Entretien avec Jean Rosa
Le texte de cet entretien réalisé par S. Mouchet et J.-F. Picard le 11 octobre 2000 à l'Académie des sciences a été relu et amendé par le pr. Rosa
(source : https://histrecmed.fr/temoignages-et-biographies/temoignages)
Photo Depardieu, Inserm
Comment êtes-vous venu à la recherche, monsieur Rosa ?
Quand j'ai commencé mes études de médecine en 1944, je voulais devenir 'Louis Pasteur'. Si je suis devenu médecin, c'est donc parce que je voulais faire de la microbiologie...
Pourtant, on ne peut pas dire que la médecine était la' voie royale' vers la recherche
Certes non ! Les réticences des scientifiques français vis-à-vis de la recherche médicale et des médecins en général reposaient sur l'impression de devoir défendre la recherche fondamentale contre la recherche appliquée. Mais ce qui était beaucoup plus grave tenait à la quasi-absence de recherche médicale en France, si on exceptait les recherches microbiologiques de l'Ecole pasteurienne. Les médecins français ne s'intéressaient guère à la recherche biologique, ils faisaient une recherche purement descriptive, clinique, l'anatomopathologie de Laennec... Une recherche devenue complètement désuète en plein vingtième siècle. Pour comprendre ce phénomène, il faudrait interroger la sociologie ou l'histoire. Mais j'y vois personnellement plusieurs raisons. D'abord, contrairement aux Allemands ou aux Suisses, nous n'avions pas de grande industrie chimique ; dans l'entre-deux-guerres, les biochimistes allemands et anglais faisaient de la recherche fondamentale, ce qui a abouti au développement de la recherche biologique et médicale que nous connaissons aujourd'hui. En France, les médecins considéraient que la grande médecine consistait à écouter le coeur et les poumons du malade. C'était le fameux 'colloque singulier' du praticien et de son patient. Pour les cliniciens français, les analyses de laboratoire étaient subalternes, une sorte de cuisine si on veut. Dans les laboratoires d'analyse médicale, il n'y avait pas de médecins, mais des pharmaciens. Or, les études de pharmacie n'étaient pas adaptées à l'évolution des sciences biologiques et les pharmaciens fabriquaient surtout des poudres et des cachets quand on ne leur confiait pas les dosages qu'aucun médecin ne voulait faire. Quant à la faculté de médecine, on peut dire comme on le ferait de l'université, elle était virtuelle. Chaque fac était une féodalité de petits barons, chaque doyen de médecine défendait son petit territoire.
Il y avait pourtant quelques cliniciens modernistes comme Robert Debré...
Robert Debré était un visionnaire. Vous savez qu'il avait été collaborateur de Léon Bourgeois, un politicien très impliqué avant-guerre dans la Société des Nations, grâce à quoi, et contrairement à ses collègues français, il avait visité de nombreux pays étrangers. Debré avait ainsi pu découvrir la pédiatrie moderne, celle que pratiquaient les Allemands et les Suisses et qu'il avait voulu introduire dans son service de l'Hôpital des Enfants malades. Comme il ne pouvait pas compter sur les pharmaciens locaux, il avait décidé de créer son propre laboratoire d'analyses biologiques qui est devenu ensuite le premier laboratoire de recherche de biologie moderne installé en milieu hospitalier. Il l'a alors confié à l'un de ses plus brillants élèves, Georges Schapira, un éminent biochimiste sorti major au concours de l'internat. Au lendemain de la guerre, ce laboratoire n'avait aucun équivalent en France.Pour le financer, monsieur Debré avait créé une association (la SESEP) dont la gestion était assurée par monsieur Bourdeau, quelqu'un qui est devenu plus tard conseiller au cabinet du Premier ministre, son fils Michel Debré.
...et vous êtes entré chez Georges Schapira
Après le service militaire, j'étais interne et un beau jour, je me suis décidé à aller voir Debré pour lui dire que je voulais faire de la recherche. Mais il était absent et c'est sa femme qui m'a conduit chez Schapira. En fait, madame Debré manageait l'équipe de son époux. Quand je suis entré chez Schapira, j'étais conditionné par mon environnement et j'ai dû commencer par oublier que j'étais médecin. Il m'a fallu apprendre à raisonner scientifiquement. Ainsi aux débuts, j'ai choisi des petits services qui me permettaient d'être libre l'après-midi. J'ai commencé à Garches où je n'avais rien à faire, puis je suis allé à l'hôpital Laennec. À ce moment, je suis entré chez un certain Benoit qui venait à midi dans le service et repartait juste après avoir bu son grog quotidien! Enfin, en 1955, je suis allé voir Jean Hamburger à l'hôpital Necker.
