source : https://www.chu-toulouse.fr/IMG/pdf/debre.pdf
Très tôt, Robert Debré critique sa propre réforme, qu'il juge incomplète. Dès 1973, il exhorte ses auditeurs à faire une « révolution complète ». Le texte qui suit - fascinant par son caractère prophétique - est le discours de clôture prononcé à Rennes en 1973 au terme d'une semaine consacrée à l'enseignement de la santé publique. Quelques idées force de ce discours - L'essentiel de la Réforme de 1958, c'est l'installation de la biologie dans la pratique médicale. Ce qui lui manque, c'est la dimension de santé publique. - Désormais, la médecine comporte trois parties : clinique, biologie, santé publique. Ceci implique une révolution complète, une philosophie tranchant absolument avec la situation actuelle. - L'hôpital ne doit plus être un centre de santé troublée, mais un centre de santé publique. Il doit garder portes ouvertes, non seulement pour entrer, mais pour sortir.- On ne pourra plus désormais enseigner la médecine sans faire appel largement à des disciplines différentes de la médecine. Et il énumère statistique, psychologie, économie, sociologie.- En médecine, médicament, présence, parole sont également importants, et quelques autres idées tout aussi remarquables. Nos CHU d'aujourd'hui sont bien loin des conceptions énoncées par leur fondateur. Quelle jeunesse, chez ce prophète de 91 ans !
R Debré : Je crois que nous pouvons maintenant terminer ces journées de travail, et je vais vous demander la permission de vous parler très fran- chement, en vieux professeur et, j'ose dire, en vieux réformateur. Tout d'abord, et ce n'est pas une simple clause de style, croyez-le bien, j'ai énormément apprécié ce que j'ai lu dans le texte que M. Cayla m'a envoyé. J'en ai pris attentivement connaissance, et tous les rapports m'ont beaucoup intéressé, notam- ment le rapport de mon ami Jean Sénécal. J'ai également beaucoup apprécié le rapport que m'a fait, tout à l'heure, le professeur Aujaleu sur le travail qui a été fait dans les deux pre- miers groupes, ainsi que celui de mademoiselle Laporte sur le travail du troisième groupe. Je me permets également de féliciter très chaleureusement monsieur le docteur Cayla et ses collaborateurs, pour l'atmosphère générale de l'école devenue un grand centre de réflexion, de pensée et d'étude que la France offre, je puis dire, à l'ensem- ble du monde, et dont la réussite me comble de joie. Ceci dit, voulez-vous que je vous dise ce que je pense de ce problème ? Et bien, je pense qu'il faut faire une révolution. Vous allez tâcher d'avancer, quelque peu, et vous ferez du très bon travail parce que si les réformes sont partielles, elles préparent seulement les réformes générales. Donc votre effort ne sera pas vain, celui que vous avez fait jusqu'à présent n'a pas été vain, et celui que vous allez continuer ne le sera pas non plus. Il faut toute une série de réformes locales, partielles, individuelles, personnelles, régiona- les, nationales, sûrement... Mais, pour que soit réalisé ce qui dans le fond de votre pensée et ce qui est dans le fond de votre doctrine,
il faut une réalisation tranchant absolument avec la situation actuelle.
