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Entretien avec Alfred Spira

Spira

S. Mouchet, J-F Picard, script A. Lévy-Viet, 25 nov. 2015, revu par Alfred Spira entre le 15 et le 26 avril 2016
 (source : https://histrecmed.fr/temoignages-et-biographies/temoignages)

 La pratique de la recherche en épidémiologie humaine offre au chercheur la possibilité de s’impliquer dans de nombreux domaines des sciences de la vie et de la santé. Même si pour être réalisée de façon pertinente et rigoureuse, elle requiert une connaissance approfondie du domaine abordé (cancérologie, cardiologie, reproduction, etc.), cette pratique s’appuie sur des concepts et méthodes communs aux différents domaines abordés. La recherche en épidémiologie concourt à la production de connaissances nouvelles, potentiellement utiles à la santé publique et à l'action sur les risques encourus par les personnes, le fonctionnement du système de santé et les politiques publiques. Les exemples présentés ci-dessous illustrent certaines étapes illustratives de mon parcours d’épidémiologiste au service d’une conception pluridisciplinaire et politique de la santé publique, où chaque discipline apporte son regard critique et dialogue avec les autres, tout en gardant ses spécificités théoriques et méthodologiques.

 

Clinique et épidémiologie

Durant la deuxième moitié des années 1960, je menais à la fois des études de médecine et de sciences (biochimie). Je m’intéressais aux neurosciences, en particulier aux mécanismes du sommeil et de la mémoire. Je souhaitais éventuellement rejoindre le laboratoire de Jacques Glowinski au Collège de France pour travailler sur les mécanismes neurochimiques du sommeil, mais il n’avait pas de crédits disponibles à ce moment-là pour payer un étudiant et, de mon côté, marié puis père de famille, j’avais besoin de commencer à gagner ma vie. J'ai donc dû renoncer à ce projet, ce que je regrette encore parfois aujourd’hui. Nous étions en 1968-1969, j’avais commencé la préparation de l’internat en psychiatrie, que j’ai définitivement arrêtée le 6 mai 1968, pour rejoindre le mouvement étudiant débutant. Peu de temps, après j’ai pu longuement échanger avec Daniel Schwartz, qui m’a passionné en m’exposant la méthodologie des essais randomisés et a initié ma réflexion sur la causalité dans le champ des sciences du vivant, problématique qui reste encore centrale aujourd’hui dans mon questionnement scientifique. Il m’a présenté à l’un de ses collègues, le cancérologue Robert Flamant, qui m’a proposé de travailler dans son équipe. Il s’agissait de participer à un projet de recherche sur les angiomes de l’enfant (le premier essai thérapeutique réalisé en France) et, en outre, d’assurer des consultations de dermatologie à l’Institut Gustave-Roussy (IGR), concernant essentiellement l’accueil de patients atteints de mélanome cutané. Ceci ne nécessitait pas une formation très poussée, car au début des années 1970, nous ne connaissions pas grand-chose sur le mélanome malin. Ce fut une expérience très éprouvante. On ne disposait d’à peu près aucune connaissance concernant le traitement autre que l’ablation de ces tumeurs. Etaient concernés surtout des patients âgés de 30 à 50 ans, avec lesquels on m’a laissé me débrouiller. Il fallait essayer de faire semblant d’être confiant et de rassurer ces patients, tout en sachant que six mois plus tard, la plupart d’entre eux seraient décédés. J’ai arrêté cette activité après quelques mois et je n’ai plus jamais fait de clinique, même pas en remplacement comme le faisaient la plupart de mes collègues. J’ai alors acquis une formation en biostatistique en France et aux Etats Unis et je suis devenu chercheur en épidémiologie, d’abord attaché de recherche à l’Inserm, puis hospitalo-universitaire.

En France, les méthodes de l'épidémiologie moderne ont été introduites par Daniel Schwartz, polytechnicien et ingénieur des tabacs, dans les années 1950-1960, alors qu'elles existaient en Grande Bretagne depuis plus d'une décennie. Daniel Schwartz était issu d'une prestigieuse famille de médecins. Son père, Anselme Schwartz, avait quitté l'Alsace devenue germanique en 1870 pour venir en France, où il a été nommé chirurgien des hôpitaux de Paris, à une époque où les Juifs n'étaient pas forcément les bienvenus dans ce milieu. Daniel Schwartz a commencé à s’intéresser à la médecine après ses recherches sur les maladies des plants de tabac à Bergerac. Neveu de Robert Debré par sa mère, il a pu bénéficier de contacts avec de grands médecins comme le cancérologue Pierre Denoix de l’Institut Gustave Roussy, ou Pierre Soulié et Jean Lenègre, grands patrons de cardiologie. Daniel Schwartz était un homme doué d’une intelligence redoutable, développant une logique qui ne laissait de place à aucune approximation dans le raisonnement. Il donnait l’impression de raisonner lentement, mais lorsqu’il arrivait au bout de l’exploration d’un sujet, toutes les hypothèses avaient été évoquées, si ce n’est investiguées. Travailler avec lui permettait de rendre en apparence simples et limpides les sujets les plus complexes et, surtout, de formuler des questions qui servaient de base à des projets de recherche novateurs. Philippe Lazar a travaillé auprès de lui, mais il n’a que plus tardivement bénéficié d’une telle introduction dans le monde médical. Il a toujours exprimé vis-à-vis de Daniel Schwartz une réelle admiration ; il a, en outre, développé de très grandes qualités d’organisation au service d’une vision pour le développement de la recherche et de l’enseignement, qui l’ont conduit à diriger l’INSERM puis l’IRD.

