Corinne Abbadie et le laboratoire de Dominique Stéhelin
Transcription d'un entretien réalisé par Véronique Fafeur (Inserm), 13 février 2020
Corinne Abbadie a passé sa thèse à Paris, et était maître de conférence (nommée à Lille en 1989) quand elle a rejoint l’équipe dirigée par Bernard Vandenbunder dans le laboratoire de Dominique Stéhelin en 1990. Elle a fait sa carrière à l’institut de biologie de Lille, dans le laboratoire de Dominique Stéhelin (dates), puis dans l’UMR « Mécanismes de la tumorigenèse » dirigé par Yvan de Launoit (dates), dont elle a pris la direction l’UMR de 2018 à 2019. Elle est actuellement professeure de biologie cellulaire et moléculaire à l’université de Lille et directrice adjointe de l’unité mixte de recherche intitulée « Hétérogénéité, plasticité et résistance aux thérapies des cancers - CANTHER» (UMR 9020 CNRS - UMR 1277 Inserm), dirigée par Isabelle Van Seuningen et créée en janvier 2020. Dans cette unité, elle anime l’équipe «Sénescence, Fibrose et Cancer». Elle est à l’initiative de la première journée scientifique en hommage à Dominique Stéhelin.
VF Comment avez-vous rejoint le laboratoire de Dominique Stéhelin ?
J’ai rejoint l‘unité de Dominique Stéhelin au début de ma carrière lilloise. J’étais jeune maître de conférence et suis arrivée dans le laboratoire à la fin de ma première année universitaire en juin 1990. En fait, ma première année à Lille, dans le laboratoire ou j’avais été recrutée, ne m’avait pas donnée satisfaction, ni sur le sujet de recherche, ni sur les conditions de travail. J’étais prête à démissionner, si je ne trouvais pas un laboratoire de recherche qui m’intéresse sur Lille. Comme j’avais une formation de biologiste du développement, le laboratoire de Dominique Stéhelin était le seul laboratoire à l’époque qui avait un lien très net avec ce que j’avais envie de faire.
VF Qui n’était pas pourtant pas un laboratoire de biologie du développement ?
CA Non, mais un des dogmes de l’époque sur les oncogènes, c’était que la transformation cellulaire induite par les oncogènes, ramenait les cellules dans un état de cellule embryonnaire. C’est pourquoi, l’étude des mécanismes du développement embryonnaire, ce n’était pas si différent de l’étude des mécanismes de la tumorigenèse. C’est pourquoi, cela m’intéressait. J’ai donc pris rendez-vous avec lui et je ne lui ai rien caché de la situation d’échec dans laquelle je me trouvais. J’ai eu en face de moi quelqu’un de très ouvert. Effectivement Il n’avait pas grand chose à perdre. Il s’agissait d’accueillir ou non une jeune enseignante-chercheuse. Je pense qu’à l’époque j’étais la seule enseignante ou la première. Il m’a dit oui très rapidement et m’a présenté à Bernard Vandenbunder, dont l‘équipe étudiait le rôle physiologique de certains oncogènes. Dans ces années 90, le laboratoire était structuré en 4-5 équipes, ayant une identité thématique bien marquée, et accueillait 60 personnes ou un peu plus.
VF Et la rencontre avec Bernard Vandenbunder ?
CA Bernard m’a présenté 3 projets de recherche. Un premier sur l’angiogenèse, qui était le projet majeur de l’équipe, un deuxième dont je ne me souviens plus, et un troisième sur l’oncogène c-rel, le membre fondateur de la famille NF-kappaB, un oncogène maintenant très étudié. A l‘époque, Bernard avait dans un congélateur un vecteur plasmidique permettant d’exprimer cet oncogène. L’idée était d’étudier l’expression de cet oncogène au cours du développement précoce par hybridation in situ, afin de collaborer avec une équipe américaine, dirigée par Paula Enrietto, ayant fourni le matériel. Il faut préciser que la forme virale de cet oncogène (v-rel) était apparentée à Dorsal, un gène de drosophile, impliqué dans la mise en place de l’axe dorso-ventral au cours du développement embryonnaire. Donc ma mission première a été d’étudier le rôle de c-rel dans la mise place de la polarité chez l’embryon de poulet, bien sûr à l’époque rien n’était connu des fonctions de c-rel chez le poulet.
VF Ce n’était pas un oncogène découvert dans le laboratoire. Donc c’est un exemple ou l’on ne s’intéresse pas à la découverte princeps d’un oncogène, mais à l’étape d’après, cad à la fonction d’un oncogène ?
