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Source : http://picardp1.ivry.cnrs.fr/ 
  
  

Allocution prononcée par le Professeur Jean Bernard à l'occasion du dixième anniversaire de l'INSERM, le 13 janvier 1975

(document extrait du fond 'Constant Burg', arch. Inserm en cours de classement)

 

Les images d'Epinal du temps de Pasteur et de Claude Bernard nous montrent les savants travaillant dans les mansardes. Pour nous, les caves furent nos premiers laboratoires. Il est difficile d'imaginer la diversité, l'obscurité, la laideur, mais après tout aussi l'étendue et les ressources des sous sols de l'Assistance publique. Cette période souterraine commence peu après la fin de la deuxième guerre mondiale. la recherche médicale française qui avait tenu un haut rang à la fin du XIXème siècle et au début du XXème siècle, s'était écroulée. La dégradation avait commencé avant la guerre quand la logorrhée et la redondance oratoire, qualifiées à tort de bonne clinique française, avaient peu à peu remplacé la rigueur des pasteuriens. La guerre, la captivité, la déportation, les ruines avaient créé un désert.

Dans ce désert, quelques efforts, quelques oasis, d'abord bien misérables apparaissaient. Le Club des Treize, qui n'est pas une conspiration balzacienne, assemble quelques amis conscients de la gravité de la situation et résolus à porter remède. Certains des Treize, tels René Fauvert, Jean Hamburger, ont par leur exemple et leur oeuvre littéralement suscité la renaissance de la recherche médicale française. L'Association Claude Bernard, fondée par Xavier Leclainche et Raoul Kourilsky, installe la recherche médicale à l'hôpital, près des hommes qui souffrent. La plupart des Centres Claude Bernard créés à l'époque sont devenus les noyaux ardents des grands instituts développés ultérieurement. L'Institut National d'Hygiène, grâce à un admirable directeur, le Professeur Louis Bugnard, avait dans des conditions bien difficiles, entrepris de créer, de coordonner, non seulement à Paris, mais dans toute la France, la recherche médicale. Presque sans argent, les crédits annuels de l'Institut National d'Hygiène étaient alors de l'ordre de 4 millions de nos francs actuels, Louis Bugnard, avec sagesse et passion, accomplit une oeuvre créatrice essentielle et la transformation dès 1964, la création de l'Institut National de la Santé et de la Recherche Médicale dont nous fêtons le 10ème anniversaire apparaît le meilleur témoignage de son succès, avec la nécessité de nouvelles structures, conséquence de ce succès.

Longtemps les hommes, les femmes qui se consacrent à la recherche médicale ont été méprisés à la fois par les vrais savants, ceux des sciences dites fondamentales qui les tenaient pour des artistes approximatifs et par les médecins de tradition qui voyaient en eux des expérimentateurs cruels. Les fonction ultérieurement s'est affermie. Elle est unique, irremplaçable. Elle tire justement son originalité de cette nécessaire alliance de la science et de l'humain.Elle ne peut exister sans la science, elle est science elle-même depuis que la biologie est étroitement liée à la médecine, elle a pour objet l'homme et plus exactement un homme. Elle a cessé d'être descriptive, elle se penche sur les mécanismes et sur les causes, la première ligne de recherche permettant les traitements, la deuxième les préventions. D'admirables techniques, telle celle des isotopes, véritables espions radioactifs, permettent de déceler les raisons des désordres. Il ne suffit pas de parler d'anémie, on connaît maintenant le trouble de la production, le trouble de la destruction, le lieu, le site, les inégalités, les changements de la durée de vie des globules rouges. Notre science a atteint les objectifs essentiels de toute science, la mesure et la définition. Elle sait compter, elle sait reconnaître la nature exacte d'un trouble. Voici une anémie grave touchant des dizaines de millions d'individus. Elle est due à la mauvaise qualité d'une hémoglobine. Dans la chaîne chimique de l'hémoglobine, un acide aminé a changé de place. On a pu comparer ces deux hémoglobines, la normale et l'anormale, à deux hérissons qui ne diffèrent d'entre eux que par un piquant cassé. Un piquant cassé, un acide aminé déplacé, veux-je dire, c'est peu de chose, la conséquence est pourtant une maladie mortelle. C'est ainsi qu'est née, à partir de l'étude d'une maladie, la notion de pathologie moléculaire qui domine toute la médecine présente.