Le fait que plusieurs des collaborateurs de Daniel Schwartz soient, comme lui-même, issus de familles d’origine juive a parfois intrigué, en particulier certains collègues nord-américains. On m’a par exemple un jour demandé à la faculté Johns Hopkins à Baltimore s’il était vrai que Schwartz était tellement puissant en France que le nom de la ville dans laquelle son laboratoire était implanté avait été changé en… Villejuif ! Si Daniel Schwartz avait souffert de persécutions antisémites pendant la guerre, ce ne fut apparemment plus le cas après et nous n’avons que très peu évoqué ces questions ensemble. D’autres, comme Lazar ou Lellouch ont vécu cela de façon différente, exprimant des sensibilités variées, qui leurs sont propres. Personnellement, je n'attache pas aujourd’hui trop d’importance à ces questions. J'ai coutume de dire que je suis un juif polonais né en France, naturalisé à l'âge de trois ans. J’ai toujours mené une vie heureuse dans ce pays, mon pays et, heureusement, sans souffrir d’antisémitisme, même si je n’oublie jamais la disparition de la grande majorité de ma famille dans l’holocauste et quelle en a été la cause.

Médecine expérimentale et médecine numérique

La dichotomie entre la statistique et la médecine remonte au XIXème siècle, lorsque Claude Bernard critiqua l'utilisation de la statistique pour décrire le vivant. Le danger, selon lui, était de faire une description du 'patient moyen' qui n’apporte aucune information intéressante pour comprendre la physiologie, ce en quoi, il s'opposait à son contemporain, le phtisiologue Pierre-Charles-Alexandre Louis, pionnier de l’utilisation de la ‘méthode numérique’ en médecine. Ce qui intéressait Claude Bernard, c’était le cas particulier, éloigné de la moyenne, dont il disait apprendre beaucoup. Il n’était pas opposé par principe à la statistique, mais à l’impasse que risquait d’apporter l’utilisation de cet outil dans la compréhension de phénomènes subtils qui, d’après lui, pouvaient mieux être mis en évidence en créant de façon expérimentale les situations « anormales », au sens statistique du terme. Par exemple, prendre un cœur de poulet, le mettre dans une situation expérimentale, lui injecter un produit, puis analyser ce qui se passe quand on transfuse un autre poulet avec le sang de ce cœur.

Claude Bernard ne dédaignait pas la provocation vis-à-vis du corps médical de son temps : "Les médecins disent exercer un art. Mais avez-vous déjà visité une exposition médicale ? Moi, quand je veux voir de l'art, je visite une exposition de peinture ou de sculpture !". Je cite parfois cette phrase à l'Académie de médecine, dont Claude Bernard était membre et où j’ai le privilège de siéger aujourd'hui.Il y a eu en médecine une dérive un peu obscurantiste jusqu’aux années 1920. A l'époque, les médecins étaient contre la déclaration obligatoire de la tuberculose, aujourd’hui, ils se battent contre le tiers payant généralisé, au nom de principes selon lesquels il y aurait là un moyen de les contrôler et de transmettre des informations qui ne regardent pas la société. Il est d’ailleurs intéressant de relever que la déclaration obligatoire des cas de sida a, il y a peu, fait l’objet du même débat, auquel j’ai alors eu l’occasion de participer. Le corps médical est caractérisé par son corporatisme et, si je me suis battu pour entrer à l’Académie de médecine - ce qui n’allait pas de soi, compte tenu de mon engagement social et politique de gauche -, c’est justement pour entrer au cœur de cet appareil conservateur et de tenter, avec d’autres, de contribuer à le faire modestement évoluer. C’est ce qui est d’ailleurs en train de se produire un peu : je viens par exemple d’obtenir le soutien de cette institution pour préparer un rapport sur « Précarité, pauvreté et santé », sujet dont l’actualité n’est pas nouvelle. J’ai par ailleurs récemment organisé un colloque sur ce même thème à l’Académie avec le Secours populaire français. J’essaye d’y développer cette dimension qu’on appelle parfois 'médecine sociale' ou 'médecine de société' à laquelle, je préfère, pour ma part, le terme de 'santé publique' qui est plus large.