Un autre pionnier, Jean Hamburger
Monsieur Hamburger venait d'arriver à Necker et il constituait son équipe. Comme, j'étais l'un des médecins les 'plus biologistes' dans le milieu, il m'a proposé une place d'agrégé. À cette époque, je travaillais ma thèse de science chez Schapira, mais Hamburger ne voulait pas que je continue. J'ai hésité, j'en ai parlé à Antoine Laporte, un clinicien pur jus, qui m'a conseillé de la terminer là où je l'avais commencée. C'est alors que Schapira m'a demandé de mettre au point l'électrophorèse de l'hémoglobine, une nouvelle technique développée par les Américains que personne ne connaissait en France. J'ai donc refusé le poste d'agrégé chez Hamburger. C'était pourtant un type extraordinaire, il était plein-temps, il était toute la journée dans son service, mais il s'entendait très mal avec Debré. Ils avaient tous les deux des idées sur tout, mais pas forcément les mêmes ! Je dirais que Debré avait un mode de fonctionnement analogue à celui du président Mitterrand, il était plus 'politique' qu'Hamburger si vous voulez. De son côté, Hamburger qui avait introduit en France le rein artificiel nourrissait une véritable passion pour le développement de la recherche sur l'insuffisance rénale. Il avait été l'élève de Pasteur Valléry-Radot, qui avait fini par lui préférer Paul Milliez. Donc, au milieu des années cinquante, Hamburger avait décidé de constituer sa propre équipe. Mais ce n'est qu'avec l'arrivée de Jean François Bach qu'elle s'est réellement dotée de capacités d'investigation scientifique. En fait c'est Bach qui lui a fait comprendre l'importance de l'immunologie. Bref, après mon refus, Hamburger m'a boudé pendant quinze ans, j'étais le seul à lui avoir refusé un poste ! Puis, un beau jour, il m'a demandé de m'occuper des analyses d'acides aminés de Bach. Il est venu me voir le dimanche suivant dans mon laboratoire et ils se sont mis à faire des analyses d'acides aminés. Ils investissaient dans la protéine, alors qu'on commençait à faire des analyses de séquences d'ADN.
En fait Schapira n'avait pas voulu vous laisser partir...
...et il avait raison, son laboratoire était effectivement un endroit exceptionnel. Nous recevions des Américains, ce qui était très rare dans le milieu médical français à l'époque. C'est là qu'on avait découvert le premier signe objectif des transmetteurs de myopathies, ce qui a démarré la génétique appliquée aux maladies musculaires. Le principal des subventions du labo provenait de la 'Muscular Dystrophy Foundation'. De même, le groupe Debré-Schapira constituait pratiquement le seul laboratoire hospitalier qui disposait d'un crédit scientifique auprès des Pasteuriens. Lorsqu'on avait un problème, on allait voir Jacques Monod. C'est Monod qui a été mon directeur de thèse et c'est lui qui m'a déconseillé de la soutenir parce qu'il ne la trouvait pas bonne et il avait raison. C'est chez Schapira que j'ai commencé à m'intéresser aux anomalies de l'hémoglobine et aux maladies qui y sont liées, la drépanocytose et les thalassémies, les pathologies sur lesquelles je faisais ma thèse. Jean Bernard m'a alors demandé de venir voir ses patients à l'Hôpital Saint-Louis. J'étais ravi de cette demande, mais évidemment pas Schapira. Il ne voulait pas que je laisse tomber les lapins (le modèle animal qu'il utilisait) pour m'intéresser à l'homme. J'ai donc décidé de travailler quasi clandestinement pour Jean Bernard. Je prenais des échantillons à Saint-Louis et je les ramenais aux Enfants malades pour y travailler le dimanche.
