Sept pistes capitales Microbiologie, génétique moléculaire, neurosciences...
CLAIRE BRISSET, Le Monde, 29 octobre 1984
POUR plus de 80 % des Français dûment questionnés par sondages, la recherche médicale est l'une des conditions essentielles du développement national. Mais combien d'entre eux pourraient préciser en quoi consistent le rôle et les fonctions du premier organisme de recherche médicale du pays, l'Institut national de la santé et de la recherche médicale (INSERM) ? Bien peu, sans aucun doute. C'est pour remédier à cette lacune, résoudre cette contradiction, que l'INSERM a décidé de faire, en 1984, date de son vingtième anniversaire, une année charnière de son développement : dire ce qu'est l'organisme, d'abord, à une population qui le finance, le soutient sans bien le connaître ; mais aussi mesurer ses forces et ses faiblesses, dégager des axes d'orientation pour l'avenir. Le colloque national organisé les 27 et 28 octobre à la Sorbonne, et que clôturera dans l'après-midi du 28 M. Laurent Fabius, témoigne de ce triple souci.
En 1941, lorsque naît l'Institut national d'hygiène, ancêtre de l'INSERM, s'ébauchent les bases d'une recherche médicale moderne : les trois cents premiers chercheurs font alors œuvre de pionniers. Surviennent les événements de 1958, l'accession au pouvoir du général de Gaulle, la nomination de M. Michel Debré comme premier ministre et, précisément, la "réforme Debré", fortement inspirée par son père, Robert Debré, réforme d'où naîtront les centres hospitalo-universitaires. La création des CHU - qui organisait les plus grands hôpitaux du pays en pôles associant soin des malades et formation des étudiants à la recherche médicale, et qui instituait le plein temps hospitalier - coïncidait avec une vision gaullienne du développement national : la recherche y faisait désormais figure de priorité et non plus seulement d'annexe subsidiaire de l'activité des médecins, des biologistes et des chimistes.
En 1964, naît officiellement sur cette lancée l'INSERM, dirigé par un grand administrateur, le professeur Aujaleu, qui, prenant la suite de Louis Bugnard, donne une nouvelle impulsion à l'organisme et multiplie les constructions. L'Institut prend une consistance physique, dans des murs. Survient l'ébranlement de mai 1968, auquel l'organisme n'échappera pas et dont il ressortira démocratisé : le nombre des élus du personnel dans les instances dirigeantes croît de façon spectaculaire. La proportion des chercheurs "statutaires", c'est-à-dire rémunérés à plein temps par l'organisme, s'équilibre avec celle des médecins hospitalo-universitaires, dont la présence, depuis les origines, était prédominante. Ce rééquilibrage nécessaire sera ensuite puissamment encouragé par le nouveau directeur. M. Constant Burg, qui présidera aux destinées de l'organisme de 1969 à 1979 et qui saura, de l'avis général, asseoir la recherche médicale française dans la compétition internationale. Lui succédera, dans le même esprit, M. Philippe Laudat, qui poursuivra cette action.
Depuis 1982, l'INSERM est dirigé par M. Philippe Lazar, polytechnicien, épidémiologiste de renommée internationale, qui n'a jamais caché ses sympathies pour la gauche et dont la tâche, d'emblée, s'annonce à la fois exaltante et difficile. Exaltante parce qu'il dispose d'un instrument unique de recherche, dont il faut à l'évidence stimuler les atouts et détecter les faiblesses. Difficile parce que, comme toute bureaucratie, l'organisation est, en certains points, menacée de vieillissement, et que quelques modifications structurelles s'imposent. Parmi celles-ci figure la nécessité de limiter dans le temps le mandat des responsables, désignés jusqu'alors en fait, sinon en droit, à vie, et de provoquer rotations, mutations, renouvellement, à l'instar de ce qui se passe notamment aux États-Unis. A la suite de bien des remous, un compromis s'élabore : les responsables de recherche seront désormais désignés pour une période de quatre ans renouvelable trois fois, et au terme de douze ans ils pourront présenter un nouveau projet à l'agrément du directeur. La tempête soulevée au cours des premiers temps du mandat de M. Philippe Lazar s'est aujourd'hui sensiblement apaisée.Depuis lors, l'INSERM a pu s'engager dans un véritable auto-examen de son activité, ce sous la direction de M. Jean-Pierre Changeux, professeur au Collège de France et qui préside son conseil scientifique. De cet examen de conscience, auquel tout l'organisme a participé et dont les résultats sont consignés dans un volumineux document qui vient d'être rendu public, ressortent nombre d'enseignements sur les forces et faiblesses de l'institution dont M. Lazar comme M. Changeux dégagent une politique pour l'avenir.