Je me permets de comparer cette sorte de révolution à celle qui, avec l'aide de personnalités éminentes, au premier rang desquelles se trouvaient monsieur Gaston Berger et monsieur Aujaleu, a été réalisée. Ce n'est pas tant le temps plein, ni la double appartenance - c'est important - mais ce qui l'a été davantage, vous le savez, c'est que sur le territoire des hôpitaux, sur le campus hospitalier, vous ayez vu monter de petits bâtiments, des grands bâtiments et maintenant des gratte-ciels, dans lesquels la biologie s'est installée. La vieille médecine avec laquelle j'avais vécu était une médecine d'examens cliniques remarquables, mais d'examens cliniques (les mains, les yeux, les oreilles), avec la demande, éventuelle, à un petit laboratoire ou à la pharmacie de l'hôpital de quelques renseignements que l'on appelait complémentaires, comme s'ils n'étaient pas fondamentaux. La vraie révolution a consisté à créer, au milieu de ces hôpitaux, l'élément biologique sans lequel l'élément clinique est aveugle et d'ajouter à ces renseignements biologiques, l'élément très important, le stimulus fondamental pour l'intelligence, la recherche. Et bien, vous ne ferez quelque chose de valable dans le domaine qui vous intéresse que si vous faites le même effort, c'est-à-dire, comme il a été ajouté à la médecine clinique, la médecine biologique, intriquée, insérée dans le même lieu et les mêmes pensées, si vous impliquez de la même façon la santé publique. Autrement dit, dans un mouvement vigoureux, il faut convaincre tout le monde, l'opinion publique comme les autorités et les médecins, avant tout, que la situation doit changer. De même que nous avons senti le besoin d'avoir d'autres éléments que nos propres sens pour faire le diagnostic et assurer le traitement de nos mala- des, de même, aujourd'hui, est absolument nécessaire cette idée que l'individu - si important que soit chaque individu absolument unique et irremplaçable - ne fait pas partie de ce qu'on appelle dans la terminologie pénible de nos journaux et de la politique, de la masse, mais qu'il fait par-tie d'un groupe social, n'a pas de possibilité de vie, d'expansion et de développement s'il n'est pas intégré à la collectivité au milieu de laquelle il est né et vit ; et que la médecine d'aujourd'hui comporte trois parties : l'étude clinique de son corps et de son esprit, l'étude biologique raffinée, avec des moyens supplémentaires pour connaître le fonctionnement et les vices de fonctionnement de son corps, et la santé publique pour se préoccuper de son attitude et de son comportement vis-à-vis de la société et du milieu influant sur lui.
C'est une philosophie entière, c'est une pensée globale qui doit inspirer ce changement.
Ceci ne se fera pas en un jour, mais, il faut, dès à présent, et à partir de cette réunion qui à cet égard peut être fondamentale, comme cette petite réunion des États généraux du Dauphiné et d'où est partie la Révolution française, être convaincu qu'il faut obtenir une révolution. Cette révolution qui met une dimen- sion nouvelle dans l'ensemble de la médecine, dans les structures, dans les pensées, dans l'enseignement, dans l'exercice, dans la doctrine de la médecine elle-même. Pour réaliser un tel objectif, il est indispensable que vous soyez aidés d'hommes compétents dans des dis- ciplines différentes de la vôtre. De même que nous ne pouvions pas demander aux médecins qui avaient le goût du microscope ou certain goût pour les analyses chimiques de créer nos laboratoires tels qu'ils devaient être et qu'il fallait des physiciens, des chimistes et des biologistes et des statisticiens, il est indispensable pour réaliser cette nouvelle révolution, d'appeler des spécialistes de disciplines différentes de la médecine. Et ce n'est pas en barbouillant un médecin d'un peu d'économie, ou d'un peu de statistiques que vous pouvez réaliser l'effort radical dont je vous parle. Bien entendu, il faut, comme nous l'avons fait pour les biologistes, que ces spécialistes soient préparés, amenés, rapprochés de notre troupeau, quelque peu orientés vers nos pensées et qu'ils nous comprennent - et vous savez combien, encore aujourd'hui, il est difficile d'obtenir d'un chimiste ou d'un physicien qu'il soit bien incorporé à notre équipe de cliniciens. Il en sera de même, mais il faut faire le même effort : les rappro- cher de vous, les associer à vous, les habituer à compléter votre pensée par la connaissance de leurs disciplines. Mais ici, tout de suite, une remarque très importante. Ces hommes de disciplines voisines que je vous propose d'appeler, appartiennent en réalité à trois catégories différentes :