Vous êtes entré au CNRS et pas à l'INH
À la fin de mon internat, ma candidature à l'INH avait été refusée parce qu'en 1958, j'avais manifesté contre le retour du général De Gaulle dans la cour de l'hôpital des Enfants malades, juste sous les yeux de madame Debré ! Robert Debré m'a rayé des cadres pendant six mois, mais en obligeant Schapira à me subventionner. Puis Debré m'a fait entrer au CNRS six mois plus tard. Pendant un an, j'ai donc été stagiaire de recherche avant de passer attaché. Ensuite, j'ai accepté un poste de 'faisant fonction' de maître de conférence en biochimie à Rouen. Pendant la semaine, je travaillais donc chez Schapira, le samedi, je donnais mes cours à Rouen et le dimanche je travaillais pour Saint-Louis. Ma femme et mes enfants s'en plaignaient, mais c'est comme cela que petit à petit j'ai appris beaucoup de choses en biochimie. En 1962, alors que j'aurais dû passer ma thèse et partir en Angleterre, le chercheur chez qui je devais aller étant parti aux Etats-Unis, je suis entré chez Piotr Slonimski à Gif-sur-Yvette. Slonimski travaillait alors sur le cytochrome 'C' de levure, la fameuse génétique mitochondriale des eucaryotes. C'est là que j'ai découvert la génétique moléculaire que j'ai ensuite appliquée à l'hémoglobine. Je vous ai dit que je m'étais intéressé à l'hémoglobine lorsque je préparais ma thèse, or la première maladie moléculaire moderne parfaitement décrite a été la drépanocytose. Comme il s'agissait d'une maladie héréditaire, il fallait que je me mette à la génétique. Mais je dirais que tout cela s'est passé par hasard ! Je n'ai pas été prophète, simplement j'ai été tiré par une succession d'événements favorables. En 1956, il y avait eu la première mutation analysée chimiquement puis deux ou trois ans plus tard, le cristallographe Max Perutz avait décrit la structure de l'hémoglobine humaine. Ces technologies appliquées à une pathologie avaient donc vingt ans d'avance (par rapport à la recherche médicale), puisqu'il faut aussi rappeler que le messager de la chaîne 'alpha' de l'hémoglobine a été le premier gène messager isolé chez l'homme.
De Cochin à Henri Mondor, la recherche et la clinique...
En 1964, en tant que 'médecin prototype' de la loi Debré, j'ai été intégré dans le système hospitalier et l'on m'a confié la direction du laboratoire de biochimie de l'hôpital Saint-Vincent-de-Paul qui dépendait du CHU Cochin. J'y suis resté trois ou quatre ans pendant lesquels j'ai monté l'Institut de pathologie moléculaire de l'hôpital Cochin. Mais comme je n'étais pas le patron, certains confrères, croyant que je cherchais le pouvoir, m'en ont voulu. Mortifié, en 1969 j'ai saisi l'opportunité qui m'était offerte d'aller à Créteil dans un magnifique laboratoire et c'est comme cela que j'ai ouvert le laboratoire de biochimie du CHU Henri-Mondor. J'ai rejoint Bernard Dreyfus, un hématologue très doué qui dirigeait une unité de recherche Inserm. Très rapidement, Dreyfus m'a demandé de l'aider et mon groupe CNRS a été intégré dans le sien, ce qui nous a procuré les moyens que l'Inserm consacre à ses propres unités de recherche (UR lnserm-CNRS 91, génétique moléculaire et hématologie).
A l'époque, Jean-Pierre Bader qui regrettait de ne pas avoir été nommé directeur de l'Inserm s'était tourné vers la DGRST. Il était le Chairman de la biologie et voulait lancer des 'Actions concertées' (la fameuse politique incitative de la DGRST) et il m'a demandé de lui fournir des idées. La mienne s'appelait 'Interaction moléculaire en biologie et en médecine'. Dans mon esprit, l'interaction concernait autant les molécules que les chercheurs ! J'ai donc été chargé de réunir un comité ad hoc et j'ai pressenti Georges Cohen, un pasteurien qui avait découvert avec Monod l'induction enzymatique. Ensuite, j'ai panaché la commission avec mes amis de la biologie fondamentale et un certain nombre de médecins qui voulaient se 'moderniser', autrement dit qui voulaient s'intéresser à la biologie moléculaire comme Pierre Berthelot ou Bernard Swynghedauw. Cette interaction entre biologie et médecine a apporté des moyens aux médecins et les a poussés à demander des crédits, donc à élaborer correctement leurs demandes budgétaires. Ils ont appris à s'adresser aux comités scientifiques où siégeaient les scientifiques chargés de les évaluer. Voilà comment je pense avoir contribué à améliorer la relation des scientifiques et des médecins.
