Témoignage de Jean Coursaget recueilli par le service des archives du CEA-FAR le 29 janvier 1997
Jean Coursaget (1921-2011). Docteur ès sciences physiques, docteur en médecine, en pharmacie. Chercheur au CNRS et à l’'Institut national d’hygiène' de 1943 à 1952, au lendemain de la guerre il est l'un des premiers boursiers envoyé par Louis Bugnard parfaire sa formation à l'université du Minnesota (Minneapolis) et à l'université Columbia (New-York). Professeur agrégé des facultés de médecine physique à la faculté de médecine de Paris depuis 1952, Il est recruté au CEA en 1953 pour prendre la direction de son service qui deviendra département de biologie en 1961.
Voir aussi : 'Physique et recherche médicale. Le CEA et l'instrumentation des sciences du vivant'
Je suis arrivé au service de biologie du CEA en 1953. Auparavant, j'avais un tout petit groupe d'une dizaine de chercheurs à l'hôpital Necker. Nous avions peu de moyens, ne serait ce que pour payer les chercheurs. Certains m'ont alors suivi au CEA, d'autres ont préféré rester dans leurs organismes de rattachement. Le Service de biologie s'est donc installé au fort de Chatillon dans des casemates pleines de salpêtre. Il y pleuvait souvent et il nous fallait utiliser des parapluies pour protéger les appareils, c'était assez folklorique.
J'avais des relations étroites avec Frédéric Joliot. Il m'arrivait d'aller chez lui l'après-midi à Sceaux pour le tenir au courant des affaires de la biologie. De même avec Francis Perrin. Rencontrer ces deux hommes de qualité a toujours été pour moi un plaisir. Ils ont toujours soutenu nos projets. Bien entendu, il y a aussi des gens de qualité en médecine, mais là, deux physiciens qui s'intéressaient aux affaires de la biologie, c'était vraiment bien.
Rapidement est apparu un problème que j'avais mal apprécié au départ. A partir de notre prise en charge par le CEA, notre petit groupe sympatique du début a obtenu tous les moyens dont nous pouvions réver et l'on m'a incité à recruter des gens. D'accord ai-je dit, mais si on veut travailler sérieusement, il ne faut pas grossir trop brutalement. La solution était de ne pas rester isoler, mais de faire venir d'autres équipes et de placer à la tête de cet ensemble un chercheur de qualité. Mon domaine était plutot la bio-physique, on a donc d'abord fait venir une équipe de biochimie. Après avoir rencontré plusieurs chercheurs, j'ai opté pour Pierre Fromageot, un garçon de valeur. Le deuxième a venir a été François Morel. Nous avons alors connu une période de très forte croissance, un peu le contraire de ce qui se passe aujourd'hui.
En matière de biologie au CEA, il y a avait deux grandes possibilités. Soit utiliser les radio-isotopes comme indicateurs, les marqueurs, soit considérer l'action des radiations sur le vivant, la radiobiologie. La radioprotection ne nous intéressait pas beaucoup car relevant d'une recherche appliquée pas très intéressante, mais je sais qu'il est mal vu par certains de dire cela. En fait, ce qui nous intéressait, c'était l'interaction des radiations avec les systèmes vivant, autrement dit comprendre comment les radiations peuvent modifier des structures biologiques. C'est à partir de ce type de réflexions que l'on a bâti les programmes de recherche.
Pour les isotopes, deux grands domaines se présentaient à nous : le métabolisme intermédiaire qui relevait de la chimie biologique, ce que l'on a fait avec Pierre Fromageot en utilisant les radio-isotopes dont nous pouvions disposer (carbone 14, soufre 35, entre autres). L'autre volet, sur lequel la recherche avait d'ailleurs peu avancé, étant la perméabilité des membranes, i.e. le passage de molécules marquées d'un coté à l'autre des organites cellulaires. Cela, c'était la spécialité de François Morel. Il avait fait ses études en Suisse. Son père était professeur de psychiatrie à Genève et avait des relations avec Robert Courrier du Collège de France. C'est d'ailleurs qui Joliot a proposé à Courrier de faire rémunérer Morel par le CEA.
