Jean-François Delfraissy, un « cow-boy » passé à l’éthique
L’immunologiste, spécialiste de la lutte contre le sida, vient d’être nommé à la tête du Comité consultatif national d’éthique, où il remplace Jean Claude Ameisen.
Par Pascale Santi, LM, 19 décembre 2016
« Je ne suis pas un éthicien professionnel », a lancé le professeur Jean-François Delfraissy lors de son audition, le 7 décembre par les députés, avant sa nomination comme président du Comité consultatif national d’éthique pour les sciences de la vie et de la santé (CCNE), le 14 décembre. A la tête de l’Agence nationale de recherche sur le sida et les hépatites virales (ANRS) depuis 2005, il est aussi professeur d’immunologie clinique, et directeur de l’Institut de microbiologie et des maladies infectieuses, à l’Inserm. Son parcours, qu’il décrit comme « assez classique », est en fait celui d’un grand médecin (professeur des universités, praticien hospitalier) et chercheur, un des pionniers de la lutte contre le sida. Avec sa voix grave et chaleureuse, il ne craint pas d’être un brin provocateur. A peine arrivé à la tête du CCNE, le chercheur prévient qu’il va sans doute le bousculer car il lui « tient à cœur » que les citoyens y soient représentés. « Les membres du CCNE appartiennent à une élite intellectuelle. Une élite très pertinente mais qui manque sans doute un peu de l’avis du citoyen », a-t-il déclaré, le 7 décembre, devant la commission des affaires sociales de l’Assemblée nationale. Il succède à Jean Claude Ameisen, président depuis 2012, qui n’a pas souhaité renouveler son mandat et se dit « persuadé que les qualités humaines et l’engagement de Jean-François Delfraissy dans la lutte contre les maladies, pour la prévention et pour le respect des droits des personnes apporteront au Comité une contribution importante ». Jean-François Delfraissy veut agir, mais avant, il a « envie de comprendre, d’écouter ». Il prendra les rênes du Comité le 4 janvier 2017. Sur la table figurent déjà de grands sujets dont la fin de vie, la procréation médicalement assistée (PMA) et les relations avec les neurosciences. D’autres sont ou seront abordés comme le bien-vieillir, les données de santé, les organes artificiels en 4D, l’accès aux innovations thérapeutiques, la santé des migrants… Certes, il n’est pas éthicien. Mais l’éthique, il connaît. Il a abordé ces questions tout au long de sa carrière. Et pour ceux qui le côtoient, pas de doute, il sera « très bon ». « Il a une telle ouverture d’esprit, confirme Gilles Pialoux, chef de service des maladies infectieuses et tropicales à l’hôpital Tenon (AP-HP), et le sida est l’école de terrain de l’éthique. » Les aspects éthiques ont aussi jalonné son parcours, notamment les liens de recherche entre les pays du Nord et du Sud. « Il a toute sa place au CCNE. L’éthique de la recherche, il l’a, évidemment », renchérit la professeure Françoise Barré-Sinoussi, Prix Nobel en 2008 pour avoir codécouvert, avec Luc Montagnier, le virus du sida en 1983 à l’Institut Pasteur.
Une carrière façonnée par le VIH
« Si je devais me résumer, je suis fondamentalement un médecin et un chercheur », dit-il. Pourtant, il ne se destinait pas à la médecine. Peu après son baccalauréat, alors qu’il est en maths sup au lycée Louis-le-Grand, à Paris, il perd son père, médecin, âgé de 63 ans. Jean-François Delfraissy change d’orientation. Il débute sa carrière à l’Inserm comme chercheur en immunologie. C’est en rentrant des Etats-Unis après son clinicat qu’il va plonger dans le monde du virus d’immunodéficience humaine (VIH). Il commence à suivre les malades touchés dès 1983 à l’hôpital Antoine-Béclère (AP-HP), à Clamart (Hauts-de-Seine), et y restera jusqu’en 1992. Il a « la chance d’y rencontrer un grand monsieur, Jean Dormont », figure de la médecine, qui a organisé la recherche clinique en France. A son départ de Béclère, une bonne partie de son équipe le suit. Ce n’est pas un hasard. « Il a une grande capacité à faire travailler les gens ensemble, à les faire avancer », souligne Françoise Barré-Sinoussi.