La recherche des causes a été l'un des grands objectifs de la médecine, elle est devenue efficace après Pasteur. En un temps où l'on vante je ne sais quelle prise en charge de la santé par des philosophes ou par des secouristes, qu'il soit permis de rappeler que c'est à Pasteur, à Lister, à Semmelweiss que l'on doit la naissance de la chirurgie, de l'obstétrique modernes, les vies sauvées, la fin de la fièvre puerpérale. La fièvre typhoïde est due à un bacille, la tuberculose est due à un autre bacille et à lui seul. Nous commençons cependant de comprendre que dans beaucoup d'états morbides, il faut admettre la pluralité des causes. Les équipes de l'Institut National de la Santé et de la Recherche Médicale, qui se consacrent à la recherche de l'étiologie du cancer ont bien reconnu cette pluralité. Les recherches sur les virus, sur les relations virus-radiations-anomalies chromosomiques en témoignent fortement.

Il ne suffit plus de stériliser le champ opératoire, de laver les mains des chirurgiens et des accoucheuses, il ne suffit plus de détruire les poux, les puces, les rats, il faut protéger l'homme du XXème siècle finissant contre lui-même.Entre toutes les espèces animales, l'espèce humaine est la première capable de modifier son environnement, heureusement ou malheureusement, trop souvent malheureusement. Il est à peine besoin de rappeler ici les effets désastreux de cette pollution, les mers, les fleuves et jusqu'aux humbles rivières devenant les collecteurs des déchets et des poisons de l'industrie. Les poissons, qui, dans les contes antiques, recélaient anneaux d'or ou pierres précieuses, deviennent maintenant en bout de chaîne les animaux qui concentrent les métaux dangereux, le mercure, le cadmium, singulièrement nocifs pour les hommes qui consomment ensuite la chair de ce ces poissons. Chacun se frappe la poitrine, les gouvernements créent des ministères, parfois temporaires. Mais les bases scientifiques ne sont pas suffisantes. Notre connaissance des effets des substances nocives demeure trop souvent approximative. Même lorsque les connaissances sont suffisantes, des attitudes passionnelles, passionnées, viennent trop souvent troubler l'application des mesures utiles. Il en va ainsi des radiations avec la constante oscillation entre la radio indifférence et la radio phobie, cette dernière plus fréquente. Les populations des régions où l'on doit installer une Centrale Nucléaire, souffrent souvent de troubles divers deux ou trois ans avant l'installation de la Centrale.C'est une des tâches les plus nobles et les plus urgentes de l'Institut National et de la Recherche Médicale que de poser correctement ce problème des effets de l'environnement, d'en analyser les différents facteurs, de proposer aux pouvoirs publics les solutions efficaces.

Les remarquables succès de la recherche médicale ne doivent pas faire méconnaître les échecs et les grandes difficultés qui persistent. Quatre grands problèmes de la médecine et de la santé ne sont pas résolus : les maladies du coeur et des vaisseaux, le cancer, les malformations des petits enfants, les troubles de l'esprit.Or, au moment où la recherche doit affronter ces quatre redoutables problèmes fondamentaux pour la santé publique, l'inquiétude naît. La recherche est par définition un univers en expansion. Malheureusement, l'expansion a cessé depuis quelques années. Certes, un effort louable a été fait par les pouvoirs publics en faveur de l'Institut National de la Santé et de la Recherche Médicale, mais de grandes difficultés persistent : le recrutement et la formation des chercheurs, il est grave de ne pas maintenir un courant d'entrée régulier ; l'avenir des chercheurs, il est important d'établir des passerelles solides entre les organismes de recherche d'une part et l'Université d'autre part ; le statut des techniciens et l'amélioration de leur condition ; le maintien des crédits de fonctionnement, le renouvellement du matériel. Nous aimerions ne pas retourner dans les caves de 1945.

Dans l'ancienne Rome, lorsqu'une question importante concernant la République se posait, un dictateur était nomme pour un an ou pour deux ans, après quoi, il retournait à sa charrue, ce que font rarement les dictateurs modernes. Chacun de nous peut, au moins en rêve, s'imaginer employer de telles fonctions dictatoriales en matière de recherche médicale, se fixer des objectifs. Voici mes propositions : 
1/ Développer avant tout la neurochimie, la psycho chimie et toutes les disciplines biologiques qui permettent d'aborder sous une forme objective et précise les problèmes essentiels de la neurologie et de la psychiatrie 
2/ Développer de préférence les recherches portant sur la prévention par rapport aux recherches thérapeutiques, par exemple en matière de cancer et d'artériosclérose. 
3/ A coté des Actions Concertées, des Actions Thématiques Programmées, maintenir un grand secteur libre de recherche car nul ne peut prévoir de quel côté viendront les découvertes essentielles. 
4/ Enfin, je pas oublier que la recherche médicale ne peut vivre seule et maintenir des courants, des échanges étroits entre la recherche médicale d'une part et les autres branches de la recherche scientifique d'autre part. Voilà, n'est il pas vrai, un beau programme pour la deuxième décennie de l'Institut National de la Santé et de la Recherche Médicale.


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