- Les statisticiens sont des mathématiciens, ce sont par conséquent des hommes de science impeccable et indiscutable, comme la mathématique elle-même
- Mais les sociologues, mais les économistes, prétendent parler de sciences humaines, et Auguste Comte le pensait aussi. Depuis Claude Bernard et Pasteur, nous savons que la science exige l'expérience, c'est-à-dire la possibilité de réaliser un phénomène, d'en avoir la cause, l'évolution, la suite, avec un groupe témoin qui permette d'en apprécier la véracité. Or, en économie, en sociologie, on ne peut pas faire d'expérience, ce ne sont pas de vraies sciences, ce sont des approximations, des observations, des remarques, des hypothèses, des possibilités et quelquefois des doctrines ou des passions. Cependant, nous n'y pouvons rien, et il faut, avec précaution, les associer. - Les psychologues sont dans une situation intermédiaire entre les uns et les autres, car les psychologues peuvent faire une expérimentation. Mais, ils ne peuvent la faire que sur l'animal (un groupe d'abeilles, un groupe de rats ou un groupe de singes) avec des témoins. On peut, dans une petite mesure, extrapoler à l'homme, mais avec précaution. Si bien que vous êtes dans une situation beaucoup plus difficile pour faire avec ces alliés la deuxième révolution et qu'il nous était plus facile de faire la première puisque nous avions affaire à des chimistes, des physiciens, des biologistes, c'est-à-dire des hommes voués à la recherche scientifique qui introduisaient parmi nous l'esprit scientifique. Sous ces réserves, vous devez les associer, et vous ne pouvez pas faire la deuxième révolution sans la faire avec eux. Bien entendu, vos étudiants et les générations futures se pénétreront de ces disciplines et, petit à petit, elles entreront, comme les examens biologiques sont bien entrés dans la tête de vos internes et de vos chefs de clinique.
Notre doctrine doit aboutir à un changement complet dans les structures
Structure de l'hôpital, structure de l'enseignement, structure de l'administration de la santé publique, structure de l'exercice de la profession médicale. Toutes les structures doivent être modifiées en fonction de cette nouvelle discipline qui doit faire partie intégrante de l'ensemble. Et l'hôpital... Vous savez, je ne ferais que répéter ce que vous avez déjà dit cent et cent fois, mais permettez moi tout de même de le répéter pour le plaisir de le dire. Je vois des architectes, je suis convoqué par des architectes, ils vont me demander : « Comment voyez- vous l'hôpital de demain ? », et ils vont s'attendre à ce que je leur propose quelques dispositions nouvelles pour la radiologie, voire même la salle d'opération. Or, l'hôpital de demain doit être tout autre chose que l'hôpital d'aujourd'hui. Et, viendra bientôt le jour où l'on regrettera ces grandes bâtisses de pierre dont on ne saura plus très bien l'emploi, comme on regrette déjà les sanatoriums de nos montagnes. L'hôpital de demain doit être le centre de la santé, avec une pénétration beaucoup plus importante de sujets qui ne sont pas hospitalisés que de sujets hospitalisés. Mieux encore, dans l'urbanisme de demain, il doit y avoir un quartier de la santé, comme il y a un quartier des affaires et un quartier des résidences. Cet hôpital, centre de la santé, doit en effet recevoir tous les habitants de la ville au cours de leur existence et à maintes reprises. Ce n'est donc plus du tout un endroit où l'on se rend quand on a besoin de soins impor- tants, mais l'endroit où tout le monde doit aller au cours de son existence. En effet, la surveillance de la croissance, la surveillance du développement, la surveillance de la puberté, la surveillance du corps, la surveillance de l'esprit, les bilans, comme on dit, font partie du travail de l'hôpital ; les conseils : conseils aux adolescents, conseils aux couples, conseils au début de la maternité (et j'espère que ce début de la maternité paraîtra un jour plus important au gouvernement que l'avortement) constituent des nécessités de consultations qui font précisément entrer cette santé publi- que dont je parle dans la vie de cha- que jour, où l'hôpital doit résoudre tous les problèmes posés par les cas difficiles, puisque là sont concentrés ces éléments indispensables que la révolution précédente, la révolution biologique, a imposés et qui sont les différents dosages et appréciations des métabolismes et du fonctionne- ment du corps et de l'esprit.