Au chapitre des " points forts " des recherches menées par l'INSERM figure en premier lieu la biologie moléculaire, discipline développée bien souvent en relation avec le Centre national de la recherche scientifique (CNRS). De même, l'immunologie, sous nombre de ses aspects (greffe de moelle osseuse, découverte des groupes tissulaires, connaissance des mécanismes de la transplantation, de l'inflammation, etc.), range l'INSERM parmi les premiers organismes de recherche du monde. L'endocrinologie figure aussi parmi les pôles de développement remarqués de l'Institut, notamment dans le domaine du diabète, de la reproduction humaine, et sous ses aspects pharmacologiques. Enfin, l'immense domaine, en plein essor, des " neurosciences " constitue, à l'INSERM, un véritable pôle d'excellence et, de l'avis de nombreux chercheurs, une " zone de force impressionnante ".
Mais les recherches menées comportent aussi d'étonnantes faiblesses, étonnantes parce qu’elles affectent parfois des domaines où la France était, traditionnellement, très bien placée : il en est ainsi de l'immense champ de la pathologie infectieuse, c'est-à-dire de l'étude des maladies virales, bactériennes, parasitaires, etc. C'est là, souligne M. Philippe Lazar, malgré le travail immense accompli par certaines équipes, " un problème exemplaire, car nous avons vécu sur une tradition de compétence incontestée " et que la situation s'est depuis dix ans, nettement dégradée. " La France, ajoute-t-il, a eu une très grande école de microbiologie, qui lui a valu plusieurs prix Nobel. " Elle a, sur ce point, " un tissu à reconstruire, C'est là notre principal problème. La microbiologie est notre talon d'Achille ". Autre zone de faiblesse : la recherche en psychiatrie, et ce malgré l'essor des neurosciences et la bonne tenue de la psychopharmacologie. L'ensemble des aspects non organiques des maladies mentales, à savoir leurs composantes sociales, familiales, économiques même, bref, tout ce qui a trait à l'environnement de la pathologie de l'esprit - mises à part quelques exceptions dans le domaine de la psychiatrie de l'enfant - est très peu développé, voire inexistant. Faiblesses aussi dans les connaissances relatives à la nutrition humaine, aux mécanismes du vieillissement, à la toxicologie. Faiblesse encore et surtout dans la recherche clinique, celle qui se fait " au lit du malade", donc dans les hôpitaux où les médecins sont absorbés par leur fonction de soins et n'ont que peu de temps à consacrer à la recherche proprement dite.
De l'analyse de ces forces et de ces faiblesses, de la réflexion sur l'avenir aussi, sont nés sept axes de développement autour desquels vont s'orienter les recherches. Il s'agira d'abord de porter un effort considérable sur la génétique moléculaire, c'est-à-dire sur l'étude de la structure, du fonctionnement et de la régulation des gènes. Le développement de cette discipline est indispensable, entre autres, lit-on dans le rapport de politique scientifique de l'INSERM, " au redémarrage de la bactériologie, de la virologie et de la parasitologie médicales ". Même chose pour la biologie de la cellule, indispensable à une meilleure connaissance des processus normaux et pathologiques, et dont les retombées sont essentielles à la compréhension de nombreuses maladies, par exemple du cancer.
