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CHARLES NICOLLE

Dr. F. Bonnet-Roy, Le Monde, 23 février 1946

Il y a dix ans disparaissait Charles Nicolle, directeur de l'Institut Pasteur de Tunis, professeur au Collège de France et l'un des plus nobles esprits dont la science française ait le droit de s'enorgueillir. Fils d'un médecin de Rouen, où il naquit le 21 septembre 1866, Charles Nicolle fit ses études dans sa ville natale, puis à Paris où il fut l'élève du docteur Émile Roux à l'institut Pasteur. Il exerça la médecine pendant quelques années à Rouen, se consacrant à la dermatologie et à la syphiligraphie. La perte précoce de l'ouïe l'orienta définitivement vers les travaux de laboratoire. Au début de 1903 il créait à Tunis, où n'existaient jusqu'alors qu'un laboratoire antirabique et un centre de recherches sur les levures, le second des Instituts Pasteur d'outremer, après celui de Saigon.

C'est à Tunis que se poursuivit jusqu'à sa mort sa carrière scientifique, et qu'il mit au point ses découvertes. Nous avons eu l'occasion de rappeler ici même la plus frappante : la notion de transmission du typhus exanthématique par le pou. En Tunisie le typhus exanthématique régnait à l'état endémique à la campagne, avec des recrudescences saisonnières et des pointes dans les faubourgs des villes de décembre à juin. Charles Nicolle remarqua que médecins, infirmières, préposés à la réception des malades, blanchisseuses, etc., étaient contaminés dans les douars et jusque dans le vestibule de l'hôpital indigène, tandis que dans les salles elles-mêmes, malgré leur cohabitation avec les typhiques, ni le personnel ni les antres malades ne contractaient le typhus. Étant donné qu'entre la salle d'attente et le dortoir chique malade abandonnait son linge et ses vêtements, et qu'il était lavé et rasé, " l'agent de la contagion était donc quelque chose d'attaché à sa peau, à son Unge, et dont l'eau, le savon le débarrassaient. Ce ne pouvait être que le pou, c'était le pou ". Illuminé par cette intuition de génie, Charles Nicolle poursuivit avec méthode et confirma expérimentalement ses observations. Il démontra que le pou ne devient virulent que le septième jour après avoir absorbé du sang de typhique, et que, l'agent pathogène se multipliant dans son tube digestif (où Edmond Sergent le retrouva dans les cellules intestinales), c'est par ces excrétions inoculées par grattage de la peau ou portées à l'œil par le doigt souillé que se produit la contamination de l'individu sain. L'épouillage systématiquement pratiqué a été et est encore la plus efficace prophylaxie contre ce fléau. Cette notion de transmission du mal par un parasite, acquise quelques années avant la guerre de 1914, qui allait exiger l'envoi en Europe d'un nombre considérable d'indigènes nord-africains, préserva les armées occidentales du typhus. On imagine quelles désastreuses facilites la dissémination de la maladie eût trouvées dans l'entassement des effectifs et la promiscuité de la vie de tranchées, quelles hécatombes elle eût provoquées. En Russie, où les mesures élémentaires d'hygiène étalent alors méconnues, on sait les ravages que fit le typhus à cette époque.

Charles Nicolle s'attacha également à l'étude de la vaccination du typhus ; ses recherches, poursuivies après sa mort par ses élèves Paul Durand et Paul Giroud, aboutirent à la mise au point d'un vaccin spécifique. C'est au cours de ses investigations, et en inoculant le typhus à des cobayes (chez lesquels la maladie ne se révèle par aucun autre symptôme que l'élévation de la température), que Charles Nