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Discours « cash » et rigueur scientifique : l’épidémiologiste Dominique Costagliola, Grand Prix de l’Inserm 2020

Par Sandrine Cabut, LM, 8 décembre 2020

Au fil des mois, elle est devenue de plus en plus présente dans les médias, recherchée pour ses analyses pertinentes de l’épidémie de coronavirus et son discours « cash ». Qu’elle critique la méthodologie des études de Didier Raoult sur l’hydroxychloroquine ou la gestion de la crise par les décideurs, Dominique Costagliola affiche une indépendance totale. Avec le SARS-CoV-2 comme avec le VIH, sur les plateaux télé comme sur Twitter, et quel que soit son interlocuteur, l’épidémiologiste et biostatisticienne applique la même méthode : du bon sens, de la science et de la pédagogie. Son propos peut être radical mais il est toujours argumenté, fondé sur des données et des faits, martèlent ceux qui l’ont côtoyée sur le plan professionnel. Contactée pour ce portrait, la directrice adjointe de l’Institut Pierre-Louis d’épidémiologie et de santé publique (Sorbonne Université, Inserm), 66 ans, précise qu’elle aura une « actu Inserm » le 8 décembre. L’actu en question est en fait l’annonce du Grand Prix de cet institut de recherche, qui lui est décerné cette année. L’Inserm l’avait déjà distinguée en 2013 avec son « prix Recherche » pour ses travaux sur le VIH. Une ligne de plus sur un CV impressionnant, comme le nombre de ses publications (539 sur la base de données PubMed).

« Dire ce que je pense »

Comment résumer autant de titres et de casquettes, dont l’énumération lui a pris pas moins de huit minutes lors de son audition au Sénat, le 15 septembre, par la commission d’enquête sur la gestion de la crise sanitaire ? Dans son appartement parisien, où elle télétravaille depuis le premier confinement et nous reçoit entre deux réunions virtuelles, Dominique Costagliola s’amuse de la remarque. Puis s’explique : « Je voulais que les sénateurs sachent exactement d’où je parlais, et d’abord qu’il soit clair que j’étais compétente en pharmaco-épidémiologie et en évaluation du médicament. Plus que certains experts entendus ce jour-là… » (comprendre Didier Raoult, qui avait d’ailleurs refusé une audition commune). Le récit fleuve de ses activités et missions visait aussi à la clarté sur ses collaborations avec l’infectiologue Yazdan Yazdanpanah et la virologue Marie-Paule Kieny, auditionnés en même temps qu’elle. Et sur ses liens avec des laboratoires pharmaceutiques. « Dans le flou artistique autour de la défense de l’hydroxychloroquine, il y a l’idée que ceux qui en disent du mal ont des liens d’intérêt avec l’industrie, rappelle-t-elle. Je voulais montrer que les miens, que j’ai toujours mentionnés d’emblée quand j’ai été missionnée par des ministres, de droite comme de gauche, n’ont jamais été considérés comme des conflits et ne m’empêchent pas de dire ce que je pense d’un médicament. » La nouvelle pandémie l’a cueillie à un peu plus d’un an de la retraite (elle s’arrêtera en août 2021), alors qu’elle commençait à passer la main. Dès janvier, elle a été impliquée dans le suivi du Covid, principalement au sein du comité scientifique de REACTing, le consortium de l’Inserm qui coordonne la recherche française pendant les épidémies. Assignée à résidence, avec des horaires de travail à rallonge, cette passionnée de voyages et d’Asie a eu comme hobby principal la cuisine, partageant les photos de ses plats sur Facebook.

Un parcours peu linéaire

Proche de plusieurs membres du conseil scientifique, rencontrés au fil de sa vie professionnelle, elle trouve plutôt utile d’être en dehors de cette instance, pour s’exprimer librement. Et dire tout haut ce que certains d’entre eux pensent tout bas, probablement. « Quand Jean Castex a été auditionné à l’Assemblée nationale, mi-novembre, il s’est en quelque sorte dédouané de ne pas avoir pris de mesures contraignantes en septembre en se référant aux rassuristes”, estime la chercheuse. Il n’y a pas de rassuristes dans le conseil scientifique, alors pourquoi écouter ces imbéciles qui sont mauvais plutôt que les membres d’un conseil qu’on a nommés ? » Elle est aussi sans concession sur l’absence de membres de la société civile dans la gestion de la crise : « Quand vous regardez les missions de la Conférence nationale de santé et sa composition, vous vous dites : “Comment est-il possible qu’elle n’ait pas été associée à la réflexion et aux décisions ?” On a créé tout un tas de machins pour la représentation des citoyens et, lorsqu’il y a une crise, on voit bien que ce n’est que de l’affichage puisqu’on ne les sollicite pas. » Pour cette chercheuse engagée, qui travaille depuis des décennies avec le milieu associatif du VIH, « ne pas prendre le pari de l’intelligence et de la discussion concertée est d’un rétrograde absolu ».

