Pionniers du sida
Le 20 mai 1983, douze chercheurs français, quatre hommes et huit femmes, procédaient à la première identification du sida. Vingt ans après, l'enthousiasme des débuts s'est estompé, mais tous restent marqués par cette aventure.
Paul Benkimoun, Le Monde, 21 mai 2003
Il n'y a pas eu de réunion de famille avec gâteau d'anniversaire, ce 20 mai 2003. Le groupe de chercheurs "marginaux", quatre hommes et huit femmes, qui ont publié, il y a vingt ans, dans la revue Science, la première identification du virus du sida, n'a pas résisté aux tensions, surtout entre les ego masculins. Chez la plupart d'entre eux, un mot revient : "Aventure", aussitôt tempéré par l'évocation des drames humains. Changeant le cours des choses, ces chercheurs ont aussi été transformés et conçoivent d'une autre manière la recherche, sur une base multidisciplinaire. "De l'ARN à l'anthropologie", comme le résume l'une d'entre eux, le professeur Christine Rouzioux, qui dirige le laboratoire de virologie de l'hôpital Necker - Enfants-Malades à Paris. Au début des années 1980, un petit groupe de médecins trentenaires - "plusieurs d'entre nous n'avions pas encore passé notre thèse", rappelle Christine Rouzioux - s'intéresse à une nouvelle maladie, le sida. Les premiers cas avaient attiré l'attention des docteurs Jacques Leibowitch, de l'hôpital Raymond-Poincaré à Garches (Hauts-de-Seine), qui ne sera pas intégré au petit groupe, et Willy Rozenbaum, qui allait bientôt quitter l'hôpital Claude-Bernard, temple parisien des maladies infectieuses, pour La Pitié-Salpêtrière. Au cours de l'année 1982, Willy Rozenbaum était persuadé d'être face à un nouveau virus. "Françoise Brun-Vézinet et moi travaillions à Claude-Bernard. Nous étions les virologues de Willy Rozenbaum, rappelle Christine Rouzioux. A l'automne 1982, j'avais fini mes cours de virologie par ceux de Luc Montagnier à Pasteur. C'est naturellement vers lui que nous nous sommes tournés. Le 22 décembre 1982, je lui ai téléphoné pour lui demander sa collaboration." Déjà connu pour des travaux sur les rétrovirus, Luc Montagnier a créé, en 1972, le département de virologie de l'Institut Pasteur. Il y est rejoint, en 1977, par un autre virologue, Jean-Claude Chermann, et son assistante, Françoise Barré-Sinoussi, qui avaient travaillé sur les rétrovirus animaux. Actuellement chef de l'unité de biologie des rétrovirus à l'Institut Pasteur de Paris, Françoise Barré-Sinoussi est également directeur délégué aux affaires scientifiques du Réseau international des instituts Pasteur. "J'étais présente à la première réunion, fin décembre 1982 à Pasteur, lorsque Willy Rozenbaum et Françoise Brun-Vézinet sont venus voir Luc Montagnier et Jean-Claude Chermann, raconte- t-elle. Ce fut une découverte pour moi d'écouter Willy Rozenbaum expliquer les symptômes de la maladie. Nous avons défini notre approche en fonction de ce que les cliniciens nous ont dit." Jean-Claude Chermann travaille toujours sur le VIH. Ne s'entendant pas avec Luc Montagnier, son supérieur hiérarchique, il a quitté l'Institut Pasteur en 1988 pour créer une unité Inserm sur les rétrovirus à Marseille. Il l'a dirigée pendant treize ans avant de fonder, avec des capitaux canadiens, une entreprise, URRMA Biopharma, dont il est aujourd'hui directeur scientifique. Directeur recherche et développement de sa filiale URRMA R & D, à Aubagne (Bouches-du-Rhône), il travaille principalement sur un test identifiant des marqueurs de progression vers le sida. Le petit groupe de 1982-1983 ébaucha une stratégie : "Si le virus tuait les cellules, il fallait chercher le profil d'une personne à risque, en l'occurrence un homme homosexuel qui voyageait beaucoup et avait de nombreux partenaires", indique Jean-Claude Chermann. Le 3 janvier 1983, une biopsie de ganglion a été effectuée au niveau du cou chez un patient de Willy Rozenbaum, à l'hôpital de La Pitié-Salpêtrière. Désigné par les trois lettres "BRU", cet homme de 33 ans avait une atteinte correspondant à un stade de "pré-sida". Chef du service de bactériologie-virologie de l'hôpital Bichat-Claude-Bernard, Françoise Brun-Vézinet se souvient : "J'ai apporté le ganglion à Pasteur. Luc Montagnier n'étant pas présent, je l'ai confié à Jean-Claude Chermann. Celui-ci l'a ensuite transmis à Montagnier, qui l'a disséqué et mis dans des boîtes de culture. Parce qu'elle savait que