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LA MORT DU PROFESSEUR JEAN DELAY

Le Monde, 30 mai 1987 

Spécialiste des maladies mentales

Né à Bayonne le 14 novembre 1907, Jean Delay, après de brillantes études, fut reçu à l'internat dans les tout premiers et nommé médecin des hôpitaux à trente ans, puis agrégé de médecine générale à trente et un ans. Dans le même temps, il passe une licence de philosophie et présente, à trente-cinq ans, une thèse de doctorat ès-lettres sur " Les dissolutions de la mémoire ". A trente-neuf ans, il devient titulaire de la chaire des maladies mentales et de l'encéphale de la Faculté de Paris, chaire qu'il occupe jusqu'à sa démission, en 1970. Le professeur Delay fut également médecin-chef du centre psychiatrique Saint-Anne (1946-1970), directeur de l'institut de psychologie à la Sorbonne (1951-1970), président du Comité scientifique fonctions et maladies du cerveau, institué auprès du délégué général à la recherche scientifique et technique (1960-1966), président du collège international de neuro-psycho-pharmacologie (1965), vice-président de l'Alliance française (1955-1960). Son oeuvre scientifique est très importante et concerne les aspects les plus divers de la recherche psychiatrique. Il s'intéresse tout d'abord à l'électroencéphalographie, aux méthodes d'exploration biologique appliquées à la psychologie ; il éclaircit les mécanismes d'action des traitements de choc. En 1952, il décrit l'action sur les maladies mentales de la chlorpromazine, nouvelle drogue capable d'atténuer considérablement les symptômes de ces maladies. Cette date marque le début de la psychopharmacologie. Il a publié plusieurs centaines de mémoires et de communications, une vingtaine d'ouvrages, dont les Dérèglements de l'humeur, les Aspects de la psychatrie moderne, Introduction à la médecine psychosomatique. Le professeur Delay pésida, en 1950, le premier congrès mondial de psychiatrie (Paris), et, en 1960, le premier congrès international de médecine psychosomatique (Vittel). Auteur de romans tels que la Cité grise, les Reposantes, Hommes sans nom, et d'une psychobiographie d'André Gide, Jean Delay publia également l'échange de correspondance entre celui-ci et Roger Martin du Gard _ dont il était l'ami et l'exécuteur testamentaire _ et la correspondance de ce dernier avec Jacques Copeau (1972). L'Académie française l'accueillit en 1959 au fauteuil de Georges Lecomte. Il était aussi, depuis 1974, membre du Conseil supérieur des lettres. Il était le père de deux filles, Florence et Claude, également écrivains. Le professeur Delay était membre de l'Académie de médecine et de multiples sociétés savantes françaises et étrangères. Il avait reçu la médaille d'or de l'Association mondiale de psychiatrie et la médaille de vermeil de la Ville de Paris. Il était commandeur de la Légion d'honneur.


Un artiste de la médecine

C'est dans les arènes brûlantes de Bayonne, un soir des années folles, que Jean Delay découvrit la profondeur de sa sensibilité, son horreur des foules, son horreur aussi du spectacle, de l'exhibitionnisme, du courage mercantile et de la cruauté. Son père, maire de la ville et chirurgien renommé, présidait comme à l'accoutumée l'holocauste offert aux fervents du sang et de la lumière. L'adolescent pensif et fragile qui fut, à quatorze ans, le plus jeune bachelier de France lui succéderait tout naturellement, songeait-il, tant à cette présidence des spectacles taurins qu'à la tête d'une des plus importantes cliniques chirurgicales d'Aquitaine... Et comme il ne savait, décidément, rien faire de ses mains, on le placerait chez un relieur pour en polir l'agilité, en attendant qu'il ait l'âge de faire sa médecine. Les livres entraient ainsi, par l'étrange voie de l'habileté manuelle, dans la vie de celui qui ne rêva plus dès lors qu'à leur consacrer son existence et, par l'Académie, son immortalité.Juste revanche, et tôt conçue, de l'esprit et de la sensibilité, pour celui en qui un père combatif et bouillant ne pouvait voir que l'échec du bistouri, et donc l'échec tout court. La Faculté étant obligatoire pour les Delay, on envoie l'adolescent faire sa médecine à Paris. Premier en tout, et partout le plus jeune, il cumule, avec les meilleures places de tous les concours de médecine, les leçons de psychologie du Collège de France et une licence de philosophie, où il retrouve, hors de toutes contingences, l'ivresse du jeu spirituel, l'éloignement des malades et la clef, entrevue dès cette époque, d'émotions littéraires à lui seul perceptibles. Agrégé à trente et un an, le plus jeune professeur que la Faculté ait jamais connu présente alors une thèse de doctorat es lettre sur les Dissolutions de la mémoire, où la culture le dispute à la psychologie la plus raffinée et à la médecine la plus compétente. Devenu, à trente-neuf ans, titulaire de la chaire de clinique des maladies mentales et de l'encéphale, l'une des plus célèbres d'Europe depuis que Charcot en avait fait briller l'éclat bien au-delà des frontières, il se consacre dès lors à une triple vie d'enseignant sceptique, de chercheur acharné, et d'écrivain secret. Plus de six cents mémoires, une vingtaine d'ouvrages, des centaines de communications et d'articles jalonnent une oeuvre scientifique dont la diversité et la multiplicité apparente ne sauraient masquer la rigoureuse continuité de la pensée et du concept.


