait ministre de la Recherche et de la Technologie à la place de Jean-Pierre Chevènement, ou bien on le mettait dans une structure où il ne concurrençait pas celui-ci. Pour Benveniste, l'histoire de l’eau commence là, lorsqu’il est sollicité par Lazar pour évaluer l’homéopathie, avec les dérives et les anomalies que je viens d'évoquer. Lazar les a couvertes parce qu'il continuait de penser que l'école rationaliste de gauche était capable d'aborder le problème avec sérénité et on a demandé à Alfred Spira de suivre l'affaire et d'essayer de trouver une porte de sortie pour l'institution. Dans la mesure où l'histoire Benveniste est à la jonction de l'histoire des sciences et de l'histoire politique, elle est intéressante et symptomatique d'une époque pas très lointaine où Lyssenko créait la génétique mitchourinienne. Une partie de la gauche française pense que tout est rationnellement explicable. C'est une très belle idéologie qui rend Philippe Lazar digne d'admiration, même si elle en a égaré plus d'un. Avec la mémoire de l'eau, il n'a pas agi en tant que directeur de l'Inserm, mais en tant que chercheur, fier d'avoir mis en place un processus d'évaluation rigoureuse des pratiques médicales parallèles. Son mobile n'était pas de sauver Benveniste, même s'il a refusé de le mettre à la porte et cela malgré de nombreux conseils. En effet, il estimait qu'en chaque domaine, tout est évaluable. Mais il n'a pas été compris et il est intéressant de noter que, dans le livre qu'il a écrit à l'époque (Les explorateurs de la santé, O. Jacob, 1989), il se révèle incapable d'analyser sa propre réaction.

De même, la recherche publique ne semble pas avoir été réactive en matière de génomique

En 1984, l'un des grands biologistes moléculaires américains, Leroy Hood, avait décidé de se consacrer à l'automatisation du séquençage afin d'acquérir des instruments nouveaux pour décrypter le génome humain. A cette époque, je dois reconnaître que je n'en ai pas compris l'intérêt et, pas plus que d'autres, je n'ai su conseiller à Philippe Lazar de créer le dispositif adéquat pour une recherche à grande échelle (big science). Pourtant, nous allions tous à des congrès où cela commençait à émerger. Parmi les éléments de réticence, il se peut que les généticiens de Pasteur, des gens comme Piotr SlonimskiFrançois JacobJacques MonodPierre Chambon, aient craint d'y injecter des moyens et d'en manquer ensuite pour le reste de la recherche cognitive. Souvent, en France, les gens informés prennent peur devant l'immensité des dépenses à consentir. Pour ce qui concerne le groupement génome lancé par le ministère de la Recherche - le GREG -, je dirais que celui-ci est mort  faute de combattants. Quand vous identifiez un programme prioritaire et que vous ne trouvez pas de porteurs de projets à la hauteur des enjeux, cela ne peut pas marcher. Ni Piotr Slonimski, ni Bertrand Jordan, ni aucun autre n'ont accepté de travailler vingt quatre heures sur vingt quatre à créer l'usine génomique et à se bagarrer pour la faire fonctionner. Le vrai problème est qu'en France personne n'était préparé à aller chercher des roboticiens, des bio-informaticiens, pour faire des appareils, automatiser, lire et former rapidement des algorithmes de bio-informatique, l'avenir du génome étant la mise en commun d'un grand projet. Cela aurait dû se faire dans un polytechnium comme Caltech, mais cela n'existe pas chez nous, le CNRS ayant raté sa pluridisciplinarité et fonctionnant en chapelles séparées. Le polytechnium ne fait pas partie de notre culture ou de nos constructions. Mais, même si c'était le cas, le physicien se demanderait si le pouvoir dans cette structure revient au médecin, au chimiste ou au directeur du CNRS. De 1984 à 1995, la contribution des Français s’est limitée à découvrir un gène et à en faire la séquence et à empêcher le CEPH et Cohen d'entrer dans l'ère de la 'big science'. La recherche française est une recherche artisanale. Les Américains, qui ont connu le taylorisme, ont transformé le travail artisanal de la séquence du génome en un système qui marche nuit et jour, les données étant transférées automatiquement dans des ordinateurs, avec des algorithmes d'analyses permettant de saisir les grands nombres. Pour faciliter les choses et sortir de la radioactivité, ils ont inventé les colorants fluorescents pour ensuite avoir une vision par laser. Ils ont créé les conditions de l'automatisation des procédés. 

Pourtant le Généthon mancé par l'AFM a été un succès

Daniel Cohen avait compris que la vrai recherche était désormais faite de séquences complètes, non de séquences partielles. Il en a parlé à Jean Dausset qui a décidé de créer une fondation et l'affaire a finalement donné le mariage CEPH-Généthon. Ils ont montré qu'ils pouvaient faire vite, mais rien n'est venu prendre le relai ensuite. Ce qui est en cause, ce n'est pas les sommes que Daniel Cohen voulait gagner, mais le changement d'échelle. Lorsqu'il a vu qu'il y avait des choses à faire au niveau des maladies polygéniques, diabète, hypertension, il a demandé à s'associer avec 'Millenium', une société privée. Mais l'un des problèmes était de savoir à qui appartenait l’ADN collecté chez les donneurs de Dausset et qui relevaient, en principe, du domaine public.  Là, il y a eu un clash, en fait Cohen a quitté le CEPH de peur de perdre la bataille des brevets. Le problème en France est que nous répondons mal aux révolutions rapides de la recherche. Dans la mathématique, le spatial ou la physique, la France - l'Europe - est plus compétitive que les Etats-Unis parce qu'elle sait gérer le long terme en prenant des risques, i.e. en investissant. Ce système de réactions lentes a certainement des vertus, mais il crée des situations désespérantes dans le cas de sciences à évolution de plus en plus rapide. La génomique, la pharmaco-génomique, représentent le médicament de demain, mais nous ne dominons aucun des éléments de la chaîne. Nous ne sommes pas maîtres de la génomique de base, ni de la génomique intermédiaire et nous ne tenons plus l'industrie pharmaceutique. Les outils qui nous permettent de passer à un stade 'A' changent qualitativement à une telle rapidité qu'on ne peut plus programmer au-delà de cinq ans. Le rythme des changements dans les sciences n'est pas une constante. Il est possible que cela se calme et qu'on tombe dans une période où il faudra, dans des délais rapides, mais avec une approche systématique du type "envoyer un vaisseau dans l'espace", recréer les conditions de faire la fusée Ariane.

