Laurent Degos, une vie dans l'univers de la maladie
Après avoir fait de la recherche fondamentale et clinique en génétique, immunologie, hématologie et cancérologie, le médecin vient de passer six ans à la tête de la Haute Autorité de santé
Claire LESEGRETAIN, La Croix, 04/03/2011
Au bout d'une cour bien cachée par de hauts murs - comme Paris en a le secret -, la maison des Degos s'ouvre sur un jardinet. En hiver, il ne présente guère de charme, mais aux beaux jours, on imagine aisément Laurent et Françoise Degos dînant là, sur une table de teck, avec leurs trois enfants et neuf petits-enfants. Cette vie familiale, Laurent Degos peut davantage la goûter depuis fin décembre, après six années intenses à la tête de la Haute Autorité de santé (HAS). Car il ne cache pas que ce mandat fut très prenant, surtout les deux premières années : « Étant le premier à occuper ce poste, il m'a fallu tout créer », lance ce médecin hématologue de 65 ans qui a veillé à rester indépendant du ministère de la santé et de l'assurance-maladie.
Un système de certification des hôpitaux et cliniques privées
Forte d'un collège de huit personnes, de 400 salariés (médecins, pharmaciens, administratifs) et de 3 000 experts français, la Haute Autorité de santé a pour mission d'aider les pouvoirs publics dans leurs décisions de remboursement des médicaments, des dispositifs médicaux et des actes professionnels et de promouvoir les bonnes pratiques de soins auprès des professionnels. Ainsi, Laurent Degos a associé un système de certification des hôpitaux et cliniques privées - renouvelé tous les quatre ans - à des indicateurs annuels. « Avec tous les spécialistes concernés, nous avons aussi établi le parcours idéal des patients touchés par un accident vasculaire cérébral (AVC, 120 000 cas par an en France) ou par un infarctus du myocarde (100 000) », s'enthousiasme-t-il, en rappelant que, dans les deux cas, le temps maximal dont disposent les professionnels pour éviter la mort ou les séquelles irrémédiables est de 90 minutes.
« Je me réfugiais dans un monde imaginaire »
Cet univers de la maladie, Laurent Degos l'a connu dès son enfance en région parisienne et dans le pays de l'Adour (Landes). De terribles crises d'asthme l'obligeaient au printemps et en été à éviter toute sortie par crainte de l'asphyxie : « J'en suis arrivé à aimer l'automne, l'odeur des champignons et des feuilles mortes », raconte-t-il avec humour. Des crises qui l'obligèrent également à conduire sa vie à l'écart des autres, souvent à l'intérieur des maisons, attentif à toute contamination, vérifiant l'absence de poussière « Je me réfugiais dans un monde imaginaire et sécurisant, épuisé après des nuits où je manquais d'étouffer », poursuit-il en laissant deviner que ce n'est pas vraiment par hasard s'il a consacré sa vie à lutter contre le cycle « symptômes, syndromes, maladie » et à « sortir des crises de santé » - selon le titre de son récent ouvrage (1).
Il fait face aux risques d'épidémies
Ainsi, à la Haute Autorité de santé, il a institué des règles de sécurité, comme la check-list avant toute intervention chirurgicale, mais aussi défendu l'autonomie des praticiens face à l'inattendu. Il a fait face aux risques d'épidémies - « Chaque année, on part en Asie chercher le virus de la nouvelle grippe car c'est toujours dans cette partie du monde qu'une épidémie démarre » - et à la crise du H1N1 - « On ne peut reprocher à l'État d'avoir pris plus de précautions que nécessaire. » Quant au Mediator (médicament antidiabétique, longtemps prescrit comme coupe-faim et soupçonné d'avoir provoqué plus de 500 décès entre 1976 et 2009), Laurent Degos rappelle que dans l'édition 2009 du Vidal (ouvrage référençant tous les médicaments), rien n'est dit sur les graves effets secondaires : « Les médecins traitants ne pouvaient donc les imaginer. » Pour autant, ce catholique pratiquant, même s'il reste discret sur sa foi et son engagement de longue date dans un groupe de réflexion autour d'un prêtre parisien, ne cesse de s'interroger sur ses responsabilités professionnelles.
« Le quatuor déclencheur de crises »
Rien d'étonnant donc à ce qu'il se soit passionné pour les grands enjeux de la santé publique et pour ce qu'il nomme « le quatuor déclencheur de crises ». Crise financière d'abord, avec la crainte d'un choc frontal entre industrie pharmaceutique et assurances solidaires. Et de rappeler que le « Soliris », médicament proposé pour certaines anémies, coûte 350 000 euros par an et par personne. « Il suffirait de ne traiter que 0,8 % de la population française (en délaissant les 99,2 % restants) avec des médicaments aussi coûteux pour consommer tout l'argent de l'assurance-maladie nationale ! Les assureurs ont accepté jusqu'à présent ces produits très coûteux mais plus pour longtemps. »
« Un flux permanent d'innovations »
Crise sociale ensuite, avec les difficultés du secteur hospitalier et la nécessité d'envisager une organisation nouvelle impliquant ouverture de secteurs et fermeture de lits. « Chaque innovation médicale n'a même plus le temps d'atteindre la maîtrise de la sécurité qu'elle est supplantée par une autre plus efficace. Ce flux permanent d'innovations met le système hospitalier dans un climat d'insécurité de moins en moins supportable », poursuit-il. Puis la crise institutionnelle, avec la tendance internationale à prévoir pour chaque maladie une prise en charge médicale et financière du parcours de soins. Crise éthique enfin, avec l'apparition concomitante des maladies de société et de la médecine collective. « Le médecin est désormais obligé de suivre des règles normatives et ne peut tout faire pour tout le monde selon son bon vouloir. »
Jean Dausset ,« un de mes deux grands maîtres »
Pourtant, Laurent Degos n'a pas toujours travaillé dans la santé publique. Il a commencé par faire de la génétique des populations avec Albert Jacquard, dans le cadre de recherches sur les antigènes des leucocytes humains (en abrégé, HLA, principal système de compatibilité des tissus humains). « Je suis parti trois mois, en 1971, dans le désert du Nord Mali pour prélever le sang, la salive et prendre des mesures anthropomorphiques des Touaregs », raconte-t-il en évoquant la Land Rover qu'un Père Blanc lui avait appris à démonter et à remonter entièrement « pour être sûr de pouvoir m'en sortir en cas de panne ! » Le jeune médecin apprend aussi à repérer les filiations et à noter des détails ethnologiques. De retour à Paris, il travaille en génétique formelle avec Jean Dausset - « un de mes deux grands maîtres, avec Jean Bernard » - pour décrire les marques génétiques des migrations humaines, en vue d'une meilleure connaissance du système HLA et de ses relations avec les maladies.