Donc, l'hôpital, centre de santé, compris dans le sens nouveau que nous exprimons : centre de santé publique, et non pas centre de santé troublée, c'est-à-dire avec en filigrane une permanente action de médecine préventive, une permanente pensée d'éviter le malheur avant qu'il n'arrive, de diagnostiquer la maladie avant qu'elle n'éclate, de prévoir le petit trouble de déséquili- bre psychique avant qu'il ne devienne trop grave. En filigrane, toute cette médecine préventive est comprise dans cette signification du centre de santé. Ce centre prospère doit dominer les centres secondaires de protection maternelle et infantile, de santé scolaire et universitaire, enfin la médecine du travail. C'est vous dire que l'hôpital doit garder ses portes ouvertes. Si la porte est ouverte pour entrer, elle est ouverte aussi pour sortir : il est inadmissible, il sera inadmissible que demain vos collaborateurs, vos étudiants, vous-mêmes, vous ne sortiez pas de l'hôpital pour aller voir ce qui se passe dehors. Et, vos étudiants seront aussi bien occupés au centre de protection maternelle et infantile, qu'occupés par la médecine du travail (quand la génération prochaine des médecins du travail et les ouvriers auront compris notre pensée), de sorte que cette porte permettra d'entrer et permettra de sortir. C'est l'hôpital, centre de santé porte ouverte. C'est une différence consi- dérable avec « l'hôpital pour les malades ». Bien entendu, il comporte la conservation de son passé indispensable. Déjà, vous le savez, et ce n'est pas nouveau, les femmes enceintes qui sont parfaitement bien portantes vont à l'hôpital, il y a des consultations de nourissons bien portants, etc., mais par l'extension du phénomène, c'est une nouveauté quand même.
Révolution dans l'Éducation nationale : alors là, nous abordons un des problèmes les plus délicats, celui que vous vous êtes posé avec une franchise absolue. Car, vous vous êtes dit : « Pourquoi les étudiants ne s'intéressent-ils pas à nous, ne s'intéressent- ils pas à notre travail ? Pourquoi est- ce que nous n'avons pas autour de nous les groupes passionnés que l'on trouve dans les services de clinique et dans les laboratoires ? Et vous ne le savez pas. Eh bien, il y a un fond psychologique à cela et vous le savez. Lorsqu'un jeune homme ou une jeune fille décide de faire sa médecine, il y a une vision : celle du médecin de famille qui s'est penché sur son lit lorsqu'enfant il était souffrant, il a cette vue et il a été entraîné par ce désir de s'occuper des hommes souffrants et d'apporter à l'homme malade le médicament, ou sa présence, ou sa parole, et, vous le savez, médicament, présence, parole, sont également indispensables. Et l'étudiant en médecine attend avec impatience le moment où il pourra réaliser ce rêve. Nous lui imposons, nous lui avons imposé, des années de sciences fondamentales, il les fait, il est bien obligé de s'y appliquer, autrement il n'aurait pas la permission d'aller plus loin. Il est comme un futur marin qui a le goût de la mer et qu'on instruit dans une école située sur terre et qui attend qu'on lui permette de navi- guer. Cette passion, vous ne pouvez pas empêcher qu'elle soit, et il est bon qu'elle existe. Alors, comment pouvons-nous faire ? Je crois qu'il y a des possibilités par le contact direct du jeune étudiant avec les problèmes qui font partie de la santé publique. Jadis, lorsque nous avions essayé d'établir un curriculum - car nous avons essayé d'établir bien des choses avec monsieur Aujaleu - nous avions proposé que, pour satisfaire cette soif dont j'ai parlé de s'occuper de l'homme et de l'homme malade, l'étudiant en médecine, dès le premier jour, en même temps qu'on lui apprend les sciences fondamentales, aille, sous la direction de la surveillante de l'hôpital, s'occuper des soins infirmiers et apprenne à s'approcher d'un malade, à le remuer sans lui faire mal, à arranger son oreiller et aussi à le sonder ou lui faire une piqûre ou un plâtre.