Dans quelles circonstances l'Inserm a-t-il lancé le dispositif des Instituts Fédératifs de Recherche (IFR) ?

Philippe Lazar a eu sa période faste pour la recherche sous Chevènement et Curien, i.e. jusqu'à la fin des années 1980. Puis, quand il a vu que Michel Rocard ne la finançait plus (à partir de 1988), il a abordé le virage en espérant devenir ministre de la Santé et il s'est totalement désintéressé du quotidien de l'Inserm. De 1989 à 1996, on a vécu des années de vaches maigres et Lazar a cherché à débloquer la situation en créant le concept d'IFR, c'est à dire en mutualisant, à l'échelon des sites, sur l'université, le CNRS et l'Inserm. De son point de vue, c'était une façon réaliste de revoir les choses mais les autres partenaires ne l'ont pas perçu de la même manière. Le CNRS n'étant pas l'inventeur des IFR a été réticent et, encore aujourd'hui, il ne les reconnaît pas en termes de structures, au point qu'il n'y affecte pas de personnels. Par ailleurs, pour la plupart des hommes politiques et des responsables stratégiques français de la recherche, à l'époque nous allions vers l'Europe et toutes les réunions à Bruxelles tournaient autour des pôles d'excellence. La politique des petites unités créées puis fermées dans des fonds de couloirs d'universités ou d'hôpitaux qui avait été celle de Philippe Lazar pendant des années, devenait caduque. La seule manière d'être en compétition avec Cambridge, Oxford, Milan ou Rome était de créer des structures identifiables, des instituts de recherche avec un urbanisme, une existence. Il a compris qu'il s'était trompé pendant quinze ans, ou plutôt qu'on ne pouvait plus fonctionner avec des infrastructures peu nombreuses, peu coûteuses et peu spécifiques qui avaient été compatibles avec une recherche biologique se limitant à un incubateur, une hotte, une ultracentrifugeuse, sans grand équipement, sans bio-informatique, sans physique, sans imagerie, sans pluridisciplinarité, sans animaleries, sans génomique, sans robots. Il a donc créé le concept d'IFR, puis il a laissé l'interprétation se faire et cela s'est décliné de trois façons différentes. Certains ont opté pour l'institut thématique, c'est ce que nous avons fait, avec Pierre Chambon à Strasbourg et Jean-Paul Lévy à Cochin, autour de la cancérologie et de l'immunologie à Marseille - U 119 : recherches sur la cancérologie et la thérapeutique expérimentales -, disciplines qui incluaient pour nous implicitement la génétique. Cette déclinaison assez cohérente a tout de suite trouvé sa dynamique avec pour effet de doter ces IFR de plateaux techniques avec des personnels en quantité suffisante. D'autres ont fait des IFR de site poly-thématiques qui permettent de créer un minimum de collectifs autour des unités de recherche qui étaient éclatées, sans contact, dans une université. Les unités de recherche étaient Inserm, CNRS ou universitaires. La troisième déclinaison s'est faite en regroupant dans un IFR la totalité de l'existant identifié 'recherche'. Dans ce cas, il y a plusieurs sites, plusieurs thèmes, pas de grande administration. Ce n'était pas une question de décentralisation, ni de régionalisation, juste une étiquette. Quelques années plus tard, le ministère a lancé des appels d'offres et les bons IFR ont eu de bonnes dotations financières, les IFR moyens ont eu un peu moins et les troisièmes sont des IFR sans dotation.

C'est ainsi que vous avez installé l'IFR 57 

Au bout du compte, je dirais que cette stratégie d'IFR a été intéressante et nous avons eu une manne financière non négligeable. J'ai ainsi récupéré 20 MF de l'ensemble des collectivités territoriales : région, Conseil général et mairies de la région Provence-Alpes-Côte d'Azur (PACA). Pour les obtenir, j'ai expliqué à J.-C. Gaudin, le maire de Marseille, que 30 MF de salaires (Inserm, CNRS, Inra, IRD, etc) tombaient tous les ans, que cela partait chez les commerçants, payait la TVA, assurait des emplois et que puisque l'Etat mettait 30 MF et les collectivités seulement 20 MF, nous n'étions pas dans la parité. Ce raisonnement a marché, mais les financements des collectivités territoriales se sont taris dès lors qu'elles ont compris qu'ayant donné beaucoup, elles avaient reçu relativement peu. De plus, dans les lois de décentralisation, elles n'ont ni la recherche ni l'enseignement supérieur, ce qui rend ces opérations très délicates. Pour nous donner de l'argent, le Conseil général est obligé de biaiser par la création d'emplois et la Région par la Santé ou la Recherche. L'Université apportait un peu d'argent par le biais des plans pluri-formations (PPF), ensuite, pendant un moment, elle a accordé des postes, enfin la Mission scientifique universitaire (MSU) s'est mise à donner des financements par appels d'offres. Aujourd'hui, l'Institut de cancérologie et d'immunologie de Marseille a atteint une taille raisonnable. Il regroupe autour du centre anti-cancéreux - l'Institut Paoli-Calmettes - une demi douzaines de laboratoires dont le CIML dirigé par Bernard Malissen, l'unité 119 de cancérologie expérimentale dirigée par Françoise Birg, l'unité 379 d'économie de la santé dirigée par Jean-Paul Moatti, qui a permis à l'IFR de développer un pôle de sciences sociales.
 

