Jean Bernard, médecin humaniste, est mort
Ce pionnier de la bioéthique, spécialiste renommé d'hématologie, membre et ancien président de l'Académie des sciences, de l'Académie nationale de médecine, et de l'Académie française, est mort lundi 17 avril à Paris, à l'âge de 98 ans.
Le Monde, 21 avril 2006
Jean Bernard, membre et ancien président de l'Académie des sciences, de l'Académie nationale de médecine, et de l'Académie française, est mort lundi 17 avril à Paris, à l'âge de 98 ans. Il avait été le premier président du Comité national d'éthique pour les sciences de la vie et de la santé. Avec lui disparaît l'un des représentants les plus exemplaires d'une génération qui, en France, était parvenue à concilier de manière unique l'exercice de la pratique médicale et de la recherche scientifique sans jamais rompre avec les plaisirs de l'écriture et la quête obstinée de nouveaux repères dans le champ de cette morale en marche qu'est la bioéthique.
Rien, au départ, ne prédisposait Jean Bernard à occuper l'une des premières places dans la médecine du XXe siècle. Il voit le jour le 26 mai 1907, au n° 2 du square Saint-Ferdinand (aujourd'hui rue du Colonel-Moll), dans le 17e arrondissement de Paris, dans une famille d'ingénieurs. L'un de ses grands-pères est polytechnicien ; son père, centralien. Il a 7 ans lorsqu'éclate la première guerre mondiale. En 1870, ses grands-parents avaient connu les affres du siège de Paris. Aussi, le père parti au front, met-on les enfants à l'abri, loin de la capitale. L'enfant étudie jusqu'en 1918 à l'école communale du village de Couëron (alors Loire-Inférieure, aujourd'hui Loire-Atlantique). Attiré par les lettres il lit beaucoup, écrit et, à 17 ans, s'exerce au théâtre en jouant Mangeront-ils?, de Victor Hugo. Au nombre des autres "acteurs" : Claude Lévi-Strauss et Pierre Dreyfus. Il opte toutefois bien vite pour la médecine, avec, déjà, la vision d'une science toujours en progrès dans la lutte contre les altérations de la santé, mais aussi contre la souffrance et l'angoisse face à la mort. Hasard ou fatalité, c'est un échec au prestigieux concours de l'internat des hôpitaux qui oriente sa carrière professionnelle. Il demande aussitôt à être affecté comme "interne provisoire" au service le plus proche de son domicile afin de pouvoir se rendre plus vite sur son lieu de travail. C'est ainsi qu'il entre dans le service de Paul Chevallier, alors maître incontesté d'hématologie. Il est séduit par le médecin autant que par la discipline, cette science du sang encore balbutiante.
Jean Bernard devient sans aucun doute le premier, en France du moins, à porter un regard global, à la fois physiologique et médical, sur le sang humain. Jeune médecin, il regarde différemment ce tissu liquide de notre corps, qui imprègne tous nos organes, assure maints échanges et circule sans arrêt, depuis notre vie embryonnaire jusqu'à l'heure de notre mort. Il découvrira bientôt que le sang conserve en outre, par ses caractères innés, la trace de nos origines, de ceux qui nous ont précédés, et, par ses caractères acquis, l'histoire des grands événements de l'existence de chacun d'entre nous. Chaque maladie porte en lui ses "stigmates". La connaissance de sa composition – cellulaire et liquidienne – constitue un élément essentiel de diagnostic, permet de suivre l'efficacité d'un traitement et d'entrevoir l'issue – heureuse ou fatale – d'une affection. Jean Bernard saisit bien vite que l'hématologie embrasse un champ d'une portée considérable : clinique, médicale et chirurgicale. En 1931, il fonde, avec Paul Chevallier, la première société savante d'hématologie au monde. Arrive la seconde guerre mondiale. Jean Bernard entre très tôt dans la résistance. Il était l'un des 500 titulaires de la carte de résistant de 1940. Nommé responsable de parachutages d'armes sur les plateaux du Vivarais, dans le Vaucluse et dans les Bouches-du-Rhône, il est arrêté et incarcéré six mois à Fresnes. Recouvrant la liberté quelques jours avant la Libération, il reprend aussitôt le combat et ne revient à la vie civile qu'une fois l'armistice proclamé. Retour aux études médicales. Jean Bernard a suivi les enseignements des sciences bactériologiques et immunologiques professées à l'Institut Pasteur de Paris par deux maîtres prestigieux : Gaston Ramon et Robert Debré. Il mène ainsi bientôt une carrière de clinicien doublée d'une activité de chercheur, deux domaines jusque-là séparés mais qu'il juge indissociables.
