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Stanislas Dehaene, des maths plein la tête

Depuis l'adolescence, il nourrit une passion pour le cerveau. D'abord mathématicien, il dirige aujourd'hui un laboratoire de neuro-imagerie cognitive et vient d'être nommé professeur au Collège de France.

Par Hervé Morin, LM, 5 mai 2006

Benjamin de l'Académie des sciences, professeur au Collège de France et patron d'un laboratoire de 35 personnes : à 40 ans, Stanislas Dehaene n'a pas perdu son temps. En psychologie expérimentale, c'est sans précédent. Seuls des mathématiciens ont été plus précoces - chez eux, l'équivalent du Nobel n'est pas remis après cet âge limite. Justement, Stanislas Dehaene a d'abord été mathématicien. Cette discipline est restée au coeur de sa recherche, montrant que les nombres font partie des catégories mentales présentes dès la naissance qui organisent notre perception du monde. Au même titre que l'espace et le temps. "C'est une idée kantienne. Le sens des nombres est un paramètre aussi simple à extraire que celui des couleurs", avance-t-il. Encore fallait-il le prouver. C'est pourquoi ce collectionneur de casse-tête se tient, dans son laboratoire du service hospitalier Frédéric-Joliot, à Orsay, à la croisée de la physique - pour les instruments d'imagerie cérébrale -, de la psychologie expérimentale - pour l'étude du comportement -, de la médecine - pour les cas cliniques - et de la théorie - pour proposer des modèles explicatifs. Avant d'être un objet d'étude, les maths ont été pour lui un véhicule : "En France, dit-il, être bon en maths permet d'accéder aux grandes écoles. On voit ensuite ce qu'on veut faire." Admis dans cette discipline à l'Ecole normale supérieure, il bifurque donc vers le laboratoire de sciences cognitives et psycholinguistiques de Jacques Mehler. C'est que, depuis l'adolescence, il nourrit une passion pour le cerveau. "Peut-être parce que l'époque baignait dans l'intelligence artificielle." C'était aussi les débuts de l'informatique individuelle, avec le Tandy TRS80 familial sur lequel lui et ses trois frères ont fait tourner leurs premiers programmes. Il ne nie pas l'influence de son père, chef du service de pédiatrie à Roubaix et spécialiste du syndrome alcoolique foetal.

Laurent Cohen, qui préparait une thèse chez Jacques Mehler et est aujourd'hui son collaborateur à la Pitié-Salpêtrière, se souvient du jour où "Stan" est arrivé : "Il m'a posé deux bonnes questions, difficiles", se souvient-il. Le novice contacte bientôt Jean-Pierre Changeux. "J'avais lu L'Homme neuronal. J'avais 19 ans et j'étais très impressionné." Le neurobiologiste a besoin d'un matheux pour développer des modèles neuronaux. Il est aussitôt "fasciné par la rapidité d'analyse" du jeune homme. Le dialogue se poursuit aujourd'hui, à raison d'une ou deux réunions par mois, et Stanislas Dehaene sait que son "maître" n'est pas étranger à sa nomination au Collège de France. Mais il la doit aussi à son flair. Dans les années 1980, des passerelles s'établissent entre biologie, mathématiques et physique théorique. "On avait le sentiment que s'ouvrait une nouvelle voie, vers la conception d'un cerveau théorique, raconte le physicien Gérard Toulouse (ENS). Stanislas a très bien vu l'ensemble des pistes possiblesIl a fait le bon choix en s'orientant vers le champ expérimental." C'est l'époque où les pionniers de l'imagerie cérébrale commencent à montrer le cerveau pensant, grâce à l'IRM (imagerie par résonance magnétique). Stanislas Dehaene passera lui-même des IRM pour découvrir qu'il fait partie des 4 % de droitiers dont l'aire du langage se trouve dans l'hémisphère droit. "Dans les courbes, je suis souvent un point anormal", dit-il.

Entré à l'Inserm, l'Institut national de la santé et de la recherche médicale, en 1989, il rejoint le service d'imagerie du Commissariat à l'énergie atomique (CEA) à Orsay, après avoir passé deux ans à Eugene (Oregon), dans le laboratoire de Michael Posner : "Une sorte de Mecque de ce qui allait former la psychologie cognitive expérimentale." Il y apporte rapidement sa pierre, avec son épouse Ghislaine, membre de son laboratoire et cosignataire de nombre de ses articles. Ses équipes touchent à tout : l'intuition mathématique chez les Indiens d'Amazonie, la capacité à visualiser les lettres en couleurs (synesthésie), comme Rimbaud dans "Voyelles", ou encore les troubles du calcul ou la dyslexie. Ces travaux le mènent à l'étude de la conscience. Les derniers montrent que, sans le percevoir consciemment, le cerveau peut traiter le sens des mots. Rien, selon lui, qui permette de jeter un pont vers la psychanalyse. "L'inconscient sur lequel nous travaillons est extrêmement simple. Les grands anciens avaient vu qu'une immense part du traitement cérébral était non consciente, mais ils n'avaient pas envie de mettre à l'épreuve leurs conceptions, lâche-t-il. C'est là que nous nous séparons." La récente expertise collective de l'Inserm sur les troubles de conduite chez l'enfant et l'adolescent lui a parfois paru "maladroite" dans ses formulations. Mais il ne fait pas de doute pour lui que certains enfants peuvent être aidés "y compris par des moyens pharmaceutiques". La querelle actuelle viendrait du dualisme à la Descartes, qui a la vie dure : "Il y a un peu d'angélisme à penser qu'on peut prendre le dessus sur notre propre cerveau, regrette-t-il. En réalité, l'ensemble de notre personnalité est un état de notre cerveau." Voyant en celui-ci un organe plastique, son équipe travaille à la mise au point de logiciels ludiques visant à améliorer l'appréhension des nombres par des enfants menacés de "dyscalculie". Passionné de pédagogie, père de trois garçons - "des matheux" -, il donne raison au ministre de l'éducation Gilles de Robien d'avoir banni la méthode globale des salles de classe. "La lecture globale est une illusion : le cerveau décompose le mot et le recompose. Et ça, il faut l'apprendre."

Il ne s'est pas mêlé du mouvement des chercheurs. Au contraire, il fait partie du comité de pilotage de la nouvelle Agence nationale de la recherche (ANR), qui évitera, selon lui, "le saupoudrage des moyens". Il reconnaît que son équipe n'est pas à plaindre. Elle devrait emménager à la fin de l'année dans Neurospin, un nouveau laboratoire du CEA près de Saclay, entièrement consacré à l'imagerie cérébrale. Cette perspective l'a guéri de la "tentation d'Harvard", qui touche parfois certains cerveaux français.