Sa « rencontre » avec le VIH va façonner sa carrière et sa façon d’appréhender les choses, notamment sa relation avec les patients.
Après avoir repris le service des urgences de l’hôpital de Bicêtre (AP-HP), au Kremlin-Bicêtre (Val-de-Marne), pendant environ trois ans, il dirige le service de médecine interne et d’immunologie dans cet hôpital de 1996 à 2013. Sa « rencontre » avec le VIH va façonner sa carrière et sa façon d’appréhender les choses, notamment sa relation avec les patients. En effet, se souvient Jean-François Delfraissy, « juste avant l’arrivée des trithérapies, en 1995-1996, il y avait en moyenne 120 décès par an dans le service ». Ce qui l’a marqué et l’a fait réfléchir sur la fin de vie. « Il y avait à l’époque une forte homophobie dans les services hospitaliers, par méconnaissance, se souvient-il, puis les mentalités ont évolué. » Ce n’est pas un hasard s’il veut que la voix des citoyens soit entendue au CCNE. L’histoire du VIH s’est faite avec le milieu associatif. Depuis, il a toujours considéré le patient comme « debout », s’opposant au malade couché. « C’est quelque chose qui n’était pas naturel à l’époque et qui ne l’est pas forcément non plus aujourd’hui. Les médecins se considèrent souvent comme des sachants. »
L’homme de toutes les crises
Jean-François Delfraissy prend ensuite les rênes de l’ANRS en 2005, où il succède à Michel Kazatchkine. Là encore, le patient est présent. Il fait entrer les associations de malades dans les instances, puis leur confie des projets de recherche. Une vision qu’il transmet à ses étudiants, ses jeunes collaborateurs. A chaque fois, la paillasse n’est jamais loin. « J’ai été depuis des années un cow-boy de la recherche », tant clinique que fondamentale, en associant souvent les sciences humaines et sociales, dit-il aux députés. Un cow-boy ? « C’est-à-dire qu’il a fallu construire dans le domaine de la recherche, coordonner, dans des situations d’urgence sur le VIH, et de façon plus récente sur ce qui était lié aux virus émergents, H1N1, Ebola, Zika… », décrit-il. Un cow-boy, pas seulement. Jean-François Delfraissy a plus de 400 publications à son actif dans des revues anglo-saxonnes. C’est encore lui qui est nommé, en octobre 2014, par Manuel Valls, délégué interministériel pour coordonner l’ensemble de la réponse française à Ebola, et la mettre en œuvre avec les différents ministères. Un travail de titan pour éviter la panique en France. « C’est un excellent coéquipier et un excellent chef d’équipe », souligne Christine Fages, son binôme diplomate (coordinatrice de la taskforce interministérielle Ebola). « Avec Yves Lévy [PDG de l’Inserm], cette crise qui a causé la mort de 11 000 personnes principalement en Afrique nous a tous trois marqués », souligne Christine Fages. Avec Jean-François Delfraissy, ils ont sillonné le monde et rencontré les institutions internationales pendant des mois, dans un numéro de duettiste bien rôdé. « D’une grande rigueur morale et intellectuelle, c’est quelqu’un qui rend ce qu’on lui donne », explique la diplomate.
« Je suis de ceux qui pensent que l’enjeu des cinquante prochaines années se situe en Afrique francophone », affirme Jean-François Delfraissy.
