ANDRÉ COURNAND ancien interne des hôpitaux de Paris citoyen américain, prix Nobel de médecine
Par le docteur ESCOFFIER - LAMBIOTTE, 27 novembre 1957
" Aucun prix Nobel de médecine n'a été décerné depuis plus de vingt ans à un Français ayant travaillé en France ", souligne dans son exposé des motifs le projet de réforme de l'enseignement médical. Le 10 décembre 1956 un médecin diplômé français, ancien interne des hôpitaux de Paris, se voyait pourtant attribuer la plus haute récompense scientifique de notre époque. L'honneur qui lui était échu ne rejaillissait point sur l'université de Paris, qui l'avait formé, mais sur celle de Columbia. Ce n'étaient pas les trois couleurs de la France, mais la bannière étoilée de son pays d'adoption qui flottait ce jour-là à l'académie de Stockholm... André Cournand partageait le prix Nobel de médecine avec son collègue américain le docteur Richards, et avec un médecin de campagne allemand, le docteur Forssmann, qui se sentait, déclara-t-il, " comme un curé de village que l'on aurait soudain fait cardinal ".
La sonde cardiaque ou les temps héroïques
Forssmann avait vingt-cinq ans lorsque l'idée lui vint que l'introduction directe d'un tube dans les cavités cardiaques donnerait sur les affections du cœur de précieux renseignements. Aucun de ses collègues ne désirant se prêter à sa démonstration, ou même l'aider, et son chef lui ayant interdit une expérience qu'il tenait pour dangereuse, Forssmann choisit une nuit de garde tranquille pour s'introduire dans la veine du bras un tube de 60 centimètres de long dont il suivait le cheminement au fluoroscope à l'aide du miroir que brandissait une infirmière. Le tube en place, Forssmann grimpa deux étages pour atteindre le service de radiologie, réveilla le technicien et lui fit prendre des clichés prouvant que l'extrémité de la sonde se trouvait bien dans les cavités droites du cœur. En 1929, il publiait sa technique (considérée à l'époque par ses confrères comme un " numéro de cirque ") et commentait les perspectives d'étude de la physiologie cardiaque qu'elle devait, selon lui, présenter. Le scepticisme général devait l'écarter de la recherche scientifique, et il ne sut peut-être pas que son travail avait été lu et sa méthode essayée de façon sporadique au Portugal, en Amérique du Sud et en France. En 1936, deux médecins de l'hôpital Cochin, les docteurs Hinault et Amerille, avaient utilisé chez plus de cent malades le cathéter de Forssmann pour injecter dans le cœur droit une substance de contraste qui leur permettait ensuite des radiographies de la circulation pulmonaire. Le docteur Cournand, de passage à Paris, comprit immédiatement l'intérêt et les applications possibles de cette méthode, qui avait rencontré chez nous bon nombre de réserves et de critiques.
Paris-New-York : le voyage d'une sonde
Il rentra aux États-Unis, où il vivait depuis six ans, avec tout le matériel français, aiguilles et sondes, et entreprit avec le médecin américain Richards les patients travaux qui devaient, après quatre ans d'essais sur le chien et le chimpanzé, conduire aux premières mesures précises de la pression et du débit sanguin dans le cœur de l'homme et à une importante révision des notions traditionnellement admises de physiologie cardio-pulmonaire. Le sang prélevé dans le cœur droit par le cathéter fut analysé et sa teneur en oxygène et en gaz carbonique précisée : ce chiffre permit le calcul du débit du cœur chez l'homme normal et chez celui dont le poumon malade conduit à l'épuisement cardiaque. Un manomètre adapté à la sonde donnait une mesure exacte de la pression dans le cœur droit. Bref, tout le mécanisme de cet appareil complexe et mal connu que représente, pour le transfert des gaz prélevés dans l'atmosphère et transportés vers les tissus, l'ensemble poumon-cœur-circulation s'éclairait. C'était là le but originel de Cournand, qui, jeune médecin résidant à la clinique des maladies du poumon de Columbia, avait été chargé par son chef, le Dr Miller, d'une étude approfondie de la physiologie pulmonaire et circulatoire au cours de certaines maladies chroniques, telles que l'emphysème. La réussite impliquait, non pas la fortune, non pas la gloire, mais la promesse d'une carrière à plein temps dans cette spécialité et la certitude de pouvoir consacrer sa vie au laboratoire de recherche. Ce but initial fut bien vite dépassé : Cournand et Richards réalisaient à peine les applications infinies de leur méthode à l'étude des maladies du cœur que la guerre éclatait pour les États-Unis.