les lymphocytes mouraient rapidement et qu'elle est méticuleuse, Françoise Barré-Sinoussi a surveillé tous les trois jours les cultures, contrairement à ce qu'ont fait les Américains. C'est elle qui a découvert le virus !" Tout s'enchaîna très vite. La prestigieuse revue américaine Science accepta un article sur cette découverte. "Rédigé au début avril 1983", précise Luc Montagnier, il est publié le 20 mai 1983 avec quatre articles d'équipes américaines aussi réputées que celle de Robert Gallo, qui en tenaient pour un autre rétrovirus, de la famille des HTLV. L'article français est signé, dans l'ordre, par Françoise Barré-Sinoussi, Jean-Claude Chermann, Françoise Rey, Marie-Thérèse Nugeyre, Sophie Chamaret, Jacqueline Gruest, Charles Dauguet, Claudine Axler-Blin, Françoise Brun-Vézinet, Christine Rouzioux, Willy Rozenbaum, et enfin, comme de coutume pour le responsable de l'équipe, par Luc Montagnier. Françoise Rey, Marie-Thérèse Nugeyre, Sophie Chamaret et Jacqueline Gruest étaient toutes quatre techniciennes à Pasteur. Travaillant à l'époque auprès de Jean-Claude Chermann, Françoise Rey fut "la première à caractériser certaines protéines du virus, et à produire du virus pour mettre en place un test diagnostic avec Françoise Brun- Vézinet et Christine Rouzioux", souligne Sophie Chamaret. Elle a suivi Jean-Claude Chermann à Marseille. Elle poursuit sa carrière comme ingénieur de recherche à Marseille, dans l'unité 372 de l'Inserm, dirigée par Robert Vigne et consacrée à l'étude des lentivirus, dont le VIH fait partie. En 1983, Marie-Thérèse Nugeyre travaillait avec Françoise Barré-Sinoussi. En 2003 aussi, mais comme ingénieur de recherche. Elle fut la première à étudier les réactions croisées des prélèvements de Pasteur avec les anticorps dirigés contre le virus HTLV fournis par l'équipe de Robert Gallo. Elle constatera alors que le HTLV n'était pas le bon virus. En collaboration avec David Klatzman, elle démontra que le VIH s'en prenait aux lymphocytes T CD4. "J'étais biochimiste, et je suis devenue virologue, s'amuse Sophie Chamaret. Je travaillais auprès de Luc Montagnier. J'ai mis au point avec lui le premier test pour le VIH. Très lourd, il fallait une semaine pour obtenir un résultat." Jacqueline Gruest fut la première à mettre en culture les lymphocytes et à cultiver sur eux le virus. Elle a quitté l'Institut Pasteur à la fin de l'année 1987, et devait mourir quelques années plus tard. "Charles Dauguet nous a apporté des images précieuses", affirme Luc Montagnier. Il était le responsable de la microscopie électronique à Pasteur. On lui doit les premières photographies du VIH. Grâce à elles, l'équipe regroupée autour de Luc Montagnier vit que le virus du sida ne ressemblait pas aux virus HTLV. Il est retraité depuis cinq ans, mais à Pasteur, les anciens se souviennent de "Charlie", "un homme très jovial, extrêmement enthousiaste sur son travail". Claudine Axler-Blin était son assistante. Elle aussi a quitté Pasteur. "Au cours de ses premiers mois, notre programme a été mené quasi clandestinement, confie Luc Montagnier. Nous étions un groupe de marginaux travaillant sur une maladie à l'époque marginale." Il n'y avait à l'époque en France que quelques dizaines de cas de sida, qui passait pour être une maladie d'homosexuels. "Dans mon hôpital, mes collègues soutenaient l'équipe de Robert Gallo...", ajoute Françoise Brun-Vézinet. "Comme souvent, notre avancée n'a été avalisée qu'une fois confirmée par les Américains", ironise Willy Rozenbaum. Avec beaucoup de vivacité, Sophie Chamaret évoque ces années pionnières : "Pour certains patients connus, il fallait effectuer les prélèvements à domicile. Je me trimballais avec les éprouvettes dans la poche. Je m'occupais des sérums à tester qui nous arrivaient de partout. Nous sommes devenus le Centre national de référence (CNR) pour le VIH. Luc Montagnier en était le directeur et moi le directeur adjoint. Après le départ de Luc Montagnier, je suis restée directeur adjoint du centre jusqu'à la fin 2001. Puis, le laboratoire de Francis Barrin à Tours est devenu le nouveau CNR." Sophie Chamaret a alors changé de fonctions. "Je m'occupe du système qualité à l'Institut Pasteur et j'en suis ravie. Mais je n'ai pas totalement abandonné le sida, puisque je continue à faire partie du comité de rédaction de la revue Transcriptase." Rapidement, Christine