Vous avez alors entrepris de développer vos relations avec la clinique

Depuis le début, je défends le concept de laboratoires de transfert vers la clinique, l'intégration de la recherche fondamentale au sein de l'hôpital public, en recherchant un continuum 'recherche fondamentale-recherche finalisée'. La nouvelle unité mixte de recherche, l’UMR 599 en cancérologie, est une structure qui vient de recevoir l'accord de Christian Bréchot, le nouveau directeur général de l'Inserm. Avec Bertrand Jordan nous nous sommes fixés des objectifs simples : installer des technologies avancées pour le génome et la clinique, puis une animalerie transgénique. Actuellement, nous nous lançons dans la protéomique. Nous aurons donc des plateaux techniques importants communs avec Luminy, des recherches de financement, des constructions, des personnels et des projets scientifiques mutualisés. Dans cette structure sont intégrés les surfaces, les personnels, les financements de l'Inserm, tout comme ceux de l'hôpital dédiés à la recherche. Les financements sont à parité avec 13 MF de chaque partie ! Nous doublons donc les moyens et les surfaces, et la politique ainsi mise en place est pérenisée par une convention signée qui fait de cet ensemble un institut de recherche sur le cancer. C'est une unité mixte Inserm-hôpital mais, pour être politiquement correct envers le ministère, nous ajoutons l'université dans l'intitulé, bien que celle-ci n'apporte pas grand chose.

Quid du développement de la recherche clinique ?

Parmi les ingrédients indispensables au renouveau de la recherche clinique, il y a d'abord la modernisation de l'hôpital. Tant que l'hôpital n'a pas été accueillant pour la recherche clinique, l'Inserm a dû et est resté fondamentaliste. Si on prend le cas de Paris et de l'hôpital Saint-Louis, on constate que l'Institut de Jean Bernard est resté pour certains de ses chercheurs une sorte de ghetto au sein de l'hôpital. En fait, les différentes assistances publiques de Paris et de province et les facultés de médecine ont demandé de l'argent à l'Inserm, alors qu'elles disposaient de budgets considérables dans lesquels elles auraient pu puiser un petit pourcentage destiné à la recherche. C'est ainsi que 0,5% du budget de l'Assistance publique de Marseille représente plus que ce qui est distribué par l'Inserm pour l'ensemble de la région PACA ! Le budget de l'Inserm était de l'ordre de 1,7 MF (1991) pour toute la France alors que celui de la seule Assistance publique de Marseille était à lui seul deux ou trois fois supérieur. Le seul point positif de la fonctionnarisation (1984) est que, théoriquement, nous appartenons désormais tous au même système. Il va donc bien falloir que l'on fasse des mélanges. Que l'on accepte qu'il y ait des gens des EPST dans les conseils d'administration des hôpitaux et vice versa. Mais on peut se demander si la seule incitation financière suffit pour faire de la bonne recherche. Pour faire une bonne clinique donc de la bonne recherche, il faut à la fois une excellente université, le plein temps et enfin de l'argent, mais de surcroît, un tissu industriel innovateur. Il y a là un problème lié à la dé-médicalisation de l'Inserm. Il paraît difficile qu'un scientifique pur puisse aborder un problème ou une orientation médicale spontanément. Je veux dire s'il n'est pas confronté à des cliniciens qui vont lui apporter des problèmes à résoudre.

Quid des relations de la médecine et de la pharmacie ?

Désormais, on ne peut plus rien faire sans des technologies de pointe. Or les moyens de participer aux grandes révolutions technologiques du moment passent par une relation avec l'industrie grâce à des programmes orientés. Mais en matière de santé, ce type de partenariat reste trop faible. Il y a quelques disciplines, comme en cardio-vasculaire ou en neurobiologie, où se font des choses intéressantes. Mais entre le nombre des molécules neuves mises sur le marché par 'Ciba-Geigy' ou par les Américains et la France, il n'y a pas de quoi se gargariser. Les premières boîtes de biotechnologie françaises ont cinq ans de retard sur les Américains. Elles fonctionnent avec du personnel prêté par l'Éducation nationale ou par la Recherche, ce qui leur évite de prendre en charge les salaires tout en se dotant des meilleurs chercheurs. Quand on fonctionne comme ça, on a les pieds fragiles. On prend des créneaux qui ressemblent aux coopératives laitières de l'Ouest de la France : on ne transforme pas le lait, on se contente de poser ses deux bidons sur le bord de la route pour faciliter le ramassage. Prenons l'exemple des anticorps monoclonaux en thérapeutique. Toutes les industries américaines en préparent aujourd'hui en médecine humaine, les Français savent le faire, mais en ont à peine commencé l'industrialisation. On a initié une grande étude sur la prévention du rejet du rein chez 135 malades, suivie par une licence chez 'Mérieux', mais la troisième phase, européenne, n'ayant pas démarré, nous avons dû utiliser des anticorps isolés en 1984. En 1987 on a licencié avec Mérieux un anticorps pour la prévention du rejet de greffes que nous avons tenu à présenter dans des articles du 'Lancet' et du 'New England Journal of Medicine'. Pendant ce temps, Hoffman-Laroche avait fait humaniser deux autres anticorps en phase I, alors que Mérieux n'avait même pas commencé pour le notre. En résumé, la France avait une bonne recherche d'excellence, mais des possibilités limitées de développement, ce qui a posé,  à terme, la question de sa crédibilité en matière de transplantations ou d'applications de l'immunologie en cancérologie. L'industrie sait qu'il y a beaucoup de laboratoires de qualité dans la recherche publique, même s'il y a nombre d'équipes médiocre ou qui prétendent avoir de grandes qualités simplement parce qu'elles travaillent au sein d'une Assistance publique. Mais trop souvent, les industriels voyant que nous sommes à la fois Inserm et Assistance publique estiment que nous disposons pas de moyens suffisants.