La reproduction humaine, le sida et l'ANRS

A la fin des années 1970, je faisais de la recherche en épidémiologie de la reproduction humaine et de l’infertilité avec Philippe Lazar, André et Joëlle Boué, notamment sur les avortements spontanés précoces. A l’instigation de Philippe Lazar et d’Emile Papiernik, nous nous sommes intéressés aux maladies sexuellement transmissibles (MST), aujourd’hui appelées infections sexuellement transmissibles (IST). En 1982 avec le ministère de la Santé, nous avons lancé, Elisabeth Bouvet-Koskas, Jean-Baptiste Brunet, Nadine Spira, Laurence Meyer, et moi-même, une recherche sur la prévention des MST, en particulier en milieu scolaire. Elle fut l’objet de très grandes difficultés avec le ministère de la Santé, car aborder directement (et parfois crûment) les pratiques sexuelles dans un but d’information et de prévention était encore très difficile à admettre. Nous avons ensuite développé un programme de recherche sur les déterminants de la fertilité humaine, masculine en particulier, avec Georges David et Pierre Jouannet, et sur la contraception. Ceci a même donné lieu en 1993 à la publication de la première « expertise collective » de l’INSERM sur les apports des différentes classes de contraceptifs oraux, sujet qui fait encore l’objet de débats scientifiques et sociaux aujourd’hui. Ce n’est qu’après le début de l’épidémie de sida que les choses ont radicalement changé. L’Inserm n’a commencé à se préoccuper de la question de l’infection par le VIH qu’à partir de 1986, année de publication de la lettre de Philippe Lazar destinée à lancer le « Programme national de recherche sur le sida ».Puis, à la fin des années 1980, quand il a été question de créer l'Agence nationale de la recherche sur le sida (ANRS). Jean Dormont a conseillé à Jean-Paul Lévy , nommé directeur de cette agence en 1988, de s’intéresser à l’épidémiologie clinique. Celui-ci est alors entré en contact avec Daniel Schwartz qui m’en a parlé. Je me rappelle d’avoir suggéré qu'il serait intéressant d’introduire aussi une dimension 'santé publique' dans ce dispositif. Ceci permettrait de travailler sur les dimensions comportementales de cette maladie transmissible. A l'instigation de Daniel Schwartz, avec Jean-Paul Moatti, économiste de la santé à l’Inserm et Michaël Pollak, sociologue au CNRS, nous avons rencontré Jean-Paul Lévy à Cochin pour lui exposer l’importance de cette approche. Le lendemain matin, Lévy est un homme de décision rapide, il m’a appelé pour me dire qu’il avait l'intention d'installer cinq commissions à l’ANRS, virologie, immunologie, épidémiologie, recherche clinique et santé publique, me confiant la présidence de cette dernière. Venant de créer l’unité Inserm 292 "Santé publique, épidémiologie, reproduction humaine" et d’être nommé professeur à la faculté de médecine Paris-Sud, je lui ai répondu que cela ne m’était matériellement pas possible. Il m’a alors dit « Dans la vie, il faut prendre ses responsabilités. Vous m'avez écrit, vous êtes venu me voir et vous m'avez convaincu. Maintenant, il faut faire le travail ». C’était la première fois de ma vie que j’entendais ce genre de discours. J’ai réalisé qu’il avait raison et j’ai accepté, pour quatre ans. Nous avons donc créé la commission santé publique de l'ANRS dont j’ai été le premier président. Michael Pollak m’y a succédé quand j’ai été élu président de la commission scientifique spécialisée « Santé publique » de l’Inserm. Ce passage à l’ANRS, après ma rencontre avec Daniel Schwartz, a été le deuxième événement qui a grandement changé le cours de ma vie scientifique (et donc de ma vie tout court !). L’objectif était de mobiliser sur l’infection à VIH les sciences humaines et sociales avec lesquels nous avions, Pollak, Moatti, et moi-même de nombreux contacts. Cela a d'autant mieux fonctionné que nous disposions de la possibilité de mobiliser des moyens financiers conséquents. La communauté homosexuelle s’est mobilisée et j’ai eu de nombreux échanges avec les associations, AIDES et ACT'up en particulier, et avec de très nombreuses personnes remarquables, en particulier Daniel Defert. Nous avions également des contacts avec les sociologues, en particulier Claudine Herzlich du CERMES, du CNRS et de l’EHESS.

C’est aussi à partir de cet élan que furent mises en place et développées dans notre unité de recherche d’importantes cohortes de personnes contaminées par le VIH, qu’il s’agisse d’homosexuels masculins, de personnes transfusées, enfin de femmes et d’enfants contaminés. Dès l’apparition des premiers traitements efficaces contre le VIH, en 1996, des cohortes d’appui à la recherche clinique ont également pu être développées, en particulier par Laurence Meyer en collaboration avec Jean François Delfraissy, contribuant par exemple à mettre en évidence la résistance à la contamination des personnes porteuses d’une mutation sur le gène CCR5, source potentielle du développement de nouveaux traitements.