La maladie que j'étudiais était très porteuse de technologies et de concepts en biologie moléculaire, mais je ne voulais pas me désintéresser des aspects cliniques. En fait, je suis revenu à la clinique à Créteil. J'avais d'ailleurs constaté que les Américains qui travaillaient sur la molécule d'hémoglobine voyaient aussi des patients. Parmi mes douze assistants à Créteil, un certain nombre était attiré par la clinique et j'ai chargé Frédéric Galacteros de monter une consultation et je me suis aussi réintéressé aux traitements et aux diagnostics. C'est là que nous avons mis au point notre diagnostic prénatal. J'avais appris les techniques pour le réaliser et j'ai vite compris ce que cela représentait pour la clinique, Roger Henrion avait accepté de prélever du sang chez les foetus dans l'utérus des patientes, et c'est ainsi que nous avons fait du diagnostic prénatal de drépanocytose et de thalassémie (Dubart A, Goossens M, Beuzard Y, Monplaisir N, Testa U, Basset P, Rosa J. Prenatal diagnosis of hemoglobinopathies: comparison of the results obtained by isoelectric focusing of hemoglobins and by chromatography of radioactive globin chains.Blood 56: 1092-9, 1980). Ensuite, nous avons utilisé ces techniques de diagnostic pour d'autres maladies comme la mucoviscidose. De même, Jean-Claude Kaplan l'a fait pour les myopathies. Ainsi, on peut dire que l'unité Inserm 91 'Génétique moléculaire et hématologie', avec sa partie moléculaire et sa partie clinicienne, l'une discutant avec l'autre, a réalisé une bonne osmose entre la recherche fondamentale et la recherche clinique. Ma chance a été de pouvoir disposer pendant une douzaine d'années des moyens de l'Inserm, alors que ma qualité d'ancien interne des hôpitaux me permettait d'avoir de bons contacts avec les hématologues et les pédiatres.
Vous étiez peu nombreux dans ce rôle...
Les deux exceptions 'historiques' étaient Georges Schapira et Jean-Claude Dreyfus, des médecins anciens internes nés dans la culture médicale ambiante, mais qui s'en étaient extraits. Je n'ai fait que les imiter. J'ai appris à faire de la recherche pure et dure, à ne pas écrire n'importe quoi et à publier dans les journaux américains, à prendre les méthodes modernes anglo-saxonnes. Finalement, j'ai fait comme quelques médecins de ma génération, Maxime Seligmann par exemple qui travaillait chez Pierre Grabar ou Etienne-Emile Baulieu qui était chez Jayle, mais qui est très vite parti apprendre la biochimie moderne chez Liebermann aux Etats-Unis. Chez Hamburger, il y avait aussi des gens comme Gabriel Richet qui essayait de faire une recherche clinique de qualité, puis ce fut Jean-François Bach...
Qu'entendez -vous par recherche clinique de qualité ?
Dire qu'on 'fait de la recherche clinique', c'est souvent la manière tactique dont usent les cliniciens pour obtenir des crédits de recherche. Cependant, je prétends, moi, avoir toujours fait de la recherche clinique. Quand je m'occupais d'un patient atteint d'une anémie due à une hémoglobine anormale ou une enzyme anormale, je faisais de la recherche clinique. On part du patient et l'on remonte jusqu'à l'analyse cristallographique de l'enzyme anormale, on part du lit du malade et l'on remonte jusqu'à la biologie moléculaire, c'est ce qu'avaient fait les anglo-saxons dont je parlais plus haut. Aujourd'hui, je pense que ce point de vue est partagé par l'ensemble de mes collègues médecins ou scientifiques. Aucun progrès en médecine n'est jamais sorti d'autre chose que de la recherche fondamentale. Certes, l'observation et le suivi des patients sont indispensables, mais ils sont insuffisants pour guérir une maladie. Les diagnostics ont extraordinairement profité des progrès de l'instrumentation, du scanner, de l'IRM, de l'immunofluorescence... qui, comme les médicaments tels les antidépresseurs ou d'autres, sont issus de la recherche fondamentale. Cela étant, j'estime que j'ai eu une chance extraordinaire parce que j'avais une double formation, ce qui était très rare à cette époque et n'existe plus aujourd'hui car les gens deviennent de plus en plus spécialisés.