Luminy a permis le développement de filiales comme 'Immunotech' et d'autres

J'ai vu naître Immunotech, en 1981, avec tous les handicaps structurels de l'archaïsme français - un capital dix fois inférieur à celui que la même boite aux Etats-Unis collectait pour démarrer, avec comme principaux scientifiques des professeurs d'université détachés pour trois ans et continuant de recevoir leur salaire de l'Etat - mais l'absence de professionnels de la finance et du management industriel et aussi une prégnance de l'Inserm et du CNRS, considérant que tout ce qui avait été fait leur appartenait et cherchant à faire du capital risque d'Etat. Certes, on a réussi parce qu'on a été tellement talentueux à Luminy qu'on a pu produire un catalogue magnifique de monoclonaux. Cinq ans plus tard, Immunotech a eu les moyens d'engager un directeur des ressources humaine et un spécialiste du marketing, qui ont fort bien réussi puisque l'entreprise s'est faite racheter par le fabricant d'appareillage scientifique 'Coulter'. Les Américains sont très friands de ce genre d'opérations. Les réactifs mis au point par Immunotech lui permettait de démarcher les médecins, les hôpitaux ou l'industrie en leur fournissant en leasing les séquenceurs ou les trieurs de cellules, tout en assurant son cash flow sur la vente de consommables. Par la suite, nous avons lancé d'autres entreprises, 'Trophos' (1998), 'Ipsogen' (2000), 'Modul Bio' en 2003. Pour cela, nous avons su utiliser le savoir-faire de Bertrand Jordan et de deux des cadres de 'Beckman', la société qui avait racheté 'Immunotech' à 'Coulter', mais en abandonnant la recherche. Les biotechnologies, dans le jargon du capital risque, étant devenues des valeurs sures, nous avons eu de l'argent rapidement. Sur les conseils de François Kourilsky, l'Institut Paoli-Calmettes (U119 Inserm, 'recherches sur la cancérologie et la thérapeutique expérimentale') centre régional de lutte contre le cancer, a investi dans 'Ipsogen' et 'Modul Bio'.

Cela a suscité le développement de nouveaux secteurs d'activité comme la protéomique

Les nouveaux paradigmes ne sont plus la génomique mais la protéomique, donc la fonction. Cette fonction peut être abordée soit gène pas gène, au coup par coup, sur une souris par exemple, soit en passant à une vitesse équivalente à celle du séquençage complet d'un génome, en décidant d'avoir dans les trois ans toutes les fonctions des gènes et les interactions de protéines qu'ils codent. C'est cela qui est important pour la pharmacie et pour l'industrie et c'est donc ce qui va se faire. Mais, de la même manière qu'on a raté le passage en grand nombre, grande quantité, grande vitesse pour le séquençage, il y a le risque que les Français continuent de privilégier la finesse de la question unique posée sur un gène, sans se construire d'outils post-génomiques de criblage haut débit. Nous réussirons peut-être dans des domaines plus réduits - comme certains domaines de la protéomique entre la chaîne analyse d'injection des spectrons soit de type moniteur, soit après HPLC - à avoir des analyses grand débit de la protéomique cellulaire. Eventuellement, avec la collaboration de l'industrie, nous sortirons des peptides qui permettent de matcher les différents types identifiés, mais je ne pense pas que nous réussirons simultanément les synthèses haut débit, le criblage haut débit des produits de synthèse et que nous saurons maîtriser cela industriellement de façon compétitive.

 



Nouvel entretien avec Claude Mawas, le 22 nov. 2010 à l'Institut Paoli-Calmettes 

(J.-F. Picard, script K. Gay, revu et amendé par C. Mawas, mars 2011)
 

En relisant votre précédent témoignage (cf. supra), vous disiez que le rôle de François Kourilsky et de ses confrères modernistes dans l'essor de la recherche médicale en France était insuffisamment évoqué...

Je me reproche dans les entretiens précédents de n’avoir pas suffisamment mis en perspective le rôle de François Kourilsky ou celui de certains Marseillais dans l’histoire du Centre d’immunologie de Marseille Luminy (CIML) et de ses relations avec la faculté des sciences. Vous savez que François Kourilsky avait fait son post-doc dans le laboratoire de Baruj Benacerraf à New York. Puis Claude Griscelli le remplacera dans le même laboratoire peu d’années après. A son retour, François, afin de ne pas renouveler les mésaventures de Benacerraf, obligé de quitter la France à cause de l’impossibilité où s’était trouvé Bernard Halpern, son patron, d’élargir la structure du laboratoire d’immuno de l’hôpital Broussais, voulait créer et rassembler une masse critique de moyens. Il considérait qu’il fallait créer une grosse entité et cela s’est fait à Marseille. Comme beaucoup d’autres, il ne comprenait pas que la génération de médecins et de chercheurs qui était partie aux Etats-Unis entre 1938 à 1948, n’aient pas su, à leur retour, riches de l’expérience américaine, comment structurer les choses. Mais il faut se souvenir que le CNRS, même s’il avait été créé en 1936, était resté l’alcôve d’une université très conservatrice, alors que l’Inserm n’existait pas encore. Bref, les conditions financières et statutaires pour créer des masses critiques en biologie médicale étaient quasi inexistantes. Ni Halpern, ni personne d’autre, n’avait réussi à cristalliser des entités suffisamment solides pour être compétitives par rapport à l’Institut Pasteur ou aux laboratoires qu’ils avaient connu aux Etats-Unis. Même à Saint-Louis avec Jean Bernard ou à Villejuif avec Georges Mathé.
Avec la DGRST (1958), quelques mandarins éclairés, Robert DebréJean HamburgerRené Fauvert, Georges Boivin, etc., ont fait le diagnostic qu’il serait nécessaire que l’université fasse de la recherche, mais ils n’arrivaient pas à l’imposer. Finalement en 1964, ils ont réussi à convaincre les instances responsables de transformer l’INH (Institut National d'Hygiène) en institut de recherche à l’américaine, l’Inserm. Mais au début, il s’est surtout agi d’initiatives individuelles. Prenez le cas de Georges Mathé, qui n’a pu réussir qu’au prix de multiples compromis. Bref, on arrivait à doter quelques professeurs 'à titre individuel', mais des structures de travail permettant à la recherche de se faire de façon compétitive n’existaient pas encore. Il faut imaginer le bordel mis par Mathé en imposant ses vues devant la résistance des barons de Jean Bernard et, finalement, se retrouver à Villejuif pour monter son affaire, c’est-à-dire installer ses laboratoires, inventer la GvH (réaction du greffon contre l'hôte), réussir le coup des irradiés yougoslaves ou ses  innovations fantastiques en cancérologie avec des opérationnels comme Léon Schwarzenberg, un petit Juif transfuseur qui travaillait en libéral, plaçant des transfusions à domicile pour vivre, faute de statut  Hospitalier ou Universitaire! Il faut se rappeler que la première chaire d’immunologie n’a été créée à la Faculté  des Sciences qu’en 1968! Jusque là, il n’y avait d’immunologie ni en fac de médecine ni en sciences. Bel exemple du retard français ! J’avais un très bon copain qui disait que l’on pouvait illustrer l’arriération médicale française par deux exemples : l’absence de l’anesthésie et celle de d’immunologie dans l'enseignement officiel de la Médecine. Je rappelle que la première chaire d’anesthésie-réanimation a été créée à Créteil par un professeur agrégé en 1968, mais qui, n’étant pas interne, s’est vu déverser une tonne de charbon devant sa porte de la part des internes parisiens qui voulaient lui exprimer leur mépris. Voilà le contexte de l’époque. En 1968, François Kourilsky (il avait dû rentrer des Etats-Unis peu d’années auparavant) et quelques autres ont envahi le siège de l’Inserm avec de solides slogans comme "chercheurs plein temps, budgets pluri-annuels, plateaux techniques et masses critiques"...
 