De nombreuses maladies sont alors constamment mortelles, comme les leucémies. C'est à ces dernières qu'il s'attaque. On savait que des applications répétées de goudron sur la peau entraînaient souvent la survenue de cancers cutanés. Jean Bernard injecte du goudron dans la moelle osseuse de rats (où se fabriquent beaucoup de cellules sanguines) et provoque l'apparition de leucémies. Il démontre ainsi l'étroite parenté qui existe entre les deux processus. La leucémie sera dès lors considérée comme un véritable cancer des tissus où sont produites toutes les cellules sanguines. En 1950, il décrit la première leucémie chimio-induite chez l'homme : l'hémopathie benzénique observée chez les sujets travaillant dans les industries qui utilisent le benzène. Dès lors, Jean Bernard aborde de front un problème jusque-là insoluble : le traitement curatif de la leucémie. Sa formation pasteurienne va se révéler précieuse avec l'isolement, en 1962, de la rubidomycine. Trois ans plus tard, il démontre le pouvoir anti-leucémique de cette substance et obtient les premières rémissions qu'il va bientôt rendre de plus en plus stables, prolongées, voire définitives. Jean Bernard et ses collaborateurs tentent alors de découvrir les causes de la leucémie et, plus généralement, des cancers. Le déjà vieux concept pasteurien selon lequel chaque maladie infectieuse correspond à un germe donné lui apparaît comme trop simple dans le champ de la cancérologie, la plupart des processus malins étant le résultat de plusieurs actions concomitantes.
En quelques décennies, il révolutionne l'hématologie, qu'il s'agisse de la compréhension des processus pathologiques ou de la guérison obtenues pour des maladies jusqu'alors mortelles. Cette science prend dans le même temps un essor considérable, se fractionne en différentes disciplines. En France, Jean Bernard choisit lui-même ses collaborateurs et, à une époque où le système mandarinal hospitalo-universitaire n'était pas encore la cible de violentes critiques, ce maître de l'hématologie crée plusieurs équipes. A Marcel Bessis, il confie la cytologie du sang tandis que Jean Dausset est orienté vers l'immunologie. Il découvrira ainsi le système majeur d'histocompatibilité dit HLA. Cette avancée majeure ouvre la voie aux greffes d'organes et vaudra à Jean Dausset le prix Nobel de médecine en 1980. Dès les années 1970, Jean Bernard porte et défend la renommée de l'hématologie française des plus grandes universités américaines aux jeunes universités chinoises. Tous ceux qui eurent la chance de le croiser furent marqués par sa brillante intelligence, ses talents de pédagogue, sa foi inaltérable en l'humanisme défendu par les Lumières. Il reste aujourd'hui à imaginer la lecture qu'a pu faire, via son élection à l'Académie française et cet accès à cette forme d'immortalité, celui qui consacra l'essentiel de sa vie, de ses forces, de son temps, de son intelligence, à la lutte contre la plus intolérable des morts, celle des enfants leucémiques.
Il reste aussi à comprendre pourquoi le jeune étudiant en médecine et futur académicien osa faire le choix d'une discipline aussi totalement désespérée, d'une science à l'époque inexistante, d'une thérapeutique alors limitée au secours moral ? Sans doute faut-il ici invoquer la passion, sinon l'amour, des difficultés; une passion de la connaissance qui n'allait pas sans son corollaire : la foi dans le progrès. Mais ce qui fut, avant tout, déterminant – et que l'extrême pudeur du maître de l'école hématologique française lui interdit à jamais d'avouer –, c'est le rôle majeur que devait jouer dans ce choix l'infinie bonté, l'infinie compassion, la blessure secrète et partagée que suscitait chez lui le côtoiement de la détresse. Tous ses efforts, tous ceux de ses nombreux élèves, furent ainsi longtemps tendus vers la lutte contre ces affections malignes, ces leucémies, alors toujours mortelles. Jean Bernard est mort sans avoir connu sur ce plan une victoire du même ordre que celles obtenues par les pionniers de l'école pastorienne des maladies infectieuses et des vaccinations. Il aura néanmoins le premier murmuré le mot de guérison devant des rémissions si longues que les petites victimes leucémiques avaient oublié depuis longtemps le mal qui aurait dû les condamner.
Sa passion pour l'enseignement continu aux élèves qui allaient suivre sa trace, l'exceptionnelle clarté de son esprit, se retrouvent dans les nombreux ouvrages qu'il consacra, au terme d'une double réflexion sur la science et sur son éthique. Grandeurs et tentations de la médecine (1973), puis L'Homme changé par l'homme (1976) fournirent ainsi, dans son style d'une précieuse concision, la plus limpide interprétation des révolutions biologiques qui, ces dernières décennies, ont changé de fond en comble non seulement la pratique médicale mais le comportement humain. Sous les démonstrations rigoureuses perce néanmoins l'interrogation lancinante bien que discrète du moraliste qui ne pouvait assister sans appréhension au décalage, sans cesse grandissant, entre le progrès des techniques et le déclin des sagesses. Jean Bernard disparaît à une époque où, par une étrange ironie du hasard, sinon de la fatalité, la maîtrise toujours croissante du vivant conduit à l'effacement progressif des frontières entre le scientifiquement possible et le moralement acceptable.