Cette approche de l'homme malade, par la main, encore plus que par la connaissance, et par le cœur, dès le début des études médicales, constitue un commencement de satisfaction au besoin dont j'ai parlé tout à l'heure. Et alors, il faut aller plus loin, pour l'orienter vers la santé publique. C'est-à-dire, et c'est indispensable, que lorsque le malade entre à l'hôpital, le jeune étudiant auquel vous confiez le soin de prendre l'observation de la maladie, ait la possibilité et l'ordre de se rendre au domicile du malade et qu'il pénètre immédiatement dans la famille et la collectivité. Qu'il voie comment et pourquoi la maladie s'est déclarée, comment et pourquoi le traitement a été commencé plus ou moins tôt, plus ou moins tard, comment et pour- quoi la maladie s'est aggravée, com- ment et pourquoi elle a des retentissements sociaux, économiques, financiers, moraux, dans le cadre de la famille et quels seront les retentissements de cette maladie et ceux du séjour à l'hôpital. Et, si cet étudiant a vu de lui-même ces problèmes et les a sentis ainsi, vous aurez donné à ceux qui en ont le goût - et beaucoup en ont le goût - un aliment convenable dont ils sont carencés. Cet étudiant sera prêt à écouter ce que vous lui direz sur les problèmes économiques, psychologiques, sociologiques qui touchent à la maladie et, peut-être, écoutera-t-il avec un peu d'attention la façon de faire un certificat dont a parlé mon- sieur Sénécal. Il acceptera certaines obligations dont ce contact direct lui aura montré l'intérêt.
Je crois que cette révolution doit aboutir à cette modification dans le comportement de nos étudiants en médecine. Il va de soi que dans ces conditions, les enseignants de ces disciplines sont voués à ces disciplines, et par conséquent il ne s'agit plus de chaires de passage, de chaires mélangées, et d'associer ceci à quel- que enseignement que ce soit, si intéressant et si important soit-il. C'est en soi une discipline, une discipline complète, totale et exclusive. Toute faculté doit comprendre une chaire de santé publique. Pour ce qui concerne l'exercice de la santé publique sur le territoire, alors permettez-moi de revenir sur l'idée que j'ai maintes fois exprimée et notamment dans cette maison, en présence de ministres qui l'ont trouvée excellente, et qui n'en ont pas tiré un très grand parti. Cette idée est celle-ci : alors que le clinicien soigne le malade et enseigne la clinique, le biologiste travaille au laboratoire et enseigne la chimie et la physique, le professeur de santé publi- que ne participe pas à la médecine sociale et il n'y a, à côté de lui, que des fonctionnaires malheureux parce qu'ils n'ont ni le prestige, ni le salaire, ni la situation qu'ils méritent, ils ont trop de tâches administratives et pas assez de tâches intéressantes comme : l'enseignement, la direction de la jeu- nesse, le contact avec les jeunes. Donc, la fusion du personnel de santé publique et du personnel de l'Education nationale est aussi indispensable que ce que nous avons réalisé jadis avec monsieur Aujaleu, lorsque nous avons dit que le personnel des hôpitaux serait toujours enseignant et le personnel enseignant toujours dans les hôpitaux. C'est aussi rigoureusement indispensable. Et vous n'aurez jamais, d'ailleurs vous n'avez pas (la démonstration en est faite par cette école qui n'a plus de candidats aux fonctions de santé publique), de fonctionnaires de santé publique si vous ne leur donnez pas une carrière intéressante, prestigieuse. Et, vous n'avez qu'un moyen de la rendre intéressante et prestigieuse, c'est de donner à ces médecins une double fonction : celle de responsables de la santé publique sur le terrain et celle de l'enseignement de l'éducation en santé publique dans les centres hospitaliers universitaires. Le professeur de santé publique doit être le conseiller du préfet régional et l'agrégé le conseiller du préfet départemental (rien n'est plus facile, à présent que les distances sont devenues courtes).