Les comportements sexuels en France

C'est dans cette perspective de santé publique qu'au début des années 1990, j’ai travaillé sur les comportements sexuels, recherche mise en place pour contribuer à l’élaboration des stratégies de prévention de l’infection par le VIH. Claude Got avait rédigé en 1988 un rapport soulignant que la transmission du virus étant en grande partie sexuelle, il fallait tout mettre en œuvre pour mieux comprendre les déterminants des prises de risque liées à la sexualité. A l'époque, comme moyen de prévention, on ne disposait que du préservatif, dont l’utilisation rencontrait des freins et réticences importants. Il fallait essayer de comprendre ce qui provoquait ces obstacles, les dépasser et promouvoir une sexualité à moindre risque. C'est ainsi que nous avons décidé de mener un ensemble de recherches qualitatives et quantitatives sur les comportements sexuels des personnes vivant en France : adultes homo et hétérosexuels, jeunes, personnes vivant dans les départements français d’Amérique. Les premiers appels à projets lancés n’ont pas complètement répondu à nos attentes. Pour avancer vers nos objectifs de production de connaissances nouvelles au service de l’action, la prévention, mêlant recherche fondamentale et recherche finalisée, notre commission de l’ANRS s'est donc constituée en équipe de recherche et nous avons réuni un groupe multidisciplinaire de 25 chercheurs dont l’ANRS m’a confié la coordination. De son côté, l'anthropologue Françoise Héritier, Professeur au Collège de France, s’est vue confier la présidence du conseil scientifique de ces recherches et un fructueux dialogue s'est instauré entre notre équipe de chercheurs et le conseil scientifique international. Dans nos analyses, l’une des difficultés était de conjuguer des approches qualitatives et quantitatives, c'est-à-dire en termes de méthodologies des épidémiologistes, des psychiatres comportementalistes, des biomathématiciens, des informaticiens, des sociologues qualitativistes et quantitativistes, des démographes, des économistes, ... Pour Françoise Héritier comme pour moi, cela a représenté une excellente opportunité d’échanges entre disciplines. Je me souviens de conversations où elle me disait la chance qu’avaient les épidémiologistes de décrire globalement des phénomènes grâce à des courbes, à des distributions, à des critères quantitatifs, à des moyennes et des variances. Ce à quoi je lui répondais que je m'intéressais aux comportements de prise de risque ou, plus précisément, aux comportements statistiquement « anormaux », un terme que j’emploie bien entendu sans aucun jugement de valeur. Avec les outils statistiques dont nous disposions, nous ne pouvions calculer que des moyennes et des variances, voire modéliser les comportements, mais sans pouvoir les comprendre et les interpréter de façon causale.

De son côté, Françoise Héritier prenait en considération les archétypes exemplaires de comportements, à risque ou sans risque, en les observant, en discutant avec les intéressés, en regardant ce qu’ils faisaient, en notant, analysant et interprétant leurs propos en se référant à des modèles anthropologiques explicatifs. De façon paradoxale, elle me disait que j’avais de la chance d'avoir une vision d’ensemble et je lui répondais qu’elle avait celle de rencontrer les personnes les plus informatives. Cet important programme de recherche sur les comportements sexuels en France a occupé dix ans de ma vie, à la tête d'une équipe regroupant beaucoup de disciplines. Ensemble, en particulier avec Nathalie Bajos, socio-démographe, nous avons mené des recherches de grande ampleur. L’enquête « Analyse des comportements sexuels en France (ACSF) » reste encore aujourd’hui celle réalisée sur le plus important échantillon réuni au monde dans le domaine de la sexualité, plus de 20 000 personnes, renouvelant les recherches de Kinsey aux USA et de Simon en France ; elle a été réalisée en relation avec d’autres projets voisins dans plusieurs pays, dont la Grande Bretagne, puis a servi de modèle dans d’autres pays. L’une de mes grandes fiertés est d'avoir pu en publier les premiers résultats dans la prestigieuse revue Nature (ACSF et al., 1992, 360 : 407-9), ce qui a eu un rôle important pour la reconnaissance de la prévention, comme pour le développement de la recherche en santé publique. Cet épisode a contribué au renouveau de la recherche sur la sexualité humaine en France, domaine qui avait été délaissé depuis trop longtemps.