Le rôle de l'Inserm
L'Inserm a eu un rôle déterminant dans cette affaire. C'est son directeur, Philippe Laudat, qui m'a aidé à me lancer en me disant que la biologie moléculaire devait être 'appliquée'. Effectivement, les gènes des hémoglobines ont été parmi les premiers à être clonés. Alors que j'étais un biochimiste des protéines et des enzymes des globules rouges, en 1976 il m'a ouvert un crédit de 600 000 F afin que je puisse passer de l'enzymologie à la biologie moléculaire. C'est comme cela que j'ai pu monter l'un des premiers laboratoires de biologie moléculaire de l'Inserm (U91), après celui de Pierre Chambon et celui de Pierre Tiollais. Donc, j'ai vécu à la fois la biochimie moderne des protéines - la séquence des protéines, l'enzymologie des isozymes, la spectrométrie de masse et la RMN que j'ai continué à faire - et, en même temps, la biologie moléculaire fondamentale et appliquée aux pathologies humaines. À l'époque de Philippe Lazar, j'ai été amené à faire un transfert de technologie au profit de la santé publique aux Antilles. Cela s'est produit après que nous ayons identifié la mutation d'une maladie de l'hémoglobine prédominante dans ces îles. Grâce à l'Inserm, on a pu construire un centre de santé publique à la Guadeloupe pour lancer une prise en charge de cette pathologie .
Les points saillants de votre carrière scientifique
Tout au long de ma carrière de chercheur, j'ai étudié des hémoglobines anormales. J'en ai trouvé quarante-sept ! Comme beaucoup d'autres, j'ai donc très modestement participé aux progrès de la biochimie, puis de la biologie moléculaire, en travaillant sur mes globules rouges. En fait, j'ai eu trois fois des émotions scientifiques. La première en 1970, quand j'ai identifié la structure de la première hémoglobine anormale en France. Cela dit, ce n'était pas brillant, les Anglais l'avaient déjà fait depuis plusieurs années (J. Pari, en 1964-1965). La deuxième fois, c'est quand j'ai trouvé une modification de structure quaternaire de l'hémoglobine induite par un réactif que j'avais inventé. J'avais fait la prédiction que cela se passerait comme cela et la confirmation par l'expérience m'a fait très plaisir. La troisième fois, c'est quand j'ai réussi à cloner un gène, une enzyme du globule rouge qui est importante dans la physiologie du transport d'oxygène. Nous l'avions fait à l'instigation de Philippe Laudat, dans les circonstances que je viens d'évoquer. On a rencontré pas mal de difficultés parce qu'à l'époque, les techniques de clonage étaient balbutiantes, mais finalement on a réussi.
Peut-on dire que c'est leur curiosité scientifique qui a conduit certains médecins à s'intéresser à la génomique ?
Effectivement, en France, l'initiateur des premiers programmes de séquençage fut le Centre d'étude du polymorphisme humain (CEPH), une fondation reconnue d'utilité publique à but non lucratif présidée par Jean Dausset. Peut-être Dausset fut-il inspiré par son jeune confrère Daniel Cohen, toujours est il qu'il lui revient d'avoir réuni cent familles pour en tirer les éléments nécessaires à la constitution des outils qui ont permis de démarrer le décryptage du génome humain. Un peu de la même manière qu'il avait procédé trente ans plus tôt pour établir le système d'histocompatibilité 'HLA'. A ce sujet, voir : La révolution du génome', Médecine/Science, janvier 2000.
Pourtant le Groupement de Recherche et d'Etude des Génomes (GREG) semble avoir voulu se distancier de la recherche médicale...
On ne peut pas dire que le GREG se soit désintéressé des applications médicales de la génomique. En 1992, lorsque Piotr Slonimski a pris la direction du GREG, je lui ai recommandé de s'intéresser aux applications médicales. C'est ainsi que le GREG a fourni des moyens à l'Inserm, à une époque où le ministère des Finances (A. Juppé) avait décidé de réduire les crédits de la recherche, ce qui était d'ailleurs une erreur. Nous en discutions avec Jean Weissenbach qui nous conseillait de faire comme les Anglais ou les Américains, c'est-à-dire de mettre en place un consortium pour décrypter le génome. Mais il y aurait fallu des moyens très importants (plus important que nous ne l'imaginions) et c'est vrai que nous avons fait pas mal de saupoudrage, mais on doit ajouter que nombre de laboratoires Inserm ou CNRS ont pu mettre la tête hors de l'eau à l'époque grâce au soutien du GREG.
