La mort du professeur Paul Milliez, le courage du croisé
Le professeur Paul Milliez, l'un des plus grands médecins français, est mort à l'hôpital Broussais (Paris) à l'âge de quatre-vingt-un ans (nos dernières éditions du 14 juin).
Le Monde 15 juin 1994
Toute injustice, toute atteinte à la solidarité ou à la dignité humaine suscitait chez Paul Milliez non seulement les prises de position les plus courageuses, mais l'engagement immédiat du croisé et de l'humaniste militant qu'il fut sa vie durant. Que les salles hospitalières présentent le visage de la misère, de la promiscuité et de l'inhumanité ; que les infirmières ne soient pas considérées comme elles le méritent ; que la relation entre malades et médecins s'inspire de l'élitisme pontifiant, plus que de la fraternité ; que des femmes agonisent dans la clandestinité d'avortements criminels ; que la Grèce des colonels étouffe la voix de ses artistes ; que des enfants meurent de faim dans le tiers-monde ; que le Liban crucifié n'inspire à l'Occident qu'un intérêt poli ; que la torture la plus avilissante ait encore droit de cité au Chili comme au Brésil ; que des opposants politiques soient soumis à de scandaleux internements psychiatriques : au détriment de ses ambitions, de sa situation professionnelle, des honneurs académiques qui lui furent honteusement refusés, au détriment parfois de convictions religieuses fortement ancrées dans sa famille, Paul Milliez a combattu partout où la fraternité humaine et la justice sociale lui paraissaient bafouées. La Résistance, bien sûr, où il joua, au nom de la liberté, un rôle éminent, mais aussi les combats plus obscurs peut-être, plus controversés certainement et qui exigaient du fervent chrétien, du fondateur de la " conférence Laennec ", un courage moral hors du commun. Grand témoin du fameux procès de Bobigny, il affirme hautement que sa foi est profonde, et profond son respect de la vie, mais que sa conscience de médecin ne saurait n'obéir qu'à cette foi... Doyen de la faculté de médecine de Broussais-Hôtel-Dieu, il n'hésite pas, en l969, à descendre dans la rue et dans la station de métro Châtelet avec ses étudiants pour clamer le scandale des services surpeuplés, ou des amphithéâtres de papier. Patron de nombreux médecins grecs qu'il formait dans son service, il fonce clandestinement à Athènes en l970 pour obtenir de M. Papadopoulos le droit de donner des soins à des détenus et la libération d'otages politiques. L'arrivée en France de Mike Theodorakis et de sa famille donne à cette aventure un caractère rocambolesque...
La hargne des pharisiens
La vigueur et le courage des prises de position de Paul Milliez lui attirent de solides inimitiés dans les milieux médicaux. En novembre l972, le conseil national de l'ordre lui adresse une lettre de désapprobation publique et se plaint au ministre de la santé à la suite du témoignage qu'il avait fait au procès de Bobigny ("Je ne vois pas pourquoi nous, catholiques, imposerions notre morale à l'ensemble des Francais "). Le 26 juin l973, l'Académie de médecine à laquelle il était présenté, seul en première ligne, comme membre titulaire de la section médecine, lui préfère à une écrasante majorité un candidat de seconde ligne (le professeur Jean Bernard). Elle ne l'a jamais ensuite sollicité à nouveau... Les positions exprimées sur la " fonction sociale du médecin-citoyen ", la dénonciation de ceux " qui se contentent de soigner " et ne remplissent pas leur rôle dans la cité, la liberté et le courage des opinions exprimées sur la contraception, l'avortement, la sélection en médecine, la misère hospitalière, la nocivité du lien d'argent, soulèvent contre l'homme en qui le Père Oraison voit un " disciple du Christ " la hargne et l'esprit de vengeance des scribes et des pharisiens. Il serait faux de dire que le médecin sensible, fraternel et généreux n'a pas été atteint, au plus profond de lui-même, par la calomnie, voire la diffamation, et par l'ostracisme que lui valaient ses convictions. Mais la peine éprouvée ne pouvait atténuer le courage du croisé. Et chaque écueil était, pour ce modèle de la chevalerie médico-sociale, le stimulateur nécessaire pour un nouveau combat. Les dernières années de sa vie furent l'éclatant témoignage du courage physique et moral de ce personnage hors du commun . A la suite d'un terrible accident opératoire, Paul Milliez souffrait de graves infirmités motrices qu'il surmonta par une obstination et une foi exceptionnelles, ne diminuant en rien ses prestations intellectuelles ou professionnelles, présent dans tous les pays du monde, là où il pouvait encore et toujours faire rayonner le prestige de la France. Auteur de plus de mille publications scientifiques, ancien directeur de la clinique médicale propédeutique de l'hôpital Broussais, doyen pendant quatre ans de sa faculté, directeur du Centre de recherche sur l'hypertension artérielle, professeur de clinique médicale propédeutique, l'ancien " médaille d'or " de l'internat de Paris a réussi cette gageure de ne jamais sacrifier une oeuvre scientifique et clinique considérable à ce qu'il tenait pour son impérieuse mission civique et morale. La chevalerie de l'humanisme chrétien et médical perd en lui l'un de ses derniers héros. [Né le 15 juin 1912 à Mons-en-Baroeul (Nord), Paul Milliez avait fait ses études au collège Saint-Louis-de-Gonzague et à la faculté de médecine de Paris. Interne des hôpitaux en 1936, médecin des hôpitaux en 1946, professeur agrégé en 1949, il devint professeur de clinique médicale à la faculté de médecine de Paris en 1962, et, en 1972, professeur de clinique médicale propédeutique. Le professeur Milliez avait poursuivi une double carrière, médicale et universitaire. Médecin de l'hôpital Beaujon (1960) il devint ensuite médecin de l'hôpital Broussais jusqu'à la fin de sa carrière. En 1967, il fut élu membre du Comité consultatif des universités et devint, en 1969, et jusqu'en 1981, doyen de la faculté de médecine Broussais-Hôtel-Dieu. Le professeur Milliez avait dirigé le centre de recherches sur l'hypertension artérielle. Il était l'auteur de multiples publications médicales sur l'hypertension, les maladies rénales, les problèmes de l'hospitalisation publique et l'exercice de la médecine, en particulier l'Année du médecin, ouvrage dans lequel il rapportait les principaux progrès médicaux enregistrés au cours de l'année écoulée. Il avait aussi publié, depuis 1980, divers ouvrages tels que Médecin de la liberté (Le Seuil, 1980), Une certaine idée de la médecine (Ramsay, 1981), Du bon usage de la vie et de la mort (Fayard, 1983), Ce que je crois (Grasset, 1986), Ce que j'espère suivi du Journal d'une drôle de guerre (Odile Jacob, 1989).]