L'affaire de la mémoire de l'eau et ses suites

Jacques Benveniste était mon ami. La première fois que je l’ai vu, c’était en mai 1968, alors qu'externe, j’étais très actif dans le mouvement étudiant à la faculté des Saint-Pères. Le dispositif d'études médicales était basé sur trois « concours » : en fin de première année, 80% des effectifs étaient éliminés, puis on passait l’externat et enfin l’internat. Début 68, un 'super internat' avait même été créé à l’échelon national. En vue de sa contestation, nous avons organisé une AG dans l’amphi Léon-Binet aux Saints-Pères à laquelle nous avions convié Jacques Benveniste et Claude Mawas, tous deux chefs de clinique. L’Assemblée était réticente à toute initiative trop novatrice. Jacques retourné l’amphi en un tour de main et il a été décidé que tous les externes allaient démissionner de leur poste. Tous les étudiants présents ont symboliquement déchiré leur carte d’externe des hôpitaux. Ce fut le coup d’envoi de l’externat pour tous. Des années plus tard, en 1982, j’ai retrouvé Jacques au cabinet de Jean-Pierre Chevènement, alors Ministre de la Recherche et de la Technologie, puis nous avons siégé ensemble au Conseil scientifique de l’Inserm. C’est alors qu’il a publié son premier papier sur « La mémoire de l’eau » dans Nature. Il nous en a parlé au Conseil scientifique. L’accueil a été assez frais. Je trouvais personnellement son hypothèse intéressante, mais je contestais son utilisation inadéquate de l’outil statistique. Pour d’autres, c’était une honte. Certains pensaient que les anglais avaient publié son papier dans Nature pour déconsidérer la recherche française. Le Prix Nobel François Jacob de Pasteur a également pris position négativement. Pratiquement tout le monde refusait une discussion sur la méthodologie employée ou sur les résultats eux-mêmes. Ces interventions m'ont choqué ; Benveniste apportait des résultats d’observations expérimentales qui avaient été publiées dans l‘une des plus grandes revues scientifiques dans le monde. Que cela donne lieu à réprobation, soit, mais qu'aucun scientifique n’accepte d’en discuter dans le détail me paraissait problématique. Devant les interrogations et les soupçons de tricherie soulevée à l’échelon international, John Maddox, l’éditeur de Nature, a fini par envoyer une commission d’enquête, pour laquelle il avait requis, outre lui-même, la présence d’un scientifique et celle d'un prestidigitateur. Ceci m’a beaucoup choqué. En l’occurrence, il s’agissait de science et non d’un spectacle. Pour pouvoir affirmer que Benveniste avait tort, il fallait à mon avis le démontrer scientifiquement. Je lui ai alors proposé de travailler avec son équipe, tant par amitié que par respect et considération scientifique. Avec une collègue statisticienne de mon unité de recherche, nous avons élaboré un protocole très strict et nous avons personnellement surveillé les expériences in vitro. J’ai ensuite analysé précisément les résultats, sous la supervision de Philippe Lazar. Ce dernier, alors Directeur général de l’Inserm, était accusé par Benveniste de lui avoir coupé les crédits et fermé son unité Inserm, ce qui était faux. Dès le début, je n’ai pas exclu l’hypothèse d'un artefact, d'une erreur, d’une faute dans les manipulations, volontaire ou non. Si tel était le cas, il fallait en apporter la preuve. En outre, l'affaire survenait peu après celle de David Baltimore et de fraudes scientifiques retentissantes. Sur la base de nos résultats qui montraient que nous étions à la limite de l’erreur statistique et en l'absence de conclusion, nous avons proposé un article à Nature, qui l’a refusé, de même que Science. Il a finalement été publié dans les Comptes Rendus de l’Académie des sciences, puis Nature a finalement accepté la publication d’une lettre. Comme on le sait, la polémique autour de la « mémoire de l’eau » n’est aujourd’hui ni éteinte ni élucidée. Dans cette affaire, j‘ai peut-être un peu sur-réagi, choqué par les réactions de la communauté scientifique ; j’ai pu développer avec Benveniste des relations humaines de qualité ; en revanche, j’ai acquis une expérience qui m’a amené à être plus prudent par la suite.

Les leucémies de La Hague

Au début de 1997, le British Medical Journal publiait, sous la signature de Jean-François Viel (Faculté de Besançon), un article qui signalait un nombre « anormalement élevé » de cas de leucémie de l’enfant détectés près de l'usine de retraitement de déchets nucléaire de la Hague, comme cela avait déjà été rapporté en Ecosse et en Angleterre. Mais pour la première fois, la relation entre l’exposition environnementale aux rayonnements ionisants et le risque de leucémie était présentée dans cet article comme causale, liée à la consommation de coquillages et fruits de mer pendant la grossesse. L'affaire avait fait grand bruit en France et à l’étranger et a soulevé des polémiques à propos de l'effet 'faibles doses'. Après quelques péripéties, le gouvernement a voulu lancer des recherches plus approfondies, notamment en s'adressant à l'Inserm. Cette mission me fut confiée. Avant toute chose, je fus amené à essayer de ré-analyser les données réunies par Jean-François Viel, mais selon lui, les données n’étaient plus accessibles. Avec les personnes du registre des leucémies de la Hague, nous entreprîmes donc de nouvelles recherches concernant la population travaillant et vivant à proximité du site. La collaboration avec le Maire et la population de La Hague s’établit très rapidement dans d’excellentes conditions de confiance, même si leur inquiétude était palpable. Le sujet des « leucémies de la Hague » était en effet devenu un sujet de débat national, faisant l’objet d’une très importante couverture médiatique. La collaboration avec la Compagnie générale des matières atomiques (Cogema), tutelle de l’usine, fut plus difficile. Les ingénieurs de très haut niveau qui la dirigeaient ignoraient tout de la recherche épidémiologique. On a cependant lancé une nouvelle enquête, en respectant les procédures épidémiologiques les plus strictes, pour aboutir à la conclusion qu'aucun résultat ne permettait d'affirmer que les personnes habitant à proximité de la plus importante usine civile de retraitement de déchets nucléaires au monde - ou celles qui y travaillent - étaient davantage exposées au risque d'un cancer que la population générale. L'hypothèse qui émergea, déjà avancée par un collègue britannique, Théo Kinlen, dans d’autres circonstances, était que la concentration d'une population très importante au moment du chantier de construction de l'usine (plusieurs dizaines de milliers de personnes durant une courte période dans une zone très peu peuplée) pouvait être à l'origine de l’augmentation des nouveaux cas de leucémie observés, se situant à la limite de la signification statistique. Malheureusement, la surveillance épidémiologique n’a pas été poursuivie depuis lors dans cette région à ma connaissance. Cette incursion dans le domaine du nucléaire et de la santé m’a permis, en 2002, de bénéficier du soutien du programme américain d’échanges Fulbright pour enseigner une année à l’Université de Berkeley, le ‘paradis des chercheurs’. Durant cette année, j’ai pu analyser les liens entre connaissance et action dans le domaine des effets potentiels de l’exposition aux rayonnements ionisants sur la santé en Europe de l’Ouest, en Russie, au Kazakhstan, aux USA. L’analyse épidémiologique et socio-économique de ce domaine est difficile et passionnante. Elle n’est pas facilitée par le poids des lobbies militaro-industriels, suspicieux et hostiles à toute investigation « indépendante ».