Après ces deux volets, je me suis dit qu'il nous fallait aussi un programme sur les radiations elle mêmes pour essayer de comprendre leurs interactions avec les organismes vivant. Mais je voulais commencer par une approche physiologique. On savait que quelques systèmes biologiques utilisent des rayonnements électromagnétiques, la vision et la photosynthèse. J'ai donc pu dénicher à l'INRA à Versailles, Eugène Roux un garçon très bien formé en physiologie végétale qui souhaitait développer l'étude de la photosynthèse en spectroscopie (rapidement on a pu obtenir des lasers qui permettaient d'exciter des cellules ou des molécules de manière précise). Avec Breton, Roux a créé un groupe d'étude de la photosynthèse qui a fini par devenir une référence en la matière, y compris aux Etats-Unis. Ils ont élaboré des techniques ultra-rafinées qui leur permettait de suivre l'énergie du photon lorqu'il pénètre dans une cellule, puis son cheminement de molécules en molécules. Autrement dit toute la mécanique fine de l'utilisation de l'énergie photonique par les végétaux.
Le Département de biologie a donc bientot comporté une quarantaine de personnes, mais je me suis trouvé brutalement obligé d'accomplir des tâches que j'ignorais, consistant à coordonner ces activités diverses, alors que je n'y connaissais rien en photosynthèse par exemple (heureusement, j'étais intéressé à apprendre et l'an dernier j'ai même présidé un colloque à Aix en Provence). On a continué à grandir en recrutant des jeunes, la seule solution possible pour former des équipes dont la moyenne d'âge était de trente ans, ce qui explique l'enthousiasme dont nous faisions preuve à l'époque.
Dans les années 1960, j'ai aussi été amené à participer aux opérations internationales du Commissariat. Madagascar fournissait du minerai d'uranium au CEA (région de fort Dauphin). On avait un accord avec le président Philibert Tsirane prévoyant que l'on prépare quelque chose pour les Malgaches dans le domaine nucléaire. Il s'agissait d' aider au développement économique de l'ile. Première idée, ne pourrait on pas leur construire un petit réacteur électrogène? On s'est vite apperçu que le plus petit réacteur réalisable aurait produit plus d'énergie que n'en consommait l'ensemble de l'ile et l'affaire a lanterné. Finalement Tsirane qui avait ses entrées auprès de De Gaulle est venu se plaindre à l'Elysée sur le thème " les gars du CEA ne sont pas sérieux, ils m'ont promis des choses qu'ils n'ont pas tenues". Le Général n'était pas content et c'est comme cela que j'ai été envoyé en mission à Madagascar. Il s'agissait de trouver quelque chose qui puisse les satisfaire sans être pour autant trop onéreux. J'ai été reçu comme un homme d'Etat, le vice-président de la République venait m'accueillir à l'aéroport de Tananarive. Aujourd'hui, alors qu'il est de mode de dénigrer le nucléaire, il faut se souvenir qu'à l'époque, il était considéré comme une affaire fantastique. On a donc créé un institut d'applications médicales et agronomiques des isotopes qui a très bien marché et je suis devenu ami avec le président Tsirane. Il était installé à Tanarive, il y avait des Français et on a formé des Malgaches. Nous le considérions comme une antenne de la direction de la biologie du CEA. Les malades réunionais venaient s'y faire examiner. De même beaucoup d'études ont été menées en agronomie. Quand il y a eu la révolution et qu'on a quitté Madagascar, c'est une des rares institutions qui soit restée active, jusqu'à l'indépendance complète où, le CEA ayant arrêté sa coopération, l'institut a cessé ses activités
Quelque temps après on a fait le même genre d'opération, certes moins importante, au Niger à Niamey. C'est notre direction des affaires internationales (DAI, Pons) qui s'en est occupée. Les gars des Mines ont créé une oasis artificielle à Arlit en plein désert saharien, pas loin des mines d'uranium, en forant dans la nappe fossile à 300 m. de profondeur, ce qui a permis de créer un truc extraordinaire, une oasis de plusieurs centaine d'hectares de cultures, pleine de chants d'oiseaux (cela m'avait frappé parce qu'il n'y a pas beaucoup d'oiseaux au Sahara), la mission AMIDAR.