Skip to main content

Source : www.contrepointphilosophique.ch.

Octobre 2004

Réflexions sur le progrès en médecine

Par Didier Sicard

Texte paru en juillet 2004 dans la revue Médecine et Hygiène, 78, Av. de la Roseraie, CH- 1205 Genève, tiré d'une conférence que le professeur D. Sicard avait prononcée le 20 mars 2004 à la Chaux-de-Fonds en l'honneur du professeur Denis Müller lors de la remise du prix que lui a décerné l'institut neuchâtelois.

Le mot « progrès » est un mot aussi galvaudé que magique. C'est « le pas collectif du genre humain » selon Victor Hugo, « le paganisme des imbéciles » selon Baudelaire.

Quand ce mot nous vient aux lèvres, l'idée en paraît évidente, alors qu'il n'y a pas de termes plus subjectifs que celui-ci. Nous allons plus vite, nous avons moins froid, nous échangeons à chaque instant sans nous rencontrer, nous guérissons des maladies inguérissables autrefois... Bref, l'humanité est fascinée par son propre spectacle collectif.

Mais nous passons notre temps à juger le présent à l'aune du passé en reconstruisant intellectuellement la période passée, en s'en remettant au développement industriel et commercial croissant selon un temps orienté, continu, pour faire aimer l'avenir et rendre le présent tolérable. C'est cette vision que je vais interroger.

Vesale et Harvey ont sauvé l'honneur de la médecine dans les dix huit premiers siècles de notre ère, en révélant à l'homme l'un son anatomie, l'autre sa circulation sanguine liée à la pompe cardiaque. En leur absence, le regard médical se perdrait dans un paysage apparemment bien pauvre et plat où ne surgissent que des balises religieuses ou païennes, marquées par le triomphe idéologique et obscurantiste. Soudain, en deux cents ans, l'idée germe que les pouvoirs de la science conduisent à l'âge d'or du genre humain, supplantant l'idée même de salut. Le futur devient le refuge de l'espoir. La connaissance des structures cellulaires par le microscope, la biochimie, l'anesthésie, la microbiologie, la virologie, la vaccination, la génétique, l'immunologie, l'imagerie, la thérapeutique, donnent à l'homme l'impression d'une accélération foudroyante [1] . La société encouragée par les médias, émerveillée, fascinée, applaudit et se convainc que ce "progrès médical" est sans limite, que la planète est trop petite pour elle. La tentation prométhéenne est à portée de main. Le pouvoir sur le corps, la prouesse du corps étourdissent. Les limites s'abolissent, les repères s'effacent. Alors que la science est progrès, la médecine fait des miracles... Chaque avancée efface les traces de la précédente.

Il n'y a plus la mémoire des cassures, des luttes contre le conformisme, des transgressions par rapport aux normes admises. Il n'y a plus cette humilité de l'homme qui ne découvre qu'après coup qu'il a été à la hauteur de ses ambitions.

Le progrès en médecine se construit, en fait, sur un arrière fond humain hanté par l'angoisse de la mort : mais cette construction est plus une cassure qu'une course ascensionnelle, plus une rupture avec le monde environnant qu'une continuité, plus une observation intelligente de l'erreur ou du hasard, qu'une élaboration mentale rationnelle. Ainsi plusieurs visions contradictoires s'affrontent.

Une première vision scientifique : de la conscience à l'organe puis au tissu, à la cellule, au gène chromosomique ou au DNA mitochondrial, à la molécule, la science considère que l'infiniment petit est organisé selon des schémas qui font appel à des concepts traditionnels. Comme si du connu on allait explorer l'inconnu à partir de bases solides, comme si l'exploration de la jungle pouvait bénéficier des jardiniers formés par Lenôtre. Le danger est alors triple. D'une part, par des raisonnements analogiques, parfois utiles mais souvent pernicieux, de rétrécir notre imaginaire à ce qui est déjà connu superficiellement ou mal interprété, et de fonder ainsi une pseudo vérité scientifique d'autant plus dangereuse qu'on en a moins conscience [2] ; d'autre part, à partir de cette fascination croissante pour les "bases de données", de considérer que l'inconnu dans un dévoilement inéluctable révèlera son secret jusqu'à n'en plus receler et enfin de lier de façon monolithique nos méthodes d'exploration à des calculs informatiques. Décrire, compter, modéliser, déchiffrer le vivant avec un dictionnaire qui donnerait accès à la connaissance, méconnaît que le texte échappe toujours au dictionnaire qui n'en donne jamais que quelques clés et jamais le sens profond. L'esprit humain passe son temps à classer, à mettre en fiches ses connaissances. Les maladies appartiennent à des spécialités. Elles se regroupent en blocs distincts avec une topologie aussi sécurisante qu'artificielle. Mais il s'agit plus de cartographie et de description que d'explication. Qu'y a t-il de commun entre une forme destructrice rapide d'une polyarthrite rhumatoïde et quelques douleurs au réveil de l'articulation du pouce, appartenant à la même entité morbide ? ; entre la vague sensation de fatigue d'un jour, et une fièvre à 40° pendant 15 jours due à une infection à cytomégalovirus ? La réponse est tentante. Les classifications sont justes, mais le terrain y impose ses spécificités. C'est une question de groupe HLA, de sensibilité particulière, de prédispositions génétiques à tel ou tel agresseur. Nous raisonnons en termes simplistes de forme typique, de formes cliniques, de diagnostics différentiels comme si nous étions dans un livre du monde ouvert et qu'il suffisait d'aller feuilleter l'index des références, sans s'interroger sur l'inconnu gigantesque que contient le connu, sans remettre en question nos conceptions sur l'athérome, l'infection, la dégénérescence, l'usure...