A la suite de cette recherche, nous avons développé dans notre unité INSERM, alors dirigée par Henri Leridon, des recherches sur la thématique « Environnement et reproduction humaine », qui en collaboration très étroite avec Bernard Jégou pour la recherche mécanistique et Pierre Jouannet pour la recherche clinique nous amenèrent à participer, avec de nombreux collègues européens et américains, à l’émergence du concept de « perturbateurs endocriniens ». Nous avons, en particulier, contribué à montrer l’existence d’une baisse séculaire de la production spermatique humaine et à en proposer des facteurs déclenchants, en particulier les polluants organiques persistants contenus dans les pesticides et certaines matières plastiques. Là encore, les industriels, ceux de la chimie en particulier, ne font pas la preuve de la meilleure volonté pour permettre à la connaissance de progresser. La contribution française dans ce domaine reste importante, en particulier avec les travaux de Rémy Slama à Grenoble.

L'Institut de recherche en santé publique (IReSP)

En 2004, un début de structuration spécifique de la recherche en santé publique, mélange de recherche cognitive et de recherche opérationnelle, a eu lieu à l’Inserm, à l’instigation du directeur général de l’époque, Christian Bréchot. Un Institut virtuel de recherche en santé publique (IVRSP) a été créé, sous forme d’un regroupement des différents acteurs impliqués dans la recherche en santé publique : les opérateurs de cette recherche, les ministères de tutelle, les agences de sécurité sanitaire et les caisses d’assurance maladie.  J’en animais le conseil scientifique aux côtés de sa directrice, Annick Alpérovitch. En 2007, l’IVRSP a changé de nom pour être restructuré en un groupement d’intérêt scientifique (GIS), l'Institut de recherche en santé publique (IReSP). J’en ai été nommé directeur. On a également créé à côté de l'Institut de Recherche en Santé Publique un département éponyme au sein de l'Inserm, qui fut dissous un an plus tard. À la direction de ce nouvel institut, je me suis inspiré de l'excellente organisation interdisciplinaire et inter-organismes imaginée par Jean-Paul Lévy pour l'ANRS, en y incluant de nouveaux partenaires. L’IReSP compte désormais plus de vingt partenaires publics à côté de l’Inserm. Sa mission est la mutualisation des compétences et des moyens pour la recherche en santé publique, en particulier dans les domaines des interactions entre les déterminants de la santé, la recherche interventionnelle, la recherche sur le fonctionnement du système de santé et les politiques publiques en santé. De façon transversale, l’accent est mis sur les inégalités sociales de santé. Cette association originale de l’ensemble des institutions concourant à la recherche en santé publique a permis, depuis 2007, de lancer de très nombreux appels à projets favorisant un important développement de cette recherche en France, de lancer de nouveaux chantiers pour développer des domaines délaissés tels que la recherche sur les handicaps, en économie de la santé ou sur le fonctionnement des services de santé. Enfin, c'est entre autres sous l'impulsion de cet Institut que les grandes cohortes en santé ont été incluses dans le développement des initiatives destinées à soutenir les grandes infrastructures de la recherche, puis dans les investissements d'avenir, qui apportèrent un financement public d'environ 70 millions d'euros aux grandes cohortes en santé pour la période 2010-2020. Une secrétaire générale d’exception, Nathalie de Parseval, a grandement contribué à l’organisation et à la formalisation de ce fonctionnement d’un nouveau type, alliant de façon étroite organismes financeurs publics, chercheurs et gestionnaires de la recherche. Ce fonctionnement a permis de rapprocher de façon efficace les scientifiques et les décideurs, facilitant la transposition de connaissances nouvelles en actions de santé publique.