Vous vous êtes aussi occupé d'enseignement médical
Hum ! Disons d'abord que pendant quelques années, du fait de mes idées de gauche, j'ai été mis à l'écart, ce qui m'a évité d'avoir à bidouiller dans diverses commissions. Lorsqu'on s'est aperçu que je n'étais pas un 'diable rouge', on m'a chargé de l'organisation du premier cycle de médecine et j'ai dû subir les étudiants de mai 1968 en PCM. Puis, petit à petit, j'ai été récupéré par le système. J'ai été introduit tout doucement dans le conseil scientifique du CHU Henri Mondor, puis je suis devenu président de ce conseil. Enfin, je me suis occupé du problème de l'enseignement au niveaudu post-internat. Avec Maxime Seligmann et Claude Amiel, nous avons fait passer une décision qui imposait d'avoir un DEA ou une thèse de 3ème cycle pour pouvoir continuer à concourir dans la carrière hospitalière d'Etat. Je pense que cela a été une bonne chose. Cela a donné un peu de méthodologie et de rigueur scientifique aux futurs médecins. De plus, l'obligation d'aller dans un laboratoire a créé des liens entre ces futurs décideurs et praticiens médecins, et les chercheurs de ces laboratoires. Par contre, il était probablement excessif de vouloir que tout étudiant en médecine fasse un DEA. Cependant, tous les actuels chefs de services d'hématologie ou de dermatologie ou en néphrologie au CHU Créteil ont eu cette formation. Ils sont presque tous passés dans des unités de l'Inserm pendant plusieurs mois et certains y sont encore partiellement. Je pense qu'ils ont reçu une formation irremplaçable. Cependant, d'autres internes que j'ai eus et qui sortaient des nouvelles filières de formation m'ont déçu. J'ai trouvé que la sélection était mauvaise, mais peut-être ne suis-je pas objectif, peut-être est-ce que je vieillis...
Aujourd'hui, les praticiens sont-ils devenus trop techniciens ?
Je dirais qu'ils manquent de formation médicale, ils ne savent plus examiner un malade. Cela vient probablement du développement extraordinaire des examens non cliniques. Je trouve qu'à l'heure actuelle l'enseignement médical est un échec, même si les jeunes médecins sont mieux formés scientifiquement. Je connais beaucoup d'anciens internes et d'anciens médecins qui font une excellente recherche dans les laboratoires Inserm ou CNRS. En revanche, ils sont trop spécialisés pour faire de la clinique. Mais peut-être touchons-nous là un problème insoluble... C'est très dommage, mais le caractère de plus en plus pointu des techniques médicales, des concepts et des techniques scientifiques, ne permettent plus d'être éclectique. Il n'y a plus de bons médecins généralistes, de médecins de famille et pourtant c'est capital. Un jour, l'un de mes petit-fils a eu un bouton qui enflait au coin de la lèvre. Un médecin de ville a incisé alors que c'est précisément la chose à ne pas faire. C'est dangereux, il ne faut pas intervenir. Je vois sans arrêt des erreurs de ce type.
Nommé responsable du département des sciences de la vie au ministère de la Recherche en 1982, vous vous êtes alors occupé de politique scientifique...
À l'époque, je me suis retrouvé dans la situation curieuse d'avoir un rôle de temporisateur. Au ministère de la recherche, Jean-Pierre Chevènement s'était laissé convaincre par Jacques Benveniste et par des gauchistes délirants à la commission recherche du PS qu'il ne fallait plus faire de recherche moléculaire, mais seulement travailler pour améliorer la santé des gens. Ils voulaient couper les crédits dont disposaient les chercheurs fondamentaux. Nous avons réussi à geler la situation pendant un an. J'avais dit à Chevènement que je partirais s'il ne voulait pas créer un conseil de recherche au ministère avec des scientifiques éminents, une sorte de renaissance du Comité des sages tel qu'il avait existé dans les années soixante. Il n'a pas répondu car c'était l'époque où lui-même démissionnait et, n'ayant pas obtenu satisfaction, je suis parti.
Vous avez présidé le conseil scientifique de l'Inserm, un autre type d'instance de décision...