Second axe de développement : les facteurs chimiques de " signalisation ", c'est-à-dire l'étude des " signes " que s'adressent les cellules. Il s'agit ici d'un immense ensemble de disciplines englobant, entre autres, l'endocrinologie, la neurobiologie, la cancérologie, l'immunologie, la physiologie des organes, de la nutrition, etc.
Troisième secteur prioritaire : la biologie de la reproduction, du développement et du vieillissement. Il faut, ici comme ailleurs, jumeler le développement des connaissances fondamentales et celui des recherches appliquées : en dépendent, notamment, l'évolution des recherches portant sur le contrôle de la reproduction, le traitement des stérilités, la prévention de la prématurité, le diagnostic et la prophylaxie des maladies congénitales, etc.
Quatrième axe de recherches prioritaires : la sociologie, l'anthropologie et l'économie de la santé. Ce domaine est si peu développé qu'une vaste " intercommission " - la seule que comporte l'organisme - intitulée " sciences humaines et sociales dans le domaine de la santé " vient d'être créée, qui inclura la recherche sur les maladies mentales.
Cinquième secteur : l'épidémiologie. Cette discipline, c'est-à-dire l'étude de la morbidité, des causes des maladies, de leurs possibilités de prévention, souvent considérées comme peu développées en France - par rapport aux pays anglo-saxons notamment, -est, à l'INSERM, déjà fortement structurée, mais certainement dotée de trop faibles moyens par rapport à l'ampleur des besoins.
Restent deux domaines, immenses, dont dépend assurément le développement de la recherche médicale française : le premier est le vaste champ du génie biologique et médical, la mise au point de nouvelles techniques d'instrumentation et d'investigation, les prothèses, les biomatériaux, les réactifs, etc. Il faut impérativement renforcer les liens, dans ce domaine plus encore que dans les autres, entre équipes de recherche et industriels. La France ne peut se permettre ici aucun retard technologique, compte tenu de l'âpreté de la compétition internationale qui se déroule à cet égard entre les pays industrialisés et de l'importance des enjeux économiques. Enfin, l'institut entend développer la recherche, impérative elle aussi pour l'avenir, de "molécules nouvelles d'intérêt thérapeutique ", en d'autres termes, de nouveaux médicaments, de nouveaux vaccins, de stimulants des défenses naturelles de l'organisme, de produits antiviraux, anticancéreux, etc. Ainsi ont surgi de vastes zones d'activité prioritaires, entre lesquelles les dirigeants de l'INSERM n'établissent, disent-ils, aucune hiérarchie, car il s'agit de sept domaines fondamentaux. Fondamentales aussi apparaissent deux orientations qui forment le soubassement de l'effort global : les recherches doivent être, sous tous leurs aspects, " internationalisées " et viser délibérément la compétition mondiale. Pour ce faire, elles doivent rompre avec certains clivages (public-privé, hôpitaux-universités), donc s'établir en " réseaux " et procéder à des " jumelages ". Enfin, la recherche médicale française ne doit à l'évidence pas se couper des préoccupations sanitaires des trois quarts de l'humanité, c'est-à-dire du tiers-monde. D'abord parce que la France comporte, avec les DOM-TOM, des zones de moindre développement sanitaire, au sujet desquelles a d'ailleurs été créée, au sein de l'organisme, une mission ad hoc. Ensuite parce qu'elle ne peut se désintéresser de ceux qui, privés de tout, bénéficient directement des retombées de la recherche. C'est sur ce dernier thème, celui de la solidarité, que sera conclu le 28 octobre le colloque national. " Il ne s'agit pas seulement, déclare à ce propos le professeur Jean Hamburger, qui clôtura les travaux avec le philosophe Michel Serres, de favoriser la recherche scientifique : il s'agit de penser à la santé du monde. "