Quel a été le rôle des biologistes et des biochimistes au début du CIML ?

Michel Fougereau, un biochimiste, a été un personnage très important pour l’insertion de l’immunologie dans l’enseignement facultaire. Il était assez ‘vieille France’, un peu craintif, et se méfiait de nous et de nos initiatives. Mais comme c’est un homme intelligent, il a contribué à faire vivre le Centre d’immunologie. Simplement, quand François lui en a laissé la direction, il n’a pas eu de chance et nous a mis en banqueroute… Et on a été obligés de rappeler François. Dans le système d’autogestion imaginé par le fondateur du Centre, il y avait beaucoup de rigueur. On ne s’accommodait d’aucun laxisme. Quand Fougereau en a pris la direction, il a voulu faire différemment et ça n’a pas marché, d’où un certain contentieux entre nous.  Quoi qu’il en soit, nous avons tous été amenés à reconnaître qu’il a permis au CIML de devenir un grand centre d’enseignement. Lui aussi était allé se former aux Etats-Unis, chez Potter à Washington (l’homme des myélomes). C’est là qu’il a commencé à prendre goût à la séquence et à l’approche moléculaire des myélomes, puis qu’il a évolué vers le séquençage des immunoglobulines. Michel Fougereau a été, parmi les immunologistes français, le premier à comprendre le dogme de Susumu Tonegawa (Nobel 1987), c'est-à-dire le fait que la génération de la diversité passait par les hypermutations. Il a été le premier à faire la séquence d’une immunoglobuline de A à Z, illustrant dans dans l’image de cette séquence ce qu’était la diversité. Voilà son “opera magna”. À partir de là, il n’a pas su, ou pu, donner à l’immunologie des cellules B son deuxième souffle avec les cellules helper,les cytokines, la compréhension de ce qu’était un centre germinatif, etc. Mais il est tout de même le seul moléculariste français des immunoglobulines, dans la mesure où l'institut Pasteur en  était resté à l’allotypie ou l'idiotypie, marqueurs sérologiques de la diversité . De ce côté-là, il nous a donc beaucoup apporté. Quand Bernard Malissen est arrivé de Bordeaux, il faisait son service militaire à Marseille ; il s’est inscrit au cours de Fougereau à Luminy. Son service militaire terminé, Fougereau lui a proposé de faire sa thèse au CIML. Bernard en a fait le tour et il a voulu travailler avec Pierre Golstein. Mais celui-ci a refusé, soit parce qu’il avait déjà quelqu’un, soit parce qu’il ne prenait plus de thésard à l'époque. Bernard est donc venu dans mon laboratoire en me disant en guise d’entrée en relations : "Vous n’étiez pas mon premier choix, mais si je viens chez vous, je vous demande de ne pas me gâcher" [sourire !]

Il faut encore rappeler que pour des médecins comme Dausset, Hamburger, Boivin et Fauvert, il était plus facile de faire de la recherche en hématologie et en biologie moléculaire que de rapprocher la biologie moderne du cardio-vasculaire, de la neurologie, etc. Il faut comprendre que l’hématologie a bénéficié du fait qu’à part examiner des enfants leucémiques, ce qui prend cinq minutes, il n’y avait rien d’autre à faire l’après-midi que d’aller regarder ses lames et de se poser des questions. Georges Schapira, à Necker, proche d'Hamburger, a été le premier à comprendre l’intérêt de la biochimie métabolique. Ils ont donc créé une sorte de chimie du vivant, hors organe, et ils se sont intéressés à la pathogénie des enzymopathies. C'est-à-dire que l’on a réduit la maladie au concept de molécule active. Auparavant, la pathologie c’était l’organe, le sang, le cœur. En France, le génie de l’école Schapira a été de conceptualiser la maladie mono-enzymatique.  Il existe une enzyme qui ne fonctionne pas, si on donne peut-être l’ingrédient X, ça va permettre de corriger cette anomalie. Donc, on a commencé à utiliser des substituts alimentaires qui permettaient d’éviter les conséquences du déficit de l’enzyme. Puis rapidement, les gens se sont dits "et si on corrigeait l’enzyme ?".  Cette sortie de l’organicisme a constitué une révolution pour les médecins qui ont compris ce que pouvait leur apporter la biologie moléculaire. En fait, Schapira était un biochimiste et ce sont ses élèves qui sont passés à la génétique moléculaire un peu plus tard.