André Syrota, devenu directeur de l'Inserm, en particulier pour éviter une rupture avec le CNRS et fédérer tous les acteurs de la recherche en sciences de la vie et de la santé, a créé l’Alliance pour les sciences de la vie et de la santé (Aviesan) dont il est devenu le Président. Au sein de cette alliance ont été créés les instituts thématiques multi-organismes, dont l'un consacré à la santé publique, avec lequel l’IReSP a travaillé en étroite collaboration. Son budget annuel a fini par atteindre environ 15 M€, ce qui permet de faire des choix d’attribution de contrats de financement de la recherche, en sus du rôle dévolu aux organismes. L’alternative était soit de distribuer des petits moyens à tout le monde, soit d’attribuer des soutiens importants pour quelques projets prioritaires. Avec Gilles Bloch, le directeur général de la recherche et de la technologie au ministère de la Recherche, nous avons privilégié le développement des grandes cohortes en population pour étudier certaines pathologies. C’était un choix difficile de cibler ainsi les moyens, et cela a mis des années à se formaliser, jusqu’au Grand emprunt 2009-2010.

L’IReSP existe encore dix ans après, et coordonne aujourd’hui avec l’Agence nationale de la recherche (ANR), la programmation et le financement de la recherche clinique et en santé publique.

Prévention et biomédecine

Lorsque j’ai commencé à travailler sur le sida, alors que seules des modifications de comportement étaient susceptibles d’éviter la transmission inter-humaine du VIH, on avait suspecté qu’il pourrait un jour exister une prévention médicamenteuse contre cette maladie. Aujourd’hui, ceci existe avec le 'Truvada', un inhibiteur de la transcriptase inverse prescrit aux patients séropositifs avant tout risque de contamination. Et il est dans ces conditions difficile de maintenir des modifications de comportements et de rapports sociaux pour continuer à diminuer les risques. Les médecins ont beaucoup de mal à sortir du modèle biomédical. Quand FrançoiseHéritier analyse la place des femmes dans les sociétés, elle se réfère à ce qu’elle nomme un 'modèle archaïque dominant'. Je lui emprunte cette formule pour qualifier le modèle biomédical dominant. Si je suis aujourd'hui à l’Académie de médecine, c’est précisément pour tenter de contribuer à conjuguer des conceptions biomédicales et sociales de la santé.

Jusqu’aux années 1950, l’amélioration de l’espérance de vie était due à des actions relativement simples et non médicales, telles que le traitement des eaux usées, la conservation des aliments, les réfrigérateurs, le chauffage central, etc. A côté de cela, ont émergé du modèle biomédical les vaccinations avec Jenner, Pasteur, Calmette, Koch. Ensuite, il y eut les antibiotiques, notamment avec Flemming et la pénicilline, puis les corticoïdes. Le monde médical a commencé à découvrir des médicaments actifs, puis de plus en plus actifs. De gigantesques progrès ont été faits pour la compréhension des mécanismes conduisant au développement des cancers et des maladies cardiovasculaires. Pour celles-ci, ils furent en partie la conséquence d’études épidémiologiques effectuées à Boston avec la cohorte de Framingham dans les années 1940, puis d’autres recherches réalisées sur différentes populations, conjointement au développement de recherches mécanistiques et cliniques. Dans de nombreux pays, dont la France, des études ont mis en évidence le lien entre l'hypertension artérielle, le cholestérol, le tabac, le régime alimentaire, l’activité physique et le risque de maladies cardio-vasculaires (infarctus du myocarde, AVC, etc.). Nous avons connu des développements du même ordre pour d'autres pathologies, par exemple le sida ou aujourd’hui certains cancers.

La prévention en santé ne peut pas reposer sur une seule approche. La survenue de pathologies est le plus souvent le résultat de l’interaction entre des facteurs biomédicaux (génétiques en particulier), environnementaux, comportementaux, sociaux. La prévention doit combiner l’action sur ces différents déterminants, elle doit être à la fois biologique, médicale, sociale et, enfin, politique en ce qui concerne la promotion de la santé.

Une avancée significative de la biomédecine concerne le développement de l'ingénierie génétique, ce qui pose des questions sociales et éthiques, avec le risque d'imposer des contraintes qui brident la recherche et donc la production de connaissances nouvelles. L’émergence du principe de précaution en santé soulève des questions fondamentales concernant les modalités qui doivent permettre de produire ces connaissances nouvelles, tout en se prémunissant contre les risques liés au développement de technologies dont on ne mesure pas les conséquences éventuelles. Par exemple, il est aujourd’hui possible de modifier le génome de cellules embryonnaires. Cela comporte un risque de transmission de telles modifications à la descendance. Si la recherche dans ce domaine doit être poursuivie, en particulier la recherche sur l’embryon, elle doit être encadrée de règles strictes pour ne tolérer aucun risque de transformation irréversible ou d’eugénisme. La question est de savoir jusqu’où on peut aller et mon sentiment est qu'il faut mesurer les risques pour permettre à la société de décider ce qui lui parait acceptable.