Chaque culture a ses classements plus ou moins étranges, souvent dérisoires à nos yeux mais leur adéquation au réel leur semble suffisante pour qu'elle soit plus opérationnelle que cognitive. L'étant, elles confisquent alors le raisonnement. C'est ainsi que la théorie des "flux" si présente dans la plus grande partie du monde en voie de développement, imprime sa marque aux symptômes, qui ne sont plus fixés (on ne dit pas "j'ai mal au foie, au ventre" mais "j'éprouve une sensation de circulation chaude ou froide d'air ou d'eau"). En symétrie notre culture contemporaine remplace de plus en plus l'expression subjective des symptômes par leur lecture technique : ( on ne dit plus "mon foie" mais "mon échographie", "ma tête" mais "mon scanner"...) Quand la théorie simplement métabolique de l'athérome est bousculée par la théorie infectieuse, quand la neurodégénérescence est peut être expliquée par des virus neurotropes lents sur terrain génétique spécifique, il y a surgissement brutal d'une nouvelle théorie physiopathologique. L'infection, dont le concept même apparaissait vieillissant à la fin du 20ème siècle, renaît de ses cendres. La menace de nouvelles maladies émergentes, les rapports nouveaux de proximité avec les animaux d'élevage ou sauvages, les grands déséquilibres de la flore animale et végétale, l'infection du cœur ou de l'estomac comme cause de maladies jusqu'ici apparemment simplement métaboliques, les dépressions immunitaires liées aux thérapeutiques de plus en plus agressives, laissent libre champ à une conception toujours plus menaçante de l'extérieur. Mais ce n'est pas à un concept simpliste de la dénomination de l'agresseur (hâtivement montré du doigt et entretenant cette angoisse ou cette illusion sécuritaire) que le progrès devra sa fortune, c'est plutôt à cette étrange interrelation complexe que le vivant entretient avec l'extérieur. C'est l'agresseur qui entretient l'immunité. C'est l'immunité qui crée l'identité. C'est donc l'agresseur qui crée l'identité. Un monde neutralisé sans stimulation se désorganise. La communication prime ainsi les structures. Ce ne sont pas seulement les balises qui sont importantes, mais les messages sans cesse modifiés et modifiables.

Le progrès médical n'est donc pas tellement dans la recherche infinie d'une menace que dans la remise en question de nos concepts interrelationnels indéfiniment changeants et mobiles. Attendre de l'épidémiologie qu'elle nous guide vers de nouveaux concepts révolutionnaires est peut être plus riche qu'identifier telle listéria dans tel laitage d'un petit marché. La génétique offre dans ce domaine un champ fascinant. Nous en sommes à la découverte de nouveaux gènes et à la cartographie du génome. Certains rapports entre mutations monogéniques et maladies sont bien identifiés (hémoglobinopathie, hémochromatose, polykystose, maladie périodique etc...) mais la complexité commence à apparaître. Pas tellement dans les maladies rares enzymatiques ou morphologiques que dans les maladies où s'expriment des gènes de susceptibilité. Les répressions ou les facilitations d'expression sont sans fin, laissant aux manifestations morbides un choix de survenue interprété à tort comme aléatoire. Nous sommes ainsi passés de la maladie, où nous recherchions les facteurs responsables, à la présence de gènes mutés chez des sujets apparemment indemnes, chez lesquels on ignore justement le risque de survenue de cette maladie dans son incidence et dans le temps pour un sujet donné, et que nous ignorerons longtemps. Car nous passons allègrement du concept de survenue obligatoire d'une maladie monogénique à 10 ans, 15 ans, 50 ans, à un concept probabiliste, d'une échelle de population à l'échelle d'un sujet. Or ce raisonnement adapté à un sujet en terme de maladie, de souffrance ne s'applique pas au raisonnement collectif. Nous sommes dans le royaume des statistiques collectives et du pourcentage de risque pour un sujet donné, pas dans l'attribution individualisée de telle ou telle menace.