Cette nécrologie a été actualisée par la rubrique médecine du Monde à partir de textes rédigés, avant leur mort, par notre collaboratrice le docteur Claudine Escoffier-Lambiotte et Jacques Ruffié, professeur au Collège de France.
Un regard lucide sur l'éthique médicale
Le témoignage du professeur Claude Sureau, président honoraire de l'Académie nationale de médecine, sur Jean Bernard.
En 1991, dans une affaire de maternité de substitution dont le retentissement était considérable, Jean Bernard fut entendu par la Cour de cassation en tant qu'expert. Le procureur général avait demandé avec insistance "qu'il soit mis fin à des divergences jurisprudentielles majeures et que la sécurité juridique soit assurée". Jean Bernard s'exprima alors avec force devant les magistrats. Il dit ses craintes quant à une possible exploitation, au travers des "mères porteuses", de la détresse humaine et de la précarité. Et son opinion entraîna celle de la Cour. Ces craintes, même si d'autres considérations peuvent aujourd'hui la nuancer, sont toujours d'actualité. En 1991, elles révélaient le souci permanent qu'avait Jean Bernard de tracer la juste voie entre des considérations éthiques fondamentales, telles que le respect de la personne humaine et de sa dignité, ou les conséquences des progrès de la science et de la médecine. Loin d'aligner sa pensée sur des concepts supposés intangibles, il n'hésitait pas à exprimer des opinions qui pouvaient surprendre. Dans un de ses derniers livres – Si Hippocrate voyait ça ! – dans lequel il s'entretenait avec André Langaney (J.C. Lattès, 2003), il soulignait l'importance de la responsabilité du médecin. "C'est au médecin d'évaluer les capacités et les désirs de son patient", soulignait-il. S'agissait-il d'une résurgence de quelque paternalisme médical dans une ambiance d'acceptation irrépressible de la "démocratie sanitaire" ? Fallait-il au contraire voir là l'affirmation sans complexe de ce qui doit demeurer la mission du praticien, fondée sur l'équilibre et l'harmonie des trois piliers de l'éthique médicale que sont l'autonomie et la justice, mais aussi la bienfaisance ? Dans le même ouvrage, Jean Bernard allait plus loin encore. Il exprimait à propos de la loi française de bioéthique une position, au premier abord surprenante, mais dont j'ai eu le privilège de m'entretenir avec lui. "On prend vraiment conscience que chaque cas est un cas particulier, unique", expliquait-il, osant ajouter : "Une telle loi est inapplicable… Jamais, au grand jamais, on n'aurait dû faire de loi de bioéthique…" Cette position peut paraître surprenante, émanant du premier président du Comité consultatif national d'éthique créé par François Mitterrand en 1983. Seulement en apparence. Elle ne révèle nullement que Jean Bernard militait en faveur de l'installation systématique de la vacuité législative. Elle nous enseigne qu'il était convaincu de la spécificité de chaque être humain, et donc de l'extrême difficulté d'édicter des règles de conduite universelles, surtout dans le domaine si mouvant de l'éthique biomédicale. Elle témoigne aussi que ce grand médecin était intimement convaincu aussi des dangers qu'il y avait à encadrer de manière brutale, et donc nécessairement injuste, les comportements individuels. On est bien loin ici du célèbre rapport daté de 1988 du Conseil d'Etat"De l'éthique au droit", qui conduisit à l'adoption des premières lois de bioéthique en 1994. Jean Bernard rejoignait ainsi les opinions de personnalités comme Anne Fagot-Largeault, aujourd'hui professeur au Collège de France (chaire de philosophie des sciences biologiques et médicales) ("Le pluralisme accepté ne conduit pas nécessairement au nihilisme moral"), ou de la regrettée théologienne protestante France Quéré ("Il y a des régions floues de la moralité; ce sont des situations d'incertitude ou d'indécidabilité qu'un jugement arbitraire ne saurait dissiper"). Cette attitude, toute de prudence, voire de réserve, a imprégné largement les réflexions du Comité national d'éthique, comme en témoigne cette affirmation de son successeur actuel, Didier Sicard : "L'éthique est de l'ordre de l'interrogation, de l'inquiétude. Elle implique une incertitude, une angoisse. Une réflexion éthique qui, à un moment donné, serait considérée comme chose faite serait par essence non éthique." C'est, entre autres, cette distance vis-à-vis de l'obsession législative tout comme de la recherche obstinée d'une bienfaisance trop souvent inaccessible que nous a enseignée Jean Bernard. Nous sommes très nombreux à lui en être infiniment reconnaissants.