Donc nous, les hématologistes, nous avons mis le doigt très tôt sur des concepts importants. Avec la drépanocytose, nous savions qu’à une anomalie ponctuelle d’une enzyme correspondait une pathologie. On avait compris que l’on allait connaître cela de notre vivant, biologie moléculaire ou pas, DGRST ou non. Ce qui a permis au CIML et à François Kourilsky de faire une séquence ADN de HLA, c’est le recrutement de Bertrand Jordan, physicien au Groupe des laboratoires de Marseille (GLM), quelqu’un qui savait bricoler l’ADN. À cette époque, en 1979-1980, Marie Malissen venait d’avoir sa thèse de biologie marine à Arcachon, mais comme son mari était à Marseille, François Kourilsky lui a obtenu une bourse DGRST pour qu’elle se forme en biologie moléculaire. Tout cela pour dire que ce n’était pas simple de trouver des biologistes moléculaires. Pour en trouver un, nous avons dû prendre Bertrand et c’est lui qui, utilisant la sonde de Philippe Kourilsky à Pasteur pour identifier le système immunitaire de la souris, H 2, a pu cloner l'homologue humain, HLA, sa stagiaire étant Marie Malissen. Quant à Bernard Malissen, il est entré dans mon laboratoire en 1967 et Marie a été reconvertie vers 1978-1979. Michel Fougereau faisait de la séquence de protéines, mais pas de biologie moléculaire. Il séquençait les immunoglobulines, mais pas d’ADN. En fait, quand nous avons lancé le CIML, tout aussi bons que nous étions en immunologie, il n’y avait pas de biologistes moléculaires. C’est Bertrand qui a apporté la technologie. Quelques années plus tard, Françoise Birg est arrivée à Marseille et a formé le couple Mattéi (Marie-Geneviève et Jean-François) aux technique de biologie moléculaires qu'elle avait apprises à Londres.

 
Le Centre d’étude du polymorphisme humain (CEPH)

L’histoire a commencé lorsque Jean Dausset, après quelques autres, a considéré que le HLA était un grand moment dans la compréhension des relations entre polymorphisme et pathologies. Le métier de Dausset concernait les polymorphismes sérologiques. Son inspiration venait de son passage chez Coombs en Angleterre. Après l’anémie hémolytique auto immune décrite par les Anglais, il a voulu démontrer qu’on pouvait faire une leucopénie (diminution du nombre de globules blancs), au même titre qu’avec une maladie auto immune anti érythrocytaire. Il s’est alors rendu compte qu’il ne s’agissait pas d’auto-anticorps HLA, mais comme Rose Payne et Jon Van Rood l'avaient les premiers décrits, des allo-anticorps chez des femmes enceintes ou des hommes poly tranfusés. Entre temps, une des avancées de la description des molécules de l'histocompatibilité, mis a part la transplantation, fut la description des pathologies liées aux antigènes de l'histocompatibilité. Quand Daniel Cohen, jeune interne, arrive chez Dausset, il baigne dans cette ambiance du polymorphisme génétique et de la susceptibilité à des maladies. Dausset l’envoie à Pasteur, mais pas chez Schapira, où il fait de la biologie moléculaire. De là, le jeune Cohen revient chez Dausset et dit : "il ne faut pas se limiter au HLA. On va pouvoir trouver des millions d’autres polymorphismes si on étudie l’ADN. Pour pouvoir ségréger la pathologie avec le polymorphisme de l’ADN, on va se servir de ta collection de familles nombreuses et, pour ça, on va avoir besoin de beaucoup d’argent". Le polymorphisme du génome, c’est donc une idée de Daniel Cohen. Il l’a imposée à Dausset, lequel a tout abandonné pour ça. J'ai des souvenirs personnels à ce sujet. La sœur de Daniel était la meilleure copine de la mienne, les Cohen habitaient au Vésinet et mes parents étaient à Chatou. En 1982, j’avais décidé d’abandonner le HLA. J’ai préparé un meeting à Carry-le-Rouet sur le polymorphisme et on a invité Jean Dausset et Daniel Cohen. Avec Bernard Malissen, nous étions passé aux anticorps monoclonaux et aux structures des cellules T, mais nous avions tout de même décidé de faire ce meeting ‘testament’. Daniel y a fait son topo sur les nouveaux polymorphismes qu’on trouverait dans l’ADN et qui permettraient de tracer les susceptibilités. Je veux dire que, dès cette époque, il me semble que la messe était dite. Daniel Cohen avait démontré à Jean Dausset l’intérêt de ce qui allait devenir le CEPH. Par la suite, certains ont prétendu qu’il avait manipulé son patron, mais n’est ce pas par jalousie ? Évidemment, Daniel est maladroit et c’est aussi un fonceur. Il avait besoin d’argent et il en a piqué dans l’héritage de Dausset. Puis, le CEPH a fait émerger des garçons et des filles qui étaient aussi douées que lui, mais qui préféraient aller s’intéresser au diabète ou d'autres pathologies il y a eu un conflit. Dausset n’a pas su l’arbitrer, ce qui a conduit Daniel à se tourner vers le privé. On lui a également reproché d’avoir “vendu des familles françaises” à l’industrie américaine, un reproche sentant son antisémisisme larvé ! Daniel est un type qui a mauvais caractère, mais ce n’est pas un escroc. C’est lui qui a inventé le CEPH et qui a imaginé à quoi il pourrait servir.

 
Avec la création du Généthon, pourquoi la recherche publique est-elle passée à côté de la génomique médicale ?