Mais cessons un instant d'être l'oiseau de mauvais augure. L'homme contemporain ne peut être en effet que fasciné par les techniques de plus en plus sophistiquées de la réanimation, la banalisation de la greffe d'organes, les succès de l'assistance médicale à la procréation, les développements inimaginables de l'imagerie qui concurrencent désormais dangereusement l'endoscopie. La miniaturisation de l'image permet même l'ingestion de l'appareil d'émission. La liste des innovations techniques serait longue et la poursuivre pour le futur ne serait limité que par la pauvreté de notre imaginaire.

La question centrale reste le paradoxe d'un champ potentiel théoriquement infini, offert à la médecine technique et le petit nombre de situations réelles qui bénéficient de ses avancées. Médecine spectaculaire, performante, ne signifie pas mise à disposition pour le plus grand nombre car le progrès accentue les contrastes et les exclusions. Plus le progrès médical hisse la médecine à des hauteurs insoupçonnées pour quelques maladies, plus la précarité d'une population exposée à des agents pathogènes traditionnels augmente. Plus la médecine met à disposition des thérapeutiques sophistiquées pour notre monde développé, plus l'écart avec des populations défavorisées augmente. La thérapeutique contre le sida en est un des paradigmes les plus saisissants.

Contraste entre une médecine curative efficace pour des situations autrefois désespérées, mais qui restent rares (Hodgkin, cancer des testicules, choriocarcinome, thrombolyse coronarienne, cérébrale, SIDA...) et sa relative faiblesse pour le mal être quotidien, les symptômes du vieillissement, de l'adolescence, de la dépendance chimique aux drogues, de la "souffrance nerveuse" quelle qu'en soit son expression. Ce n'est pas parce que la médecine fait des progrès toujours plus grands sur la localisation et la fonctionnalité des récepteurs que les possibilités thérapeutiques simples en découlent. C'est d'ailleurs parfois là l'illusion entretenue par la médecine de tirer trop vite des conséquences thérapeutiques à partir de paramètres physiopathologiques nouveaux et modernes.

Contraste entre une médecine de la maladie performante et une médecine de la prévention qui reste, malgré les effets d'annonce, encore largement à démontrer. Certes, le traitement de l'hypertension réduisant l'incidence des accidents vasculaires cérébraux, le dépistage par frottis vaginaux réduisant les cancers du col, l'ablation des polypes lors des coloscopies, etc... offrent une vision encourageante de celle-ci. Mais la plupart des cancers, des infections, des troubles métaboliques, restent de survenue imprévisible et sans prévention possible ou en tout cas indépendante des mesures entreprises. C'est d'ailleurs là une des limites au principe de précaution si souvent évoqué, comme si l'on pouvait conjurer le destin malfaisant par des mesures appropriées apparemment rationnelles. On ne sait toujours pas par exemple, comment se transmet à l'homme la nouvelle variante de l'encéphalopathie spongiforme bovine, mais on interdit la commercialisation des boyaux de bovins et la transfusion de sang à partir de donneurs qui ont séjourné en Angleterre, sans que l'on ait la moindre idée de l'efficacité de ces méthodes, très probablement aussi inutiles que délétères dans d'autres domaines.

On ne sait toujours pas quel est l'agent de survenue de la sclérose en plaques mais on remet en cause le principe de la vaccination contre l'hépatite B, à partir de quelques observations individuelles, même si le rapport entre les deux non seulement n'est pas confirmé mais infirmé.

C'est donc un écart sémantique considérable qui sépare le progrès médical scientifique théorique et son application à l'humanité. Certes, les cultures de cellules souches embryonnaires, avec leur avenir réputé glorieux, le clonage thérapeutique, c'est à dire notre propre production de nous même, les implants de cellules pancréatiques, la chirurgie de réparation nerveuse sous microscopie, les xénogreffes pour compenser les déficits d'organes humains, repoussent toujours plus loin les limites de la médecine mais elles laisseront nécessairement la plus grande partie de l'humanité face à sa souffrance.