La leucémie aiguë promyelocytaire « tue en huit jours »
Tout en poursuivant ses consultations hospitalières à Saint-Louis, Laurent Degos passe à la recherche en hématologie, avec le professeur Bernard, et commence à s'intéresser à la leucémie aiguë promyelocytaire - « qui tue en huit jours ». En 1982, avec l'aide de Christine Chomienne (lire ci-dessous) qui cultivait des cellules de moelle atteintes de leucémie, il teste « tous les produits pouvant agir » et constate qu'un dérivé de la vitamine A, la rétinoïde, transforme les cellules malignes en leucocytes normaux. Une découverte « par hasard » qu'il lui faut démontrer. Il lui faut aussi trouver un laboratoire qui accepte de fabriquer la rétinoïde. Or ce produit étant utilisé en cosmétique, les laboratoires occidentaux craignent, en l'associant au cancer, d'effrayer leur clientèle. Du coup, Laurent Degos se tourne vers la Chine pour effectuer les tests d'application et lancer la fabrication en grande quantité.
Chen Zhu, l'actuel ministre chinois de la santé
Il faut dire que depuis près de trente ans, il entretient une belle amitié avec Chen Zhu, l'actuel ministre chinois de la santé. « Chen était venu faire sa thèse à Saint-Louis de 1984 à 1989, quand je dirigeais le laboratoire, et nous avons rapidement sympathisé. Au printemps 1989, après les manifestations de Tian An Men, alors que tout le monde lui conseillait d'attendre pour rentrer chez lui, il fut le premier scientifique à retourner à Pékin. Après deux années de mise à l'épreuve par le Parti, il a monté son labo, a prouvé sa loyauté au régime et a été nommé successivement chef du programme du génome humain, académicien des sciences, et ministre de la santé en 2005. » Et c'est avec l'hématologue Wang Zhen Yi, de l'université de médecine de Shanghaï (et alors patron du laboratoire de Chen Zhu), que le médecin français gagnera plusieurs prix : « médecin de l'année » en 1991 ; prix General Motors à Washington en 1994 ; prix de la Fondation Charles Brupbacher à Zurich en 1997 Un exemple de collaboration franco-chinoise « assez unique » dont il s'enorgueillit.
« Une médecine techniciste et déshumanisée »
De même, Laurent Degos se dit « fier d'avoir, le premier, montré qu'on peut rééduquer une cellule cancéreuse » et de savoir que 90 % des guérisons de leucémie sont actuellement obtenues grâce à ce processus de différenciation des cellules malignes. Pour autant, il sait qu'une carrière polyvalente comme la sienne, articulant recherche fondamentale et travail clinique, devient de plus en plus difficile, du fait de l'hyperspécialisation. Il regrette également que la sélection - puis la formation - des futurs médecins prenne si peu en compte leurs capacités d'empathie : « On aboutit à une médecine techniciste et déshumanisée », résume-t-il en souhaitant qu'en fin d'études médicales la pratique - et pas seulement la théorie - soit davantage évaluée, comme cela se fait dans d'autres pays.
Il aime comparer les systèmes de santé chinois et français
Invité à plusieurs reprises dans l'empire du Milieu, Laurent Degos aime comparer les systèmes de santé des deux pays : « Alors que nous dépensons 3 400 euros par an et par personne en France (soit 10 % du PIB par habitant), les Chinois n'en dépensent que 20 ! » Il compte profiter de sa disponibilité retrouvée pour s'occuper à nouveau des échanges d'étudiants en post-doctorat entre la France et la Chine. Et s'il reste professeur universitaire et hospitalier (PUPH), il va surtout travailler auprès du directeur de l'hôpital Saint-Louis-Lariboisière. Nul doute qu'après ce passage à la tête de la HAS et cette prise de conscience des « solutions possibles pour tenir ensemble intérêt individuel et intérêt collectif », l'hématologue retrouvera l'approche individuelle des malades dans une vision plus collective. Car dans ce « grand paquebot de 1 500 lits et 3 000 salariés », il devra appliquer, au niveau local, les règles de sécurité qu'il a mises en place, au niveau national.
(1) Santé : sortir des crises ?, Éd. Le Pommier, 96 p., 12 euros.