Vous savez que les commissions de l'Inserm sont constituées de membres nommés et de membre élus. Or, je ne crois pas qu'on fasse un bon pilotage de la recherche avec des élus. J'ai été nommé président du conseil scientifique et deux fois dans de très bonnes commissions, mais je trouve leur mode de fonctionnement très critiquable. Aux débuts, les syndicats de chercheurs avaient à contrebalancer le poids des grands mandarins scientifiques ou médicaux et c'était positif. Mais par la suite, ils ont adopté les techniques des mandarins et ils ont fait la même chose dans le sens inverse pour aboutir à la situation que nous connaissons. Personnellement, je suis un naïf. Je ne voyais jamais les coups arriver. C'est d'ailleurs la raison pour laquelle je me suis retrouvé à contre pied dans beaucoup d'endroits ! On me croyait beaucoup plus malin que les autres, en fait je suis un Candide voltairien. Pour en revenir à l'Inserm, il faut d'abord rappeler que Philippe Lazar, son directeur général, avait été l'un des conseillers de J.-P. Chevènement. Lazar avait une vision assez hégémonique des missions de l'Inserm. Il pensait qu'un seul organisme devait s'occuper de recherche médicale et s'il n'est pas parvenu à l'évincer du CNRS, du moins il a essayé. Or, je pense comme lui qu'il est absurde que les deux organismes empiètent sur les prérogatives de l'un et de l'autre. L'argument clé du CNRS pour défendre son interdisciplinarité est que cela permet aux chercheurs d'avoir des relations avec des chimistes et des physiciens ou des psychologues. C'est idiot. Personnellement, pour avoir l'avis d'un physicien ou d'un chimiste, je n'avais pas besoin d'être au CNRS. Pour justifier la rivalité CNRS-Inserm, le seul argument que je retiens - lorsqu'on connaît la façon dont fonctionnent les institutions françaises - est qu'il n'est pas inutile d'avoir recours à l'un ou à l'autre en cas de besoin. Prenons l'exemple des recrutements, si un organisme refuse un candidat pour en pistonner un autre, le deuxième organisme peut le récupérer. Cela étant, s'il fallait concentrer les moyens sur un seul organisme, je crois que je supprimerais le département Sciences de la Vie du CNRS. Certes, la manière de Lazar était un peu 'bonapartiste', mais, sur le fond, il n'avait pas tort.
Les Instituts fédératifs de recherche (IFR)
La notion d'IFR est incontournable dans l'évolution des structures médicales et de recherche. Le module Inserm qui a vécu de 1964 à aujourd'hui, avec les unités, le recrutement, les moyens attribués, a été un incontestable vecteur de réussite dans l'essor d'une recherche biologique et médicale moderne en France. Mais ce dispositif est aujourd'hui dépassé parcequ'il s'est rigidifié. Les moyens techniques nécessaires au fonctionnement de la recherche médicale nécessitent aujourd'hui de grands équipements. J'ai connu une période intermédiaire où nous avions des semi gros équipements comme des analyseurs d'acides aminés qui coûtaient 300 000 F pièce. Aujourd'hui, les chercheurs ont besoin de synchrotrons qui sont, financièrement et logiquement, hors de portée d'une simple unité. Ce type de matériel ne peut être utilisé à temps plein par une unité, même très active. Donc, il y a toute une série de gros équipements qui doivent être partagés, qui nécessitent un système informatique lourd, un personnel spécialisé, etc. À Créteil, j'ai utilisé tous les moyens possibles pour créer des systèmes communs, comme l'informatique ou encore l'acquisition de séquenceurs modernes. Pourtant, un autre problème se pose, celui de savoir si un IFR peut avoir un programme propre commun aux différentes unités, en utilisant la technicité et le savoir-faire de chacun. Sur le plan théorique, c'était souhaitable. Cependant on a créé les IFR en réunissant des laboratoires Inserm, CNRS, ou facultaires qui existaient déjà, moyennant quoi il s'est avéré pratiquement impossible de les doter d'un programme commun. Je crois qu'à l'avenir, il faudrait créer un système d'IFR où les groupes constitutifs seraient plus mobiles dans le temps et dans l'espace.