Et c'est là le deuxième terme d'une vision sociologique du progrès médical. L'homme entretient en effet avec la nature des choses un rapport qui a toujours été, mais qui est de plus en plus, biaisé par la science et en l'occurrence la médecine. L'homme attend des réponses scientifiques simples aux questions existentielles qu'il se pose ; or, ces réponses ne peuvent pas être simples, car comme le dit Claude Debru, "la nature contrôle mais n'invente pas le futur de l'homme" (3). Plus la science médicale progresse en connaissance, plus elle s'éloigne de cette quête du sens présente au cœur de tout être humain. La demande d'un univers sécurisant est à la source d'une nouvelle utopie, celle d'un monde de plus en plus sûr, protégé, où le bien être viendrait non pas de la conscience d'une subjectivité qui serait fondée sur un futur toujours rempli d'espérance, mais viendrait de la médecine elle-même. Celle-ci offre en effet simultanément l'amortalité mais aussi l'angoisse d'un présent toujours plus menaçant.

Dépister, prévenir, ne pas négliger le moindre symptôme, la médecine est là pour vous faire vivre et vous empêcher de mourir. Un corps médicalisé, normé, canalisé.

Le dépistage par l'image a précédé le dépistage génétique. Le présent est toujours lourd d'un futur. A la culpabilité ancestrale de la maladie toujours attentive à une faute (erreur de régime, exposition aux intempéries, vie sexuelle, etc...) s'ajoute maintenant la culpabilité d'être porteur d'une maladie génétique transmissible. La génétique comme culpabilité suprême "ne dites pas à mes petits enfants que c'est moi qui suis porteur du gène".

L'étrange est que vivant dans un présent envahissant, de plus en plus coupé de l'avenir, où la prophétie se brise, c'est à une génétique divinatoire que l'on demande un message bien obscur. Bien souvent, la promesse d'un futur effrayant, une maîtrise qui produit la non maîtrise déstabilise l'opinion. Car peut être « seule l'anxiété nous fournit des précisions sur l'avenir » (Cioran). Un présent hypertrophié, envahissant s'accompagne d'un futur de plus en plus inquiétant (poulet, vache, cochon), où la recherche est alors sommée de prouver sans inquiéter...

Ce transfert du réel du corps sur la virtualité des normes paramétriques des images, des chiffres, véritable nouvelle réalité, aspire vers l'extérieur la conscience du corps. Ce transfert dépossède le moi d'une subjectivité qui devient suspecte. Elle superpose une science médicale à la subjectivité, pouvant au mieux ou au pire tenir lieu de nouvelle identité du corps. Les avancées de la psychopharmacologie, les interférences électriques, cerveau-ordinateur comme simple accroissement des potentialités, ne font plus la différence entre son propre corps, les neuro-médiateurs et les organes externes ("wearable"). Les vêtements eux-mêmes deviennent porteurs de mémoire par les réseaux de connexion entremêlés avec les fibres textiles. La découverte de l'immensité de l'inconnu inconnaissable crée alors parfois une angoisse identitaire. "Je vais mal" parce que la médecine me dit que je risque d'être malade ou "je vais mal" parce qu'elle ne sait pas trouver pourquoi je vais mal ; "je vais bien", si la médecine me donne quitus de mon état actuel. Nous ne sommes plus capables de discerner quelle est la vérité de notre corps. « Nous baignons dans trop de réalité ».

Cette perte de confiance dans les signaux de son corps à l'échelon individuel a sa traduction amplifiée à l'échelon collectif. Les grandes peurs que l'on croyait réservées au Moyen Age ressurgissent : sida, vache folle, "OGM maléfiques", fièvre de Marburg, listéria, légionelle, amiante etc... Ce n'est pas tant leur réalité qui est source d'inquiétude que l'accent mis sur la notion de connaissance nouvelle. Plus la menace est nommée, identifiée, et plus elle surgit dans l'imaginaire comme angoissante. En revanche, ce qui n'est pas nommé, cité, cerné, ou qui reste confus, (pollution, tabac, alcool, vitesse, sexualité) reste du domaine de l'abstrait du monde, engageant d'ailleurs d'autres valeurs plus proches de la responsabilité individuelle que collective.