Chirurgie de guerre et chirurgie du cœur
Le service de santé militaire leur demanda d'appliquer leur technique à l'étude approfondie du shock traumatique : il fallait savoir, et savoir vite, ce qu'il se passe exactement, et ce qu'il faut faire, lorsqu'un grand blessé ou un grand brûlé présente les signes d'une défaillance circulatoire. En quelques mois les réponses arrivaient, éclairant le mécanisme du shock traumatique, démontrant l'avantage de la transfusion de sang totale sur l'injection de plasma ou d'autres liquides, et précisant l'efficacité de tous les modes de traitement possibles. Certains brûlés gardaient pendant vingt-quatre heures la sonde intra-cardiaque qui permettait de suivre leur état. L'armée trouva à ces informations des applications immédiates, et le traitement rationnel du shock traumatique sanctionnait dès 1943 l'effort de toute une équipe de chercheurs. La guerre finie, Cournand revenait au cœur, et au poumon. La sonde de Forssmann, était poussée jusqu'à l'artère pulmonaire, jusqu'aux ventricules droit et gauche et même, au delà du cœur, jusqu'à l'aorte abdominale. L'étude des maladies cardiaques congénitales ou acquises, le diagnostic précis de leur localisation et de leur nature, étendaient les possibilités et les indications de la chirurgie du cœur. Les différentes drogues utilisées dans les affections cardiaques et pulmonaires, telles que la digitale, étaient systématiquement classées et leur action précisée. En bref, et selon l'expression du docteur Cournand, il devenait possible de considérer, en termes d'ingénieur, la dynamique de la circulation chez l'homme, dans les conditions physiologiques et cliniques les plus diverses.
Le pourquoi d'un exil
Le patient échafaudage consacré par Stockholm et il y a deux jours par l'université de Strasbourg, où il a été nommé docteur honoris causa, n'aurait-il pu être construit en France ? Qu'a donc trouvé aux États-Unis, pendant plus de vingt-sept ans, celui qui est resté aujourd'hui encore, par son accent, sa forme de pensée, si typiquement français ? Des possibilités matérielles ? Non, nous dit-il. Ces possibilités étaient, au début tout au moins, très limitées. Les recherches entreprises ne demandaient aucun moyen démesuré, aucun local particulier, et pouvaient se poursuivre dans n'importe lequel des centres hospitaliers français. Un nombreux personnel de techniciens infirmiers ou collaborateurs ? Un recrutement important de malades ? Non plus. L'expérience parisienne de Cochin l'a démontré suffisamment.
Alors ? Qu'offrait donc l'Amérique, que la France n'a pu donner ?
Dans l'esprit d'André Cournand, elle apportait trois conditions essentielles au succès de toute recherche de médecine expérimentale : La confiance ; cette confiance que l'on accorde, sans préjugé de concours, de titres ou d'origine, à celui qui veut, et qui sait travailler ; L'esprit d'équipe indispensable à ce domaine de la recherche où l'homme de laboratoire et celui de l'hôpital ne peuvent réussir isolément; les colloques fructueux, les échanges, la collaboration constante, sans secrets et sans réserve, entre chercheurs d'une même école ou d'écoles différentes; cette collaboration qu'avaient réalisée en France, dès 1919, Roux-Berger, Regaux, Lacassagne et tant d'autres, médecins, chimistes, pathologistes, chirurgiens, lorsqu'ils unirent leurs efforts pour créer la Fondation Curie, organisme indépendant de la faculté de Paris comme de l'Assistance publique, et dont le rayonnement à l'étranger n'a cessé de grandir. Enfin, et surtout, estime le docteur Cournand, la médecine à plein temps, qui donne au chercheur la liberté d'esprit nécessaire, et l'indispensable instrument de travail qu'est l'hôpital fonctionnant effectivement tout le long du jour. C'est l'organisation de cette médecine à plein temps que le prix Nobel souhaite à la France. Elle détermine selon lui non seulement la bonne marche de l'enseignement médical et du travail hospitalier, mais de tout ce domaine de la médecine expérimentale où les heures ne peuvent être comptées. Elle peut d'ailleurs se limiter à l'état-major responsable de la vie hospitalière, des étudiants comme des malades, et se concevoir essentiellement sous l'aspect géographique, la clientèle privée étant suivit à l'hôpital lui-même. Il faudrait peu de chose, un renouveau d'enthousiasme, un désir d'évolution, pour que la France puisse offrir au chercheur ces trois conditions essentielles - et le docteur Cournand voit dans les réformes actuellement projetées le premier pas de cette évolution. À minuit, dimanche, André Cournand a rejoint sa patrie d'adoption, laissant comme chaque année le regret de cette France où restent ses souvenirs et ses petits-enfants. De cette France dont il ne dit point qu'elle refusait en 1950 de l'accueillir de nouveau, lui, son œuvre considérable, ses élèves étrangers, sa réputation internationale et son immense potentiel scientifique. Quelques préjugés vaincus, un peu de cette confiance que d'autres ont su donner, un plus grand esprit d'équipe, auraient permis d'installer au Collège de France le laboratoire où tant d'études fondamentales se poursuivent encore aujourd'hui à New-York. Et la France aurait obtenu en 1956 le prix Nobel de médecine.