« Avec Jean-François, on s’est battus contre les Américains qui voulaient un essai clinique dans les règles de l’art (tirage au sort, placebo). Avec une maladie comme Ebola, qui tue 60 % des gens, il faut traiter tout le monde, avait plaidé Jean-François », se souvient le neurobiologiste Hervé Chneiweiss, membre du CCNE. « Je suis de ceux qui pensent que l’enjeu des cinquante prochaines années se situe en Afrique francophone. Il y a des opportunités intéressantes que la Maison France [un terme qu’il apprécie] ne doit pas rater », analyse Jean-François Delfraissy. Il a d’ailleurs aussi fait beaucoup pour le VIH. Pour Gilles Pialoux, « son départ va laisser une blessure assez forte à l’ANRS, il a apporté beaucoup à la structure. Il est une énorme courroie de transmission de la recherche ». Même écho de Françoise Barré-Sinoussi : « C’est un médecin remarquable qui associe le côté clinicien chercheur et une vision humaniste et généreuse, proche de ses patients. » « Avec Françoise Barré-Sinoussi, ils ont réussi à faire passer la recherche contre le sida comme valeur universelle, avec une place particulière donnée aux patients, l’ANRS étant toujours en lien avec Aides [association d’information et de lutte contre le sida] et d’autres », poursuit Bruno Spire, chercheur à l’Inserm et militant d’Aides, qu’il a présidée jusqu’en 2015. Pour illustrer le propos, tant Bruno Spire que Gilles Pialoux se souviennent comment Jean-François Delfraissy a poussé l’étude Ipergay, pour « Intervention préventive de l’exposition aux risques avec et pour les gays », lancée en 2012. Le but de cet essai était de tester l’efficacité d’un médicament antirétroviral pour prévenir la transmission du VIH chez des gays séronégatifs ayant des pratiques sexuelles à risque. Cet essai était très controversé, notamment parce que la moitié des participants recevaient un placebo. « On s’est fait traiter de Mengele [le médecin criminel nazi qui se livra à des expérimentations barbares à Auschwitz] lors d’une réunion à la Mairie de Paris. D’autres, des médecins, doutaient fortement », se souvient Gilles Pialoux, coresponsable avec le professeur Jean-Michel Molina (hôpital Saint-Louis, à Paris) de cette étude. « Jean-François a tenu, droit dans ses bottes. » Fait inédit : cet essai a impliqué une vingtaine d’associations de lutte contre le sida. Trois ans après son lancement, les résultats sont concluants. Les convictions religieuses de Jean-François Delfraissy ne l’ont pas empêché non plus de se battre auprès des autorités catholiques pour le port du préservatif.
Un sacerdoce
Il détone un peu, n’ayant pas d’ego. « Je n’ai pas de soucis à avoir des gens brillants autour de moi », lance-t-il. Si Jean-François Delfraissy a un regret, ce serait de ne pas être assez proche des patients. Il va conserver deux consultations à Bicêtre. « Retourner à l’hôpital et voir les patients, les équipes, permet aux médecins, et surtout aux mandarins, de garder les pieds sur terre », insiste-t-il. Il écoute beaucoup ses équipes. Un seul « défaut » : il est souvent en retard. « Mais il prévient, et c’est parce qu’il se rend toujours disponible, malgré son emploi du temps surchargé », explique une de ses collaboratrices. « C’est un ami sur lequel vous pouvez compter, qui est toujours là dans les moments difficiles », confie Françoise Barré-Sinoussi. Gilles Pialoux dit drôlement qu’« il se situe aux confins de l’Auvergne et de l’immunologie ». Jean-François Delfraissy revendique en effet ses origines auvergnates, d’un village du Cantal, où il va se ressourcer dans sa maison familiale. Très discret sur sa vie privée, il glisse que sa femme, pharmacienne hospitalière, l’a beaucoup soutenu dans son engagement. Car son combat pour la médecine et la recherche est un sacerdoce. « Il faut être un passionné. » Un engagement qui a sans doute été précieux pour Jean-François Delfraissy, très affecté par un drame familial il y a un an. « Il a su garder cette humanité et cette façon d’être proche des gens que la fonction n’a pas abrasées », constate Gilles Pialoux. Et Jean-François Delfraissy de confirmer : « Je crois fondamentalement plus aux hommes et aux femmes qu’aux structures. »