Simplement parce que ça coûte trop cher! Si on mettait tout l’argent là-dedans, les autres n’en n’auraient plus pour faire leurs recherches. N'oubliez pas, que cette critique, on l'entend encore de nos jours au sein des instances scientifiques françaises, avec en plus ce mépris des esprits fins pour la 'grande science', les gros équipements, les bio-informaticiens...etc. De son côté, Bernard Barataud a apporté des moyens à la recherche, on doit le reconnaitre, mais de manière criticable à cause de ses vues limitées aux maladies orphelines. C'est ainsi que l'AFM a bridé l’universalisme de la ‘big science’. En fait, il fallait tout séquencer, le cancer, etc., ce que les Américains ont bien compris. Les myopathies, c’est un mobile respectable pour sortir de l’argent, mais pas pour faire de la ‘big science’. On a vu la même histoire avec la mastocytose. Alain Moussy travaillait chez Carrefour qu’il a quitté pour créer une association, l’Association française pour les initiatives de recherche sur le mastocyte et la mastocytose (AFIRMM) où l’on s’est mis à faire des trucs pour réaliser des équivalents du Glivec, des inhibiteurs. Mais, sur le plan pratique, ils ne se sont pas rendu compte qu’avec ça, on pouvait soigner la leucémie myéloïde chronique, ainsi que de multiples autres mutations autres que la mastocytose. Cela dit, l’affaire s’est arrangée ensuite, néanmoins avec retard. Au moins ont-ils chacun démontré le rôle des associations de malades pour faire de la recherche sur les maladies rares, une vraie révolution des mentalités! Si la réaction rapide se fait à équipement constant, avec les moyens intellectuels existants, la recherche publique y arrive aussi bien que les associations. Si une réaction rapide implique un changement de paradigmes en matière de recherche, tout le monde, public ou privé, va résister parce que les chercheurs ne se retrouvent pas dans ce changement. Donc, quand il a fallu acheter des séquenceurs en pagaille, recruter des techniciens, faire de la bioinformatique, il n’y a que le Généthon et le Génopole qui ont su faire.

Et encore, s’il n’y avait pas eu Pierre Tambourin  pour porter le Génopole, rien ne se serait passé. Bref, Pierre fait partie des collègues qui n’ont pas été des Grecs en matière scientifique, mais qui ont été de superbes Romains. Sans quelqu’un comme lui, on ne serait pas parvenu là où l’on en est aujourd’hui en France. Pourquoi ne l'a t il pas fait quand il était au département SDV du CNRS? Parce que l'on peut considérer qu'il n’avait pas de vrai pouvoir. François Kourilsky, lui, a eu le bon réflexe de refuser le département et de prendre la direction générale du CNRS et c'est ainsi qu'il a été efficace pour soutenir les efforts de Pierre. Son comportement fut l’inverse de celui de Philippe Lazar qui décrétait qu’à partir du moment où Bernard Barataud apportait plus d’argent dans les laboratoires que l’Inserm lui-même, il fallait le zigouiller, ajoutant même que la génétique n’avait pas l’importance que d’aucuns voulaient lui donner, ce qui est idiot. Lazar a été l’un des freins institutionnels les plus violents vis-à-vis de la génomique ; de même, il a voulu tuer le CIML pour des raisons théologiques !… C’était un grand homme, mais il n’avait pas la fibre médicale, il ne nous comprenait pas. Il refusait les plateaux techniques parce qu’il avait l’impression qu’il fallait d’abord parler ‘science fondamentale’. Il ne voyait pas les sciences de la vie comme une 'big science'. Mais il a eu tout de même son petit coup de génie. À force de lui répéter, que nous nous en sortirions pas en France si nous n’avions pas les technologies nécessaires pour pouvoir avancer, il a fait une pirouette, comme tous les gens intelligents, et il a créé les institut fédératifs de recherche (IFR). Grâce aux IFR, on a pu avoir accès à des financements importants, ce qui nous a permis de monter les plateaux techniques dont nous avions besoin. Puis, on lui a dit : "maintenant que tu as créé les IFR, il faut leur donner une personnalité juridique, sans cela, personne ne s’y intéressera". Il ne l’a pas fait, donc, les IFR, aujourd’hui, c’est terminé ....et une partie des ambitions françaises avec !

 
Si on considère que les SDV relèvent désormais de la 'big science', comment caractériser les relations de la médecine et de la biologie ?

Ce que j’appelle la ‘big science’, c’est par exemple être capable de décider de collectionner 300 tumeurs, de les séquencer à l’aveugle et de s’occuper de faire avancer la recherche une fois que les informaticiens auront fait le décryptage de ce qu’ils ont trouvé. C’est seulement après ce travail de défrichement que l’on refera de la science expérimentale pour démontrer que telle modification, tel phénotype, in silico (un test effectué au moyen de l'outil informatique) en relation avec une anomalie du génome, autrement dit de la génétique inverse. C’est ce que nous avons fait pour étudier les tumeurs cancéreuses avec les séquenceurs du CEPH et du Centre national de génotypage quand Mark Lathrop nous a apporté son aide, avec les financements de l'Institut du cancer (InCA). Aujourd'hui, il faut distinguer plusieurs niveaux. Le premier, c’est qu’à partir du moment où les technologies se vulgarisent, qu'elles deviennent de moins en moins chères, qu’elles sont acquises dans des laboratoires, y compris en routine médicale, la barrière technologique s’efface. Effectivement, cette époque-là est terminée et aujourd’hui on libère les généticiens et les biologistes qui donnaient la priorité à la santé et qui reviennent à leurs amours pour refaire de la recherche fondamentale. Le deuxième niveau peut s’illustrer avec les thérapies géniques. De fait, depuis dix ans, plus personne ne croit à l’’ADN médicament’. Tout le monde a compris que l’avenir est à l’allostérie (le mode de régulation de l'activité d'une enzyme par lequel la fixation d'une molécule effectrice en un site modifie les conditions de fixation d'une autre molécule, en un autre site distant de la protéine) qui, alliée à un petit médicament, va modifier la structure secondaire de la protéine. Ce n’est donc pas la peine de se fatiguer à préparer des dossiers pour les comités d’éthique. L’histoire du CFTR (Cystic fibrosis transmembrane conductance regulator), gène responsable de la mucoviscidose, montre qu’on entre dans une nouvelle phase ; nous sommes redevenus des “médicamenteux”. On en revient à la thérapie ciblée et à la compréhension de la tridimensionnalité chère à la protéomique. Mais ce faisant, on revient travailler sur le génome, c'est-à-dire sur l’origine de la protéine. Avec le CFTR, on ne répare pas l’ADN, on corrige la molécule mutée, on lui apporte un complément qui lui permet de retrouver une partie de ses fonctions. Les gens atteints par la mucoviscidose respirent, il n’y a plus d’infection. Derrière tout cela, il y a l’image tridimensionnelle de molécules mutantes permise par la modélisation informatique in silico. A mon sens, voilà  la recherche pré-clinique d’aujourd’hui.