Le processus de décision est complexe, il n’existe pas de solution univoque. Depuis environ 30 ans, on a développé des méthodes formalisées de débat, telles que les conférences de consensus, les conférences et forums de citoyens, etc. L’irruption de nouvelles technologies d’information et de communication a profondément modifié le contexte. Des groupes de pression organisés peuvent grandement influencer ces débats, et on ne sait pas dans quelle direction. Les conséquences sont importantes aussi bien du point de vue de la santé publique que de la défense des libertés individuelles et collectives.

La santé entre persuasion ou coercition

Les vaccinations, conjuguées aux progrès de l’hygiène et des modes de vie, constituent l’une des plus formidables avancées de la biologie et de la médecine. La variole a disparu du globe, la poliomyélite n’est pas loin de le faire. La diphtérie ou le tétanos sont devenus extrêmement rares. Le futur des vaccins est porteur de très grands espoirs pour certains cancers, le sida, etc. Cependant, les réticences et résistances vis-à-vis des vaccinations sont de plus en plus importantes, faisant craindre la ré-émergence de certaines pathologies épidémiques, la rougeole par exemple ou la grippe parmi les personnes les plus fragiles, et leurs conséquences. Face à cette situation, faut-il tenter de convaincre en faisant confiance à une hypothétique rationalité collective, ou faut-il recourir à la contrainte ?

L’un des grands succès récents de la santé publique en France, la diminution de la mortalité et de la morbidité liées aux accidents de la route, est dû à une série de mesures contraignantes, comme le port de la ceinture de sécurité, les limitations de vitesse, les taux d’alcoolémie tolérés. C'est ainsi que le port de la ceinture de sécurité est devenu une norme sociale issue d'une contrainte. Si la ceinture n’est pas bouclée, cela peut coûter très cher. Et tout le monde la boucle. Ce n’est que bien après l’instauration de ces mesures que la population a vraiment compris leur intérêt en termes de sécurité. Pendant longtemps, j’étais opposé à la coercition, prônant une discipline librement consentie, pour finir par l'admettre aujourd'hui comme une obligation rationnelle.

Science et démocratie

L'activité de recherche repose sur l’analyse de faits scientifiques, et en elle-même il n’y a aucune raison qu’elle soit démocratique. Je ne considère pas ici l’organisation de la recherche, mais son processus de déroulement. On peut par exemple observer le fonctionnement du groupe d'experts intergouvernemental sur l'évolution du climat (GIEC) qui a été créé en 1988. Nous sommes en présence d'un fonctionnement démocratique, transparent, d'une institution qui regroupe l’ensemble des recherches disponibles sur la question du réchauffement climatique et met celles-ci sur Internet, afin que des centaines de personnes les analysent, les jugent ou pas comme valides, pour aboutir à un consensus. Or le processus de la recherche consiste à formuler des hypothèses, pour ensuite éventuellement les réfuter, ou pas. Puis, ensuite, à formuler des paradigmes et modèles explicatifs compatibles avec les hypothèses. Je pense que le fait de réfuter ou non des hypothèses, de valider ou non des paradigmes, n’a rien à voir avec un consensus, donc avec un fonctionnement démocratique, si celui-ci doit être consensuel. Le processus ‘démocratique’ du GIEC laisse peu de place aux minoritaires, comme les climato-sceptiques, mais c’est bien sur le terrain scientifique que doit se dérouler la controverse, non sur celui de la représentativité.

J’ai mis très longtemps à réaliser que la connaissance et la représentation que nous nous faisons de la Nature n'avaient pas de relation avec la démocratie. Compte tenu de mon engagement social et politique, de mon désir d'avancer dans mon parcours de recherche en accord avec les chercheurs de toutes les disciplines d’une part, avec la société, d’autre part, cela est devenu pour moi un vrai sujet de réflexion. Nous vivons avec une représentation de la nature qui n’a peut-être rien à voir avec la réalité, si tant est que celle-ci existe. En tant que scientifique, je constate une dissociation complète entre la compréhension qu’on peut avoir des phénomènes naturels et le fonctionnement que l’on peut souhaiter pour les sociétés dans lesquelles nous vivons. Y compris en ce qui concerne le fonctionnement des organismes de recherche. Mais peut-être un jour sera-t-on capable de concilier tout cela. L’évolution conduit-elle à des sociétés harmonieuses ? Ce n’est en tout cas malheureusement pas ce que nous observons.

En conclusion, être chercheur en santé publique offre la chance de vivre à un poste d’observation privilégié de nos sociétés, à l’interface du social et du sanitaire, et d’avoir la possibilité de contribuer à protéger notre bien individuel et collectif le plus précieux, la santé. Cela confère une responsabilité importante. J’ai tenté de l’assumer, en associant rigueur scientifique et attention aux autres. Les personnes que j’ai eu la chance de côtoyer, dans ma famille et dans le monde scientifique, m’y ont grandement aidé. Je me consacre aujourd’hui à des activités associatives de soutien aux personnes précaires, pour tenter de contribuer à faire profiter chacun et tous de la possibilité de vivre de façon à s’accomplir pleinement, tout en participant à notre développement collectif. Je suis conscient du privilège que j’ai eu de pouvoir faire ces choix et de tenter d’apporter ma pierre à cet édifice.