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Cellules souches : la France invisible, par Philippe Menasché

Tribune. Le gouvernement doit sortir de sa pusillanimité et préparer l'avenir. LM, 20 juin 2008

Actuellement l'utilisation thérapeutique des cellules souches suscite un intérêt majeur et nourrit l'espoir que la médecine dite régénérative pourrait un jour soigner des maladies telles que l'Alzheimer, le diabète ou l'insuffisance cardiaque. Pour mieux comprendre les enjeux, il faut distinguer deux types de cellules souches. Présentes en quantités variables dans les organes, les cellules souches adultes assurent, plus ou moins complètement, la régénération du tissu dans lequel elles résident, mais elles en sont en général spécifiques (une cellule de muscle de jambe ne deviendra jamais une cellule de coeur). Au contraire, les cellules souches embryonnaires ont une plasticité qui leur permet d'être programmées au laboratoire pour devenir des cellules de n'importe quel organe. A ce titre, elles apparaissent comme de véritables "pièces de rechange" susceptibles de remplacer les cellules d'un coeur, d'un foie, d'un rein et peut-être d'un cerveau malade. Ces cellules souches embryonnaires sont dérivées d'embryons âgés de 4 à 6 jours, conçus dans le cadre d'une fécondation in vitro et conservés par congélation. Si, au bout de cinq ans, le couple n'a plus de projet parental, la loi prévoit leur destruction. La loi de bioéthique de 2004 interdit les recherches sur les cellules souches embryonnaires et n'autorise l'Agence de la biomédecine à délivrer des dérogations que pendant une période expérimentale de cinq ans. Sous couvert d'un accord des parents, la loi permet alors qu'au lieu d'être détruits les embryons soient utilisés pour obtenir des cellules souches. Cet usage des cellules embryonnaires est au coeur d'un débat éthique âpre où ceux qui s'y opposent le plus violemment font valoir des vertus thérapeutiques miraculeuses aux cellules adultes. Cette opposition entre cellules adultes et cellules embryonnaires est artificielle. Le problème pratique n'est pas en effet de choisir entre les deux types cellulaires mais seulement de définir celui qui est le plus approprié pour soigner une maladie donnée. Il est évident que les cellules adultes sont efficaces dans de nombreux cas : le succès des greffes de moelle chez les leucémiques ou des greffes de peau chez les brûlés en fournissent des exemples anciens. De même, les cellules du sang de cordon ombilical prélevé à la naissance ont-elles fait leurs preuves pour traiter des maladies du sang.

En revanche, et contrairement à ce que s'obstinent à prétendre ceux qui veulent asservir la réalité médicale à leurs convictions idéologiques, il est des maladies où les cellules souches adultes ou celles issues du cordon n'ont qu'une efficacité très limitée, sinon à peu près nulle. Tel est, notamment, le cas de l'insuffisance cardiaque. C'est dans ces pathologies que les cellules souches embryonnaires représentent un réel espoir même s'il n'est pas question d'occulter les problèmes, notamment de rejet, qu'il faut encore résoudre avant une utilisation en clinique humaine. Récemment, la possibilité de reprogrammer une cellule adulte de peau en cellule équivalente à une cellule souche embryonnaire a été saluée comme un événement majeur qui rendrait, pour certains, obsolète l'utilisation de ces dernières. Nul ne songerait à contester l'importance scientifique de cette découverte. Encore faut-il en apprécier les limites actuelles si l'on se place dans une perspective thérapeutique : très faible rendement (seul un infime pourcentage de cellules peut ainsi être reprogrammé) et surtout nécessité, pour transformer ces cellules adultes et les ramener à un stade embryonnaire, de leur injecter des gènes dont un au moins est cancérigène. La loi de bioéthique doit être révisée en 2009 au terme d'états généraux. Il existe aujourd'hui une crainte réelle que cette échéance soit reportée en raison d'une frilosité gouvernementale d'autant plus frustrante que la France dispose d'atouts importants, scientifiques (qualité des équipes), médicaux (expertise reconnue en recherche clinique) et institutionnels (efficacité de l'Agence française de sécurité sanitaire et des produits de santé et de l'Agence de la biomédecine) qui restent sous-valorisés.

Cette situation est due à la complexité de la loi actuelle et notamment à son caractère dérogatoire, qu'on peut comprendre dans le contexte de 2004, mais qui n'est plus d'actualité. Ce caractère restrictif rend la position de la France illisible par les autres pays, démotive des équipes dont la recherche fondamentale s'inscrit dans la durée, dissuade nos jeunes postdoctorants intéressés par cette thématique de revenir de l'étranger et décourage les sociétés de capital-risque d'investir sur notre sol. Malgré le poids de la religion, l'Espagne s'est dotée d'une des législations les plus libérales d'Europe sur les cellules souches. Malgré le poids de l'histoire, l'Allemagne vient de dépénaliser cette recherche. En Californie, le gouverneur républicain Schwarzenegger n'a pas hésité à prendre des positions opposées à celles du président Bush, en déclarant prioritaire la recherche sur les cellules souches et en lui attribuant les financements nécessaires. Aux Etats-Unis encore, la Food and Drug Administration (FDA) vient d'être saisie de trois demandes d'essais cliniques visant à évaluer les effets de cellules "organe-spécifiques" dérivées de cellules souches embryonnaires humaines dans trois maladies emblématiques : la cécité par dégénérescence maculaire, les paraplégies traumatiques et le diabète. Pendant que l'administration américaine instruit ces dossiers et prépare l'avenir, le ministère de la santé décapite l'Agence de la biomédecine, dont la directrice générale, unanimement saluée par la communauté scientifique et médicale pour sa compétence, n'a pas été reconduite dans ses fonctions, sans doute pour avoir cherché à donner un peu de visibilité à une politique qui en manque.

Il serait malhonnête de prétendre que les cellules souches embryonnaires vont demain révolutionner la médecine. Devant l'étendue de nos incertitudes, affirmer la suprématie d'un type cellulaire sur un autre relèverait d'une attitude antiscientifique. Il y a au contraire obligation à explorer toutes les pistes jusqu'à ce que les résultats de la recherche disent quelle est "la" meilleure cellule pour une maladie donnée. Toutefois, si pour certaines de ces maladies, les cellules souches embryonnaires donnent les résultats prometteurs escomptés, on peut prédire une déferlante. La France ne serait que spectatrice alors qu'il est peut-être encore temps, en dépit du retard déjà accumulé, qu'elle se positionne en acteur. Pour cela, il est essentiel de respecter l'échéance de la révision de la loi et d'afficher l'importance de la recherche sur les cellules souches embryonnaires en remplaçant le régime dérogatoire par un régime d'autorisations encadrées par l'Agence de la biomédecine qui a fait ses preuves en la matière. Encore faudrait-il que ceux qui ont la charge de la politique sanitaire de ce pays se gardent des lobbies les plus conservateurs, fassent des choix clairs, et les assument ouvertement en faisant leur cette maxime de Talleyrand : "Il n'y a qu'une façon de dire "oui", c'est oui. Toutes les autres veulent dire non."

Philippe Menasché est chirurgien cardiaque à l'hôpital Georges-Pompidou, professeur à l'université Paris-Descartes, directeur d'une unité Inserm consacrée à la thérapie cellulaire cardiaque.