Ainsi, on attend du progrès médical qu'il fonde un nouveau réel toujours plus efficace, sans penser que la médecine change l'homme. Elle amoindrit sa capacité d'échange avec l'autre en en faisant une machine réparable, modifiable ; elle le rend exigeant dans une conception qui tire plus l'échange vers la consommation économique que vers la relation humaniste. « Je veux aller bien, je ne veux plus être sujet aux vertiges, à l'impuissance, au mal de dos, aux ballonnements, aux jambes lourdes ; si la médecine fait tant de progrès », (et c'est presque une tautologie), « pourquoi ne me restaure t-elle pas maintenant » ? Alors que c'est justement dans ce manque de restauration du sujet dans sa subjectivité même qu'elle échoue, pas dans son manque de restauration d'un état sans vertige... Un progrès médical qui fédère ces comportements collectifs sous influence sera probablement à la source de bien des désillusions. Si au moins demeurait le sentiment de l'inconnaissable ou au moins que chaque niveau de réalité en recouvre d'autres qui restent à découvrir, peut être alors une meilleure adéquation entre la conscience du progrès scientifique et le progrès humain se produirait. C'est pourquoi, il nous faut passer notre temps à redire que notre ignorance va jusqu'à ignorer les territoires mêmes inconnus de notre ignorance... Ainsi, les discours, les harangues sur la généralisation du dépistage de tout ce qui est possible (par imagerie ou par génétique) apparaissent un peu vains, car le dépistage fait du dépisté un sujet devenu alors responsable de son futur, un agent actif de santé publique mais aussi un sujet à qui l'on offre la maîtrise alors qu'il est tout sauf en situation de maîtrise. Au nom d'un avenir toujours radieux, au lieu d'en faire un être social on en fait un consommateur de soins, au nom d'une métamorphose possible et permanente, n'abîmons nous pas l'essence même de notre condition ?

Cette question est au cœur du débat éthique contemporain, troisième terme de notre exposé.

Il n'y a pas de progrès éthique, comme il n'y a pas de fondements éthiques stables et définitifs à la médecine, il n'y a qu'une réflexion éthique toujours plus urgente et nécessaire. En effet, cette vision d'un monde mu par le progrès généralisé fait fi des moyens qui l'y ont conduit. La fin thérapeutique par ses enjeux mêmes, ne peut entendre les atermoiements d'une société retranchée sur des valeurs considérées comme archaïques. Ainsi, un embryon humain, quel que soit son statut ontologique reste une possibilité d'homme et non de lapin ou de souris. En faire une banque de cellules souches par clonage ou non, grâce à la totipotence initiale des premiers jours, est un pas considérable vers son instrumentalisation, c'est-à-dire vers la négation de sa spécificité d'être humain en puissance.

La course à la brevetabilité du gêne au nom du droit des brevets et de la liberté de la recherche risque de confisquer les découvertes du patrimoine génétique de l'humanité au nom d'une invention brevetable, revendiquée comme telle par des mesures de plus en plus automatisées. Ce n'est pas tant la référence à des valeurs éternelles toujours riches à revisiter que les dérives vers un accaparement marchand de la connaissance fondamentale de l'être humain.

La médecine se projette sans cesse dans la performance. Prématurés au poids de plus en plus réduit, à la naissance de plus en plus précoce, morts subites d'adultes, réanimés sans préoccupation de leur futur mental, greffes de membres à la finalité fonctionnelle plus espérée qu'attendue, sont autant porteurs d'un désastre médical que d'espoir chimérique.

La réflexion éthique n'est ni une sorte "d'airbag humaniste", une ligne Maginot destiné à se protéger de toute critique, d'une référence à des tables de la loi éternelles, ni une recherche désincarnée dans l'utopie d'un bien illusoire ; elle reste un questionnement incessant sur les rapports entre les principes constituant d'une société et une pratique scientifico-médicale sans cesse renouvelée, un principe de rapport à ce qui se passe ! S'il y a une espérance pour une réflexion bioéthique dans le futur, celle-ci ne pourra être fondée que sur l'incertitude d'avoir raison, la confrontation de points de vue divers respectant la pluralité, mettant en pièces le blindage éthique de nos certitudes. Si l'on parle tant d'éthique, n'est ce pas parce que l'on ne sait plus comment la pratiquer ? La lucidité réelle plus que jamais nécessaire devra se nourrir d'une réflexion incessante, venant d'horizons divers, pour s'interroger non seulement sur les valeurs qui font une société, sur les dogmes mais aussi et surtout sur ce que nous voulons éviter pour le futur. Au fond que demandons nous à la médecine ?

- Qu'elle nous conduise à la maîtrise et cette promesse est sans cesse annoncée.

- Et que craignions nous ? avec notre vertige d'humain accroché aux branches d'un arbre au tronc vermoulu, de ne plus avoir confiance dans notre destin, oscillant entre la fascination aveugle et la régression primitive ou primaire à une nature toujours bien muette sur son sens vrai.

Le 21ème siècle ne pourra faire l'impasse sur cet aller-retour obstiné qui nous fait homme et non produit de l'humanité. A cette condition seulement le progrès médical sera celui de toute l'humanité.