CA En effet et ce qui est rigolo, c’est que je n’ai trouvé aucune fonction de c-rel dans la mise en place de l’axe de polarité dorso-ventrale de l’embryon ! Je suis restée un peu sèche sur ces résultats pendant un moment, jusqu’à ce que je comprenne un peu par hasard que c-rel était impliqué dans l’apoptose (un mécanisme de mort cellulaire), qui était un concept très nouveau à l’époque. Le déclic est venu au cours d’un séminaire dans le laboratoire. C’était une des choses très bien du labo, il y avait des séminaires fréquents avec des invités extérieurs et aussi des séminaires internes, ce qui permettait de maintenir une culture scientifique « up-to-date » ! Ainsi Pascale Briand est venu parler de la différenciation du foie et a parlé de cellules apoptotiques. Le peu qu’elle en a dit m’a évoqué ce que j’avais observé et j’ai creusé la question. J’ai donc découvert une fonction de c-rel dans l’apoptose, (Abbadie C et al, 1993), ce qui était très intéressant, car à l’époque on parlait surtout du rôle des ongogènes pour favoriser la prolifération et la transformation cellulaire et il n’était pas encore concevable qu’ils puissent contrôler la mort cellulaire.
VF Dominique Stéhelin vous a toujours soutenu dans vos recherches ?
CA Dominique a toujours suivi ce que je faisais. Je dirai plus pour satisfaire sa curiosité intellectuelle, car ce n’était pas dans ses compétences, qui étaient très moléculaires. Mais il était très intéressé et on avait de nombreuses discussions. Il avait toujours plein de questions à poser. Il m’a également toujours soutenue. Concrètement, il m’a aidé à déposer des demandes de financements à l’ARC. Du coup on avait la liberté et les moyens de développer nos projets de recherche. J’aimerai ajouter que j’aimais sa façon de diriger le laboratoire, avec un mode de direction très ouvert, une grande liberté des chercheurs, et ça marchait puisque l’on avait des moyens financiers, des équipements, des publications. Il suivait tous les projets et n’imposait rien.
VF Ce laboratoire était différent d’autres laboratoires ?
CA, La différence majeure de ce laboratoire par rapport à ceux que j’avais connu c’est que c’était un gros labo. Il y avait beaucoup de moyens financiers et il faut dire que les soutiens financiers récurrents des institutions étaient beaucoup plus importants que maintenant. On ne se posait pas trop de questions, quand on avait besoin de quelque chose, on le commandait. Et puis, il y avait une émulation permanente, et aussi la fameuse paillasse café que l’on essaie de reproduire souvent. Cette paillasse, un lieu central, jouait un rôle important dans le laboratoire. Il se passait là beaucoup de choses. Ce laboratoire dans le bâtiment Guérin était une plateforme, et lorsque le laboratoire a déménagé à l’IBL en 1996, avec ses différents départements, ses différents étages, les choses n’ont pas vraiment changé, car l’état d’esprit est resté longtemps. D’ailleurs, comme voulu par Dominique, les étages de biologie sont organisés comme dans le laboratoire historique : un laboratoire ouvert, avec des espaces communs plus importants en terme de superficie, que les espaces fermés. C’est vrai que l’étage de chimie est organisé différemment.
VF Qu’est ce qui vous a frappé dans sa personnalité ?
CA Je dirai à la fois son ouverture, son état d’esprit scientifique très ouvert et en même temps sa bienveillance. Je n’ai jamais eu de reproches de Dominique. Cela faisait que l’on venait travailler au labo par envie. J’avais plus souvent l’impression de venir travailler avec un groupe d’amis. Je n’ai jamais eu l’impression d‘être dans un environnement contraint.
VF Vous avez rédigé une biographie de Dominique Stéhelin ?
CA J’avais été sollicitée par l’Encyclopedia Universalis pour réécrire une définition des gènes «Qu’est-ce qu’un gène ?». IIs ont sans doute apprécié ce que j’avais écrit, puisqu’ils m’ont ensuite sollicitée pour écrire la biographie de Dominique Stéhelin ! A l‘époque, ils éditaient un volume annuel d’actualités, dans laquelle il y avait une mise en valeur de chercheurs français. J’ai du avoir eu un ou deux rendez-vous avec Dominique, un premier pour prendre des notes et un deuxième pour lui soumettre un texte assez court, qui faisait une page (C Abbadie, Encyclopaedia universalis, 1995).
Avez vous discuté avec lui de ces travaux aux US ?
CA Oui j’ai eu plusieurs fois l’occasion de discuter avec lui, avec tout ce côté délicat du Nobel. Clairement, il le premier auteur du travail principal qui a fait l’objet du prix Nobel (Stéhelin et al, Nature, 1976) et il ne fait pas partie de la liste des récipiendaires du Nobel. Pourtant, on sait bien ce que cela signifie d’être premier auteur dans un article : souvent c’est le plus jeune des chercheurs, celui qui a fait le plus de travail de manière concrète, et qui apporte des étapes déterminantes pour le succès d’un projet de recherche. Il disait qu’il avait fait l’apport concret qui a permis la découverte. Il a mis au point la technique d’hybridation moléculaire en solution, qui lui a permis de prouver qu’il y avait des séquences similaires entre les formes virale et cellulaire de l’oncogène, ce qui prouvait l’origine cellulaire de l’oncogène viral. Cet apport technique a été déterminant.
VF Ensuite à Lille il a continué cette démarche d’identification d’oncogènes ?