La recherche pâtit d'une organisation trop rigide
L'unité de recherche Inserm est figée dans ses locaux, dans ses effectifs de chercheurs et de techniciens et cela empoisonne les progrès de la recherche en France. D'abord, parce que ça empêche de faire de la place pour les jeunes équipes. Lorsqu'ils reviennent en France, les jeunes chercheurs qui ont été de brillants post-doc. aux Etats-Unis doivent se faire accepter dans de petites unités où ils perdent parfois deux ou trois ans. Ainsi j'ai un fils qui a fini par partir en Suisse où on lui a donné deux techniciens et 3 MF pour mener à bien son projet. Il était contractuel avec une université suisse, donc non-fonctionnaire. La titularisation des chercheurs ou des enseignants, si elle est nécessaire, devrait être réaménagée de manière à éviter les scléroses. C'est-à-dire qu'elle devrait impliquer la mobilité thématique et géographique. L'IFR était peut-être un moyen de pallier cet inconvénient. C'était fait pour accueillir des jeunes chercheurs créatifs, à la manière des Américains. Pour cela, il ne suffit pas d'avoir de l'argent pour les salaires, il faut avoir des postes, or tout ce dispositif est rigidifié par les rapports entre l'Inserm, le CNRS, l'université (qui a des locaux) ou l'Assistance publique.
Ne se heurte t-on pas là aux limites du cumul des fonctions telle qu'introduit par la réforme Debré de 1958 ?
Aujourd'hui, la recherche biologique et médicale subit une accélération considérable due, entre autres, au progrès de l'informatique et de l'automaticité, mais la France a des difficultés à suivre le mouvement à cause de certaines données structurelles. En ce sens, on peut dire que la réforme Debré porte quelque responsabilité. En lançant sa réforme, monsieur Debré avait conçu un système de stricte appartenance, mais c'était alors le seul moyen de réussir l'intégration plein-temps des médecins en développant leur culture scientifique. Pourtant l'application stricte de la loi de 1958 a abouti à une situation aberrante. Pour l'appliquer il a fallu la truquer, en ne satisfaisant qu'une seule des trois missions prévues (soins, enseignement et recherche). Certes la triple mission reste possible pour certains fondamentalistes, mais pas pour les cliniciens normaux qui doivent s'occuper de leurs patients et c'est dommage car il y a de très bons chercheurs cliniciens. Ainsi, la recherche biologique et médicale à l'Inserm pâtit du fait qu'une partie de son personnel ne dispose pas du temps nécessaire pour l'activité de laboratoire. De plus, une incompréhension, voire une jalousie, se sont installées entre les chercheurs non médicaux plein-temps qui ne disposent que d'un salaire et les chercheurs cliniciens plein-temps qui ont la double appartenance. De plus, la loi Debré ne prévoyait pas de répartition entre les trois activités, moyennant quoi un directeur d'hôpital a du mal à tolérer que son personnel plein-temps ne fasse pas ses huit heures de clinique quotidiennes. Pour l'avenir, je suis pessimiste à cause des pesanteurs sociologiques et structurelles inhérentes à notre centralisation jacobine. Nous sommes un peuple conservateur sur lequel éclatent de temps en temps, superficiellement, des révolutions qui ne changent pas réellement le fond des choses.
Vos responsabilités aux comptes-rendus de l'Académie des sciences (CRAS) sont-elles une sorte de retour vers la recherche fondamentale ?
Lorsque j'ai pris ma retraite au CHU Henri Mondor, Jean Hamburger qui était membre de l'Institut et Philippe Lazar m'ont proposé de m'occuper des CRAS et j'ai essayé de les moderniser. J'avais accepté en demandant qu'il y ait des comités de lecture ne comprenant pas que des académiciens et que l'on n'accepte aucun papier qui ne soit soumis à une véritable évaluation (je voulais également que les experts soient payés, ce que je n'ai pu obtenir). Mais ce n'était pas une révolution, j'ai juste fait admettre des règles courantes dans la communauté scientifique par l'Académie qui était une institution assez conservatrice. Je voulais ouvrir aux chercheurs français la possibilité de ne plus dépendre des lobbies anglo-saxons pour leurs publications. Certains n'ont d'ailleurs pas bien compris cette possibilité. Vous savez que les mathématiciens français comptent parmi les meilleurs du monde, ce qui leur donne une position très importante à l'Académie. Comme celle-ci est une société démocratique, quand les mathématiciens ne sont pas d'accord, rien ne passe et, au début, ils ne comprenaient pas pourquoi nous évoquions le fait de devoir publier en anglais puisque eux-mêmes publiaient toujours en français. Ils avaient des alliés de poids, les différents ministères de la francophonie, notamment. Pour biaiser, j'ai fait passer des articles mixtes anglais/français, puis nous en avons fait une version abrégée des CRAS en français. En revanche, il y a eu des effets positifs, les chercheurs en biologie végétale ou en écologie, qui étaient très en retard, ont été conduits à faire une recherche plus moderne qu'avant et l'on commence à voir des résultats de qualité.