Rouzioux a orienté son activité scientifique vers le sida de l'enfant."Vers 1985-1986, j'ai rejoint l'hôpital Necker pour collaborer avec Stéphane Blanche. Nous avons construit un laboratoire de virologie hospitalière et mené des recherches. Avec l'appui de Claude Griscelli, nous avons travaillé sur la transmission de la mère à l'enfant." Christine Rouzioux travaille avec une équipe bordelaise sur un programme de prévention de la transmission mère-enfant à Abidjan (Côte d'Ivoire), sous l'égide de l'Agence nationale de recherche sur le sida française (ANRS). Elle participe également à un essai de vaccin thérapeutique avec l'ANRS. Auteur d'un récent rapport sur la recherche sur le sida, elle met en garde : "Nous sommes encore au début de l'épidémie. L'accès aux traitements nécessite l'engagement des politiques. Le sujet médical s'est transformé en sujet politique." Depuis 1985, Françoise Brun-Vézinet a beaucoup travaillé en direction de l'Afrique. "En 1986, en collaboration avec Christine Katlama et Luc Montagnier, nous avons identifié le VIH-2. De 1986 à 1992, j'ai travaillé pour l'Organisation mondiale de la santé (OMS). Malheureusement, beaucoup de nos projets, menés avec Christine Katlama, ont été ruinés par des changements politiques, des guerres..." Après sa démission de l'OMS, elle a recentré son activité sur l'hôpital Bichat. "J'ai monté un laboratoire de virologie, passé de trois techniciens en 1981 à vingt aujourd'hui. Nous travaillons beaucoup sur les résistances aux antirétroviraux." Pour sa part, irrité, Luc Montagnier insiste : "Contrairement à ce que certains ont dit, je ne suis pas retraité. J'ai une chaire universitaire aux Etats-Unis -au Queen's College de l'université de New York- et je dirige un laboratoire." Dirigeant toujours la Fondation mondiale recherche et prévention sida, lancée en janvier 1993, Luc Montagnier "souhaite étendre tout ce que nous avons appris avec le sida à d'autres pathologies chroniques, notamment aux maladies neuro-dégénératives, comme la maladie de Parkinson". Il y a bien eu une controverse en septembre 2002 autour de la publicité, utilisant sa caution scientifique, pour un produit à base de papaye, qu'il aurait prescrit au pape Jean Paul II. Pour Luc Montagnier, il y a là une "continuité avec -son- travail sur le sida, reposant sur le rôle dans les deux cas du stress oxydatif ". Chez certains des auteurs de la publication, on sent aujourd'hui de la nostalgie. "J'ai regretté la coupure qui s'est produite avec Pasteur entre la fin de 1986 et le début de 1987, avoue Françoise Brun-Vézinet. L'individualisme de Luc Montagnier a pesé. A peu près tout le monde s'est fâché avec lui. Il existait une grande soudure dans ce groupe bientôt rejoint par Jean-Claude Gluckman et David Klatzman et d'autres. Nous nous réunissions tous les samedis matin à l'Institut Pasteur, et travaillions tous les jours jusqu'à 11 heures ou minuit, y compris les week-ends." Christine Rouzioux est au diapason. "Nous avons également suivi des adultes avec un réseau de médecins généralistes de la région parisienne, dont Jean-Florian Mettetal, l'un des cofondateurs d'Aides, puis d'Arcat-Sida, décédé il y a dix ans. Nous cherchions des idées jusqu'à des 4 heures du matin. La recherche clinique s'articulait avec la médecine générale comme avec la science fondamentale. Elle était nourrie par la vie des patients." Françoise Barré-Sinoussi se souvient également de cet enthousiasme. "Ce fut une expérience fabuleuse. J'ai pris conscience de ce que vivaient les malades. J'ai perçu la recherche d'une autre façon, finalement plus conforme à la vocation pasteurienne." Chef du service des maladies infectieuses et tropicales à l'hôpital Tenon (Paris), Willy Rozenbaum mesure le chemin parcouru. "Nous avons appris beaucoup de choses dans un temps court, estime-t-il, sur la recherche scientifique, mais aussi sur le plan humain, sur les institutions... J'ai appris sur moi aussi." On perçoit un certain pessimisme. "On ne peut pas être léger quand on sait que des contaminations continuent de se produire dans les pays occidentaux et devant l'énorme drame des pays pauvres." De plus, l'enthousiasme au sein de la jeune génération médicale actuelle paraît s'être dilué : "Aujourd'hui, s'inquiète Willy Rozenbaum, les nouveaux internes ne choisissent plus de venir dans les services orientés vers le sida."