CA En effet et c’est en ce sens à mon avis qu’il aurait pu faire part des récipiendaires du Nobel. Il n’a pas juste fait ce travail de jeune chercheur, mais il a poursuivi et plusieurs oncogènes ont été caractérisés dans son laboratoire à Lille. Je l’ai compris à l’époque en allant au fameux congrès annuel sur les oncogènes à Frédérick aux Etats-Unis dans les années 90s. Il faisait partie des stars du congrès. Il était reconnu internationalement pour le travail qu’il a fait à l’origine et pour le travail qu’il a fait après. Il a été un des grands chercheurs dans le domaine, c’est incontestable. Il a notamment obtenu le prix Jeantet en 1987, qui est considéré comme l’antichambre du prix Nobel. Ce prix a été très utile pour la marche du laboratoire, car il a notamment servi pour rémunérer des chercheurs en fin de contrat et pour faire venir des gens.
VF Quel est le nombre et la définition des oncogènes aujourd’hui ?
CA Il est impossible de donner le nombre ! Il y a 20 ans déjà, je disais à mes étudiants : il y a plus d’une centaine d’oncogènes. Et maintenant, je leur dis que l’on ne peut pas les dénombrer, car potentiellement tous les gènes peuvent avoir une potentialité oncogénique, y compris des gènes du développement, des gènes codant des protéines du cytosquelette,… La seule définition que l’on peut donner d’un oncogène aujourd’hui, c’est un gène muté dans le cancer. Bien entendu, ce mot mutation est à prendre au sens large. Cela comprend la ou les mutations de sa séquence, mais aussi des translocations de séquences, des modifications de la séquence promotrice du gène, etc. L’idée est donc que toute mutation d’un gène ayant un rôle fonctionnel important dans la biologie de la cellule, peut favoriser le développement oncogénique. Par contre, quelle est la fonction d’un oncogène ? Cela reste vraiment très ouvert.
VF Ce nombre illimité d’oncogènes, est distinct de l’autre grande catégorie de gènes du cancer, les gènes suppresseurs de tumeurs ?
CA En effet, il faut bien dire que c’est différent pour les gènes suppresseurs de tumeurs, qui ont été caractérisés dans la foulée de celle des oncogènes dans les années 80s. Ils sont beaucoup moins nombreux, avec deux gènes majeurs, Rb et p53, et quelques dizaines sans doute doivent être importants (pour revue voir Wang et al, Cell Physiol Biochem, 2018). De manière générale leur nombre semble vraiment plus limité. On est là sur une mutation perte de fonction ayant un effet oncogénique, avec la notion que le rôle de ces gènes est plutôt protecteur.
VF A la fin de sa carrière, il a choisi de travailler sur le parvovirus, un virus oncolytique. C’était à nouveau une approche innovante ?
CA Il avait bien compris l’intérêt des virus oncolytiques et là encore il était innovant et dans l’air du temps. Il se trouve en effet que l’utilisation de virus oncolytiques en complément de l’immunothérapie est en train de monter en puissance parmi les démarches thérapeutiques contre le cancer. Malheureusement il a fait ça à la fin de sa carrière dans des conditions de travail qui n’étaient plus celles d’avant et avec une équipe très petite, trop petite. Il n’a pas réussi à faire ce qu’il aurait pu faire, dans un meilleur contexte.
VF Et pour conclure ?
Pour ma part, c’et clair et net, je lui dois ma carrière. Si je n’avais pas été acceptée dans son laboratoire, j’aurai démissionnée et j’aurai passé le Capes ou l’agrég. De plus, comme je le disais, j’ai longtemps été la seule enseignante-chercheur et je ne pouvais pas travailler à 100% dans le laboratoire. Malgré ca, il n’a jamais fait de différence et m’a toujours donné les moyens de travailler. Je ne suis pas sure que j’aurai pu le faire dans n’importe quel autre laboratoire.
Sans aucun doute, il a été un grand chercheur français sur le cancer au niveau international,. Je pense que l’on est nombreux à lui devoir beaucoup, et c’est pour ça que l’on organise cette journée en son hommage.
Références
Abbadie C, Kabrun N, Bouali F, Smardova J, Stéhelin D, Vandenbunder B, Enrietto PJ. High levels of c-rel expression are associated with programmed cell death in the developing avian embryo and in bone marrow cells in vitro. Cell 75: 899-912, 1993.
Abbadie C. Biographie de Dominique Stéhelin. Universalia: les événements, les hommes, les problèmes en ...Encyclopaedia universalis, Paris, France, 1995 p477
Hunter T and Simon J. A not so brief history of the Oncogene Meeting and its Cartoons (review). Oncogene 26 : 1260–1267, 200è.
Stéhelin D, Varmus HE, Bishop JM, Vogt PK. DNA related to the transforming gene(s) of avian sarcoma viruses is present in normal avian DNA. Nature 260(5547):170-3, 1976
Wang LH, Wu CF, Rajasekaran N, Shin YK. Loss of tumor suppressor gene function in human cancer : an overview. Cell Physiol Biochem 1: 2647-2693 (2018). Revue.