 
Que dire des évolutions récentes de la recherche clinique ?

L’essai clinique est une belle aventure. On est retourné aux fondamentaux, à la thérapeutique de l’époque des vitamines et des anti-vitamines, à ce que j’appellerais la médication. On transforme ce qui ne marche pas avec un produit médicamenteux. Bien entendu, la médication ne va pas tout résoudre. Il y aura peut-être encore des choses à faire dans le génome. Le nombre de maladies où on va utiliser ces médicaments ciblés est impressionnant, mais on va se retrouver confrontés aux difficultés de l’essai thérapeutique et de la tolérance des traitements dits ciblés. Les freins les plus importants seront le nombre de maladies et les moyens budgétaires. En la matière, la cancérologie représente un gros morceau pour trois raisons : c’est une pathologie génomique le plus souvent acquise, elle est multiple et elle a une valeur affective auprès du public, compte tenu de l’augmentation du nombre de cancers. Ces trois raisons font que c’est un domaine qui intéresse l’industrie. C’est fantastique de voir comment, depuis le paradigme de 'BCR Abelson'. La translocation [t(9 ;22)(q34 ;q11)] et le gène de fusion 'BCR-ABL' qui en résulte a constitué un paradigme en cancerogenèse, on produit une petite molécule qui bloque la kinase et qui guérit la leucémie. Désormais, il sort un médicament de ce type tous les jours. Qu’il s’agisse d’une molécule ou d’un anticorps monoclonal, peu importe la façon dont on modifie l’allostérie. C’est ciblé puisqu’on connait la molécule et l’on sait que c’est seulement la protéine mutée qui va réagir à l’anticorps. Aujourd’hui, les orientations ne penchent plus vers l’ADN médicament, mais vers la belle chimie. Reste qu’il y a un problème de fabrication. L’industrie se demande si elle peut se permettre de fournir dix 'Glivec' parce qu’il y aura la résistance à Glivec 1, Glivec 2, Glivec 3... Et puis, il y a les effets collatéraux : même si on vise une thérapie ciblée, il peut y avoir dans l’organisme d’autres molécules qui vont, elles aussi, réagir. Le problème, c’est qu’il y a trop de molécules à tester, pas assez de malades et pas assez d’argent. La conclusion d’un essai clinique est aléatoire. On n’arrive pas à faire de l’exhaustif, du fait des difficultés d’accès, du coût de l’essai thérapeutique, du surcoût que ça impose à l’hôpital en termes d’examens, de suivi, etc. Le problème est que si l’on s’est bien entendu avec les biologistes moléculaires, les chimistes, quant à eux, continuent à être bio-incompatibles. Ils ne veulent pas travailler avec des biologistes et restent dans leur secteur  à faire des médicaments pour les vendre. J’aurais donc tendance à dire qu’actuellement, nous créons trop de molécules et que nous n’avons pas les modèles pour les tester de manière efficace, ni en pré-clinique, ni en clinique. On est en train de bricoler des souris avec des tumeurs humaines, mais ça ne fonctionne pas, car une souris a un autre environnement. On n’arrive pas à recréer les conditions satisfaisantes, donc on ne peut pas passer décemment en clinique. Nous sommes dans un goulot d’étranglement, si vous préférez, dans un véritable embouteillage de mutations et en attente d’une classification. Il nous manque donc un certain nombre d’éléments qui relèvent probablement d’une bio-informatique, je dirais d’une informatique du niveau de celle du CERN à Genève. Ce sera probablement l’une des clés du succès, mais en définitive il faudra repasser à la biologie et à l’essai thérapeutique.

  
Que penser des réformes en cours de l’Enseignement supérieur ?

L’université française, contrairement aux autres universités dans le monde fut recréée sous la Troisième République dans le but de fournir des citoyens laïques et républicains pour le fonctionnement de cette même République, mais pas de faire de la recherche. Du côté de la médecine, la situation française est claire depuis le dix-neuvième siècle. On avait des écoles de médecine où l’on apprenait au baron Larrey à découper une épaule ou une cuisse en un tour de main en filant un bon coup de gnôle au blessé. La France a donc eu de très bons cliniciens, mais qui ne faisaient pas de recherche. Si vous mettez à part Claude Bernard, il n’y a jamais eu de physiologie à la faculté. La recherche a été tolérée chez les hépatologues, les néphrologues et les hématologues concernés par les trois grosses entitées un peu moins mécanistes que le cœur, mais il a fallu attendre le vingtième siècle pour qu’elle voit le jour. La solution française pour répondre à ce désengagement de la recherche fondamentale a été la création du CNRS puis de l’Inserm. Aujourd’hui, son retour dans l’université correspond au désir de monsieur Sarkozy et autres néo-libéraux de se doter d’une université du savoir apte à créer une économie forte dans le secteur tertiaire, pas de favoriser les innovations. On se réclame de leur modèle, mais les Américains ont toujours su garder Yale, Harvard, Stanford, des universités d’origine privée, autonomes, et qui ont de bons contacts et des liens forts avec les techno-sciences. Désormais, avec un Inserm et un CNRS qui ont perdu leurs âmes, qui sont en crise financière, dont les statuts sont mis en cause, si l’on ajoute que les médecins ne s’intéressent plus à la médecine et que les étudiants ne vont plus en fac des sciences, on va finir à Shanghaï ! Non seulement, vous écrivez les dernières belles années d’une histoire, mais je crains que l’on ne soit proche de la fin de la recherche compétitive française dans les biosciences. Nous assistons à la mort de nos organismes de recherche, suite à leur cession à une université incapable de les accueillir. Car l'Université française n'a jamais été une école du savoir mais une école de la déontologie républicaine au service de la démocratie naissante ! Elle a formé des “civil servants”; ce qui n'est pas rien, mais insuffisant pour la vitalité du Savoir.