On ne peut pas espérer avoir un personnel de santé publique dans l'avenir si l'on n'accomplit pas cette réforme, si l'on ne crée pas la double appartenance avec le temps plein et le même régime que le régime hospitalo-universitaire. Il y aura, de plus, le prestige, car le prestige en France s'attache toujours à la robe du pro- fesseur. Vous n'aurez pas de personnel s'ils n'ont pas ces fonctions intéressantes, vous n'aurez pas de personnel s'ils n'ont pas la possibilité de passer des tâches administratives, de temps en temps, à des tâches hospitalières. Car leur place est toute trouvée dans le centre hospitalier dont je viens de parler où ils contribueront à ces études de santé publique qui constituent la plus grande part du centre hospitalier de demain. Ils se rattacheront donc à l'hôpital, ce qui, en France, comme vous le savez, est le plus souhaitable. Enfin sera modifiée la carrière du praticien. Lorsqu'une génération aura été élevée de la manière dont je parle, il est tout évident que le praticien se préoccupera non seulement du diagnostic et du traitement, mais de tout l'environnement social dans la région où il exerce. Mais à une condition, c'est que, de même que pour faire son diagnostic il a besoin d'un laboratoire d'hématologie ou de virologie, il aura besoin d'avoir à sa disposition le personnel social (les assistantes sociales qui sont fonda- mentales dans ma pensée) qui lui permettra de remplir sa tâche dans la santé publique. Il la remplira d'autant plus volontiers si les responsables de la santé publique sont l'agrégé et le pro- fesseur avec lesquels il aura travaillé. Des modifications de structure résulteront de tout ceci, dans l'hôpital, dans l'université, dans l'administration de la santé publique, dans la carrière du praticien.
Je voudrais, avant de terminer, insister sur deux points : le premier concerne la recherche. Vous ne pouvez pas entraîner vers une discipline ou une carrière l'élite de vos jeunes, s'il n'y a pas l'appât de la recherche. Vous le savez, la curiosité de la recherche, le goût de la recherche, constitue un moteur d'une très grande puissance pour les esprits éveillés. Il faut donc, en même temps que vous ferez cette révolution générale, organiser deux types de recherches pour ce qui concerne la santé publique : Le premier type de recherche est ce qu'on appelle, je crois, les recherches opérationnelles, c'est-à-dire les recherches qui consistent à étudier, à observer : observer l'épidémiologie, observer le fonctionnement de la santé publique, observer le rendement de l'hôpital, observer le coût de la santé (permettez-moi de vous dire à propos du coût de la santé que je voudrais bien qu'on parle un peu des économies que la science médicale fait au pays et pas seulement du coût). Les recherches de ce groupe sont passionnantes, extrêmement utiles, mais, il faut absolument prendre une part de la recherche originale, de la recherche non pas d'observation, mais de la recherche de la découverte. Celle-ci, vous pouvez la trouver dans la santé publique en la comprenant comme nous la comprenons : c'est-à-dire la recherche de la meilleure connaissance de l'individu, de son meilleur développement, de sa meilleure maturation, de sa possibilité d'atteindre le plafond auquel lui permet d'accéder son patrimoine génétique et, en même temps, de sa résistance vis-à-vis des agressions extérieures (qu'il s'agisse des agressions infectieuses ou d'autres agressions y compris les agressions psychiques). Or, il y a, dans tous ces domaines, des découvertes à faire, des découvertes originales, concernant les méthodes favorisant le développement, favorisant la maturation. Telle est l'immunologie dans son sens le plus large et aussi la résistance aux émotions, aux chocs psychiques. Un jour viendra où la psy- chologie sera débarrassée des nuées qui obscurcissent notre vue sur la pathologie mentale. Je crois qu'il est indispensable de réfléchir et de développer cette partie particulière de la santé publique si vous voulez attirer les plus distingués parmi les jeunes de vos élèves. Voilà, je pourrais continuer, mais bien entendu vous avez sans doute trouvé que j'étais déjà bien long mais enfin, j'avais besoin de vous exprimer ce que j'ai sur le cœur à propos du sujet que vous avez étudié. Et je voudrais vous dire qu'il faut que vous partiez d'ici comme des conjurés décidés à promouvoir cette révolution. Je serais prêt à me mettre à votre tête si vous pouviez me donner vingt ans de moins. Mais les temps sont révolus et c'est à vous de prendre la tête de la colonne. Il est indispensable que toutes les réformes étudiées ici d'une façon très intéressante, qui sont des réformes partielles, soient des premières étapes à la révolution complète que vous devez jurer d'accomplir. Voilà ce que je voulais vous dire.