« C’est notre pilier dans le monde du VIH, et une référence en biostatistiques. » Christine Rouzioux, virologue

« C’est une femme de caractère et une scientifique extrêmement solide. Elle a toujours eu son franc-parler, et j’aime bien parce que c’est fondé scientifiquement », résume Jean-François Delfraissy, président du conseil scientifique, qui la connaît depuis plus de trente ans. Pratiquement depuis ses débuts dans la recherche sur le VIH, en fait. C’était au milieu des années 1980, après un parcours peu linéaire. Maîtrise de physique en poche, cette fille de militaire rentre sur titres en deuxième année d’école d’ingénieurs. A Telecom, elle s’ennuie ferme jusqu’à s’inscrire dans l’option qui va lui ouvrir de nouveaux horizons : génie biologique et médical. Le polytechnicien et épidémiologiste Alain-Jacques Valleron, chez qui elle fait un DEA puis une thèse, deviendra son « père de sciences », sur le volet épidémiologie et modélisation ; la fonction maternelle étant dévolue au docteur Eveline Eschwège, qui l’éduque à la recherche clinique. Une large palette de compétences à laquelle elle n’a jamais renoncé.

Travail en tandem féminin

Recrutée à l’Inserm en 1982 comme attachée de recherche sur le diabète, elle va se tourner vers le sida à partir de 1986. D’abord pour développer des modèles statistiques estimant les « paramètres cachés » de l’épidémie, telles la durée d’incubation et l’incidence de cette infection ; puis pour des recherches plus en lien avec la clinique et les traitements. Elle a souvent travaillé en « tandem féminin », a-t-elle souligné dans son allocution à l’Académie des sciences, où elle a été élue en 2017.

« Quand on fait un dispositif expérimental, on voit peut-être 14 pierres, mais on ne sait pas s’il y en a 15 ou 12 000. » Dominique Costagliola

En modélisant des données d’une cohorte collectées par la virologue Christine Rouzioux, elle montre ainsi au début des années 1990 que la transmission mère-enfant du virus se fait surtout au moment de l’accouchement ou du dernier mois de grossesse. « Elle a tout de suite perçu l’impact possible sur la prévention, se rappelle la virologue. C’est notre pilier dans le monde du VIH, et une référence en biostatistiques. » L’infectiologue Christine Katlama, qui travaille avec elle de longue date sur l’optimisation des traitements antirétroviraux, salue de son côté les partenariats que la chercheuse sait établir avec les cliniciens : « Elle écoute, comprend et revient avec une vraie proposition. Toutes ces années, Dominique s’est imbibée du médical, et nous d’elle, et ce sont ces émulsions qui sont fantastiques. » Pour Dominique Costagliola, les deux grands moments de sa carrière sont les résultats des études sur la transmission mère-enfant, et ceux de l’étude Ipergay en 2015, qui a montré une efficacité à 86 % du traitement préventif du VIH par la PrEP, la prophylaxie pré-exposition. Elle en redéroule le fil avec passion, et une précision millimétrique. « C’était un peu du travail dans l’ombre, mais très marquant pour moi », dit-elle sobrement. Marc Dixneuf, directeur général de l’association de lutte contre le VIH Aides, souligne, lui, son rôle essentiel dans la stratégie de dépistage du VIH. « Elle avait une vision très claire sur cette question. A l’époque, elle était quasiment la seule à dire qu’il fallait tout mettre en œuvre pour que ceux qui en ont besoin soient dépistés, pour être traités. » Pour lui, les quatre années passées à ses côtés au Conseil national du sida ont été « comme un post-doctorat ».

Cinglante pour la bonne cause

Brillante, rigoureuse, mais également hypersensible, la professeur Costagliola est aussi réputée pas commode, très exigeante, cinglante parfois… Mais toujours pour la bonne cause. Marc Dixneuf n’est pas près d’oublier cette réunion vers 2004-2005, avec des représentants d’un laboratoire pharmaceutique venus spécialement des Etats-Unis pour proposer une nouvelle stratégie avec leur médicament. Dès qu’ils se sont mis à parler, Dominique Costagliola les a tout de suite arrêtés en leur disant que c’était faux. « En trois minutes, elle les a explosés », s’amuse le DG d’Aides. Emmanuelle Boëlle-Le Corfec, qui a fait sous sa direction une thèse de sciences, spécialité biomathématiques, dans les années 1990, se souvient pour sa part d’un passage délicat. « Mon article avait été refusé par une revue, j’étais bloquée, et j’ai senti qu’elle voulait que je rebondisse seule. Sur le moment, ça a été difficile à vivre mais quand j’ai passé le cap, j’ai pris conscience que faire de la recherche, c’était aussi être autonome, et que ce n’était pas linéaire. Finalement, ça m’a fait progresser. » Sur l’écran d’ordinateur de la scientifique et sa bannière Twitter, il y a une photo d’un joli village coloré et escarpé. C’est l’île de Procida, dans la baie de Naples, où est né son grand-père paternel, marin, et qu’il a quittée pour vivre à Oran. Mais c’est au Japon qu’elle rêve de retourner. A Kyoto, elle aime tant le jardin sec du Ryoan-ji, avec ses 15 pierres, dont jamais plus de 14 ne sont visibles, quel que soit l’endroit d’où on les contemple. « Pour moi, c’est l’allégorie de la science, confie Dominique Costagliola. Quand on fait un dispositif expérimental, on voit peut-être 14 pierres, mais on ne sait pas s’il y en a 15 ou 12 000. Ça permet de rester modeste. »