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Dans un rapport remis à Edouard Balladur Le professeur Montagnier propose une refonte des structures de lutte contre l'épidémie de sida

 

Dix ans après avoir, avec son équipe, découvert le virus du sida, le professeur Montagnier (Institut Pasteur de Paris) a remis au premier ministre, mercredi 1 décembre, un rapport sur le sida (1). Ce document, demandé en avril par le gouvernement à ce spécialiste de renom international, préconise une profonde refonte des structures publiques de lutte contre le sida.

Le Monde,  3 décembre 1993

"La société française a rencontré le sida. Ce fléau des temps modernes a agi comme révélateur des insuffisances structurelles de notre société en matière de santé publique, de sa rigidité au niveau de l'action sociale, de ses blocages au niveau culturel, écrit en introduction le professeur Montagnier. Mais il montre aussi plus clairement les moyens d'y remédier et les possibilités d'effectuer des changements majeurs. A cet égard, il peut permettre l'avènement d'une société plus juste et plus humaine. A nous d'agir vite et fort pour que la recherche apporte des solutions. Que la prise en charge des personnes infectées soit sans faille, que la prévention soit plus efficace. " La prise en charge des malades. Selon les différents modes de calcul mis en oeuvre, le nombre de séropositifs se situe en France entre 80 000 et 160 000. Le rapport précise que, selon l'association AIDES, 70 000 personnes connaissent actuellement leur statut sérologique. Ce qui a contrario signifie que plusieurs dizaines de milliers d'autres l'ignorent.

Le professeur Montagnier aborde, par ailleurs, la question de la fiabilité des tests de dépistage de l'infection et la récente controverse qui a suivi la décision prise par Philippe Douste-Blazy, ministre délégué à la santé, et par l'Agence du médicament de retirer neuf réactif, de laboratoires du marché français. Sur ce point, le professeur Montagnier souligne que cette décision " témoigne à l'évidence de la volonté des pouvoirs publics de privilégier la santé publique par rapport aux intérêts industriels ". " Les conditions dans lesquelles sont mises en oeuvre les analyses de biologie médicale ne donnent pas toutes les garanties de sécurité (...). Les pouvoirs publics doivent rénover le cadre réglementaire de leur action : les réactifs doivent être enregistrés. ils doivent également pouvoir être retirés du marché ". Compte tenu du nombre des tests de dépistage de l'infection par le virus du sida pratiqués chaque année en France (plus de six millions), l'auteur du rapport estime que les objectifs quantitatifs sont globalement atteints. " Cependant, poursuit-il, il est préoccupant de constater que parmi la population découverte séropositive chaque année, 50 % des consultés déclarent avoir eu un ou plusieurs tests négatifs précédemment. Il semblerait donc que le test de dépistage puisse être perçu comme une garantie et que le message de prévention ne soit pas toujours bien émis et reçu. Cela conforte l'idée qu'un dépistage obligatoire et systématique aurait peu d'effet, sur la prévention. A l'inverse, il pourrait avoir un effet pervers, les séronégatifs, forts de leur statut sérologique " oubliant " qu'il n'est que transitoire si les précautions élémentaires de prévention ne sont pas strictement appliquées. " Le professeur Montagnier précise aussi que " chacun sait que dans certains hôpitaux le test est pratiqué systématiquement, parfois à l'insu du malade, parfois même sans rendu du résultat ". Il aborde également les effets psychologiques néfastes dont peuvent _ fréquemment _ souffrir les personnes contaminées. " On ne peut que constater le manque de données sur ce sujet (...), En pratique, nous avons rencontré de nombreux intervenants, psychologues et psychiatres de diverses associations et institutions. Mais leur nombre est toujours insuffisant par rapport à une tâche écrasante, peut-être ceci explique-t-il cela. " Au chapitre des propositions, l'auteur du rapport souligne, notamment en matière d'hospitalisation, la nécessité de renoncer à une politique arbitraire de redéploiement des moyens. Selon lui, dans l'intérêt même des malades, la spécialisation des sites de prise en charge doit être préservée, ce qui n'exclut nullement, bien au contraire, la nécessité de développer les solutions alternatives à l'hospitalisation et l'intégration des soins palliatifs dans les centres hospitaliers concernés par le sida.

La prévention. Le professeur Montagnier est très critique vis-à-vis de l'Agence française de lutte contre le sida, association forte de trente-deux personnes, régie par la loi de 1901 et placée sous le haut patronage du ministère de la santé. Cette association, dont l'activité fait depuis quelque temps l'objet de vives controverses (le Monde du 12 novembre), dispose d'un budget de plus de 152 millions de francs. " L'Agence française de lutte contre le sida rencontre un problème majeur d'évaluation : défaut d'analyse réelle des répercussions des campagnes sur les comportements à risque, réactions contradictoires (articles de presse, campagnes locales, déclarations de responsables médicaux, chercheurs), sans réelle articulation avec les études des comportements (...). Cette agence s'est avérée incapable, de par sa structure et son fonctionnement, d'engager une véritable réflexion interministérielle sur la prévention en matière d'infection par le virus du sida. " Dépassant les stricts problèmes du sida, le professeur Montagnier formule une série de recommandations visant à prévenir la contamination par des agents transmissibles non conventionnels (à l'origine notamment de la maladie de Creutzfeldt-Jakob) à partir de l'usage thérapeutique du sang, des tissus ou des organes humains. Il se prononce clairement pour une réforme des structures publiques en charge de la lutte contre le sida. " Il apparaît indispensable de créer une structure de coordination. Ce comité interministériel de coordination de la lutte contre le sida aurait pour but d'harmoniser les activités en matière de recherche, de prévention et de santé publique, de prise en charge et de communication. De plus, il serait chargé d'organiser l'évaluation des actions effectuées dans ces différents domaines et d'en dégager une prospective. " Parallèlement, la prééminence de la direction générale de la santé devrait être confortée et l'Agence française de lutte contre le sida devrait disparaître en tant qu'entité pour être intégrée à cette direction. " Il faut par ailleurs, souligne le chercheur, intégrer l'éducation au sujet du sida et des maladies sexuellement transmissibles en milieu scolaire dans une perspective plus large d'une prise en charge du corps et de la santé. " La recherche. " On peut considérer que la création d'une structure spécifique, l'Agence nationale de recherche sur le sida, a renforcé le potentiel de recherche en France, sans permettre des aboutissements importants sur les problèmes clés que sont la thérapeutique et les vaccins, écrit le professeur Montagnier. On ne peut en tenir rigueur à cette agence _ les chercheurs du monde entier en sont au même point _ mais le moment est peut-être venu de s'interroger sur les directions entreprises et de réorienter l'effort d'une manière plus créative. A cet effet, nous proposons que le directeur de l'agence s'entoure, systématiquement, d'un collège de conseillers scientifiques qui l'assistent dans ses prises de décisions importantes (...). Nous proposons également la création d'un institut de pathologies infectieuses complexes, regroupant des recherches, non seulement sur le sida, mais aussi sur les maladies nerveuses dégénératives où participent des facteurs infectieux et immunitaires. " Il souhaite également l'amélioration des procédures de mise à disposition des médicaments anti-sida, avant qu'ils disposent d'une autorisation de mise sur le marché, la création d'un fichier national des essais thérapeutiques et la mise en oeuvre d'une enquête de l'IGAS consacrée aux " essais thérapeutiques menés hors du cadre légal. "