L'unité psychiatrique

L'électrochoc, la chimiothérapie, l'électro-encéphalographie, les dérèglements de l'humeur, les maladies de la mémoire, les liens entre névrose et créativité, autant de recherches, de publications et de livres qui traduisent non l'éparpillement de l'imagination dans une discipline _ la psychiatrie _ entre toutes balbutiante, mais l'impérieux besoin d'en retrouver l'unité conceptuelle, d'en dégager les racines cohérentes et d'unir aux données glacées de la biologie celles de la psychologie qui relèvent largement non de la logique, mais de la perception émotive. A défaut d'une impossible unité, Jean Delay rêve de soumettre à la cohérence et à la coordination de la pensée et du bon sens ce qui, depuis Pinel, n'a échappé aux fers des cachots que pour sombrer dans le délire verbal ou la tyrannie des interprétations plus ou moins messianique. Il montre que la vie affective et instinctive de l'homme a sa source, prosaiquement, dans une zone de la base du cerveau dont on sait à présent qu'elle secrète... des hormones. Président du premier congrès mondial de psychologie, il trace la première ébauche rationnelle de cette science où ses maitres furent Pierre Janet et Georges Dumas. Deux ans plus tard, en 1952, il connait et, pour une large part, initie un tournant décisif de la psychiatrie, en montrant qu'une drogue, le largactil, utilisée jusqu'alors pour " déconnecter " les opérés, atténue largement les symptômes des grandes maladies de l'esprit. Une ère nouvelle s'ouvre alors pour la thérapeutique des maladies mentales. Dans le monde entier, aux asiles de renfermement, où l'on cachait l'impuissance médicale devant la souffrance et les délires, succèdent jour après jour les pierres successives de la psychopharmacologie. Des milliers d'aliénés retrouvent la liberté et, pour beaucoup, une vie normale, cependant que nait la psychiatrie expérimentale, et que la psychothérapie _ le retour aux sources de la psychologie _ est facilitée à son tour par l'apaisement des patients. Bouleversé par les événements dont furent le théâtre, en mai 1968, l'hôpital Sainte-Anne et l'amphithéâtre Charcot, révolté par la démagogie de l'époque, lassé de corriger les fautes grammaticales des communiqués flamboyants affichés sur les murs, profondément tourmenté et affligé de constater l'impuissance de sa protestation devant le virage " sociatrique " et laxiste de la psychiatrie et de l'antipsychiatrie, Jean Delay démissionne de ses fonctions hospitalières et universitaires pour se consacrer à la méditation d'une oeuvre littéraire aussi cohérente, sous son apparente diversité, que l'oeuvre scientifique. Névrose et créativité, les troubles de l'humeur, de l'émotion, de l'équilibre intellectuel et leur expression littéraire : Gide, Nietzsche, Proust, le Nerval d'Aurélia, Montherlant, Ionesco, et, plus récemment, la plongée dans une généalogie où il découvrait et décrivait à la fois les moeurs, les comportements d'antan et les racines complexes de sa propre personnalité, témoignent de cette cohérence aux si multiples facettes. La maladie psychosomatique, la psychose maniaco-dépressive, les angoisses et les phobies, l'inversion sexuelle, la mélancolie, la schizophrénie, les sources de la mémoire et du temps... autant de problèmes, humains pour le médecin, biochimiques pour le chercheur, et littéraires pour l'incomparable psychologue de l'art que fut le plus brillant, le plus secret, le plus discret, le plus sensible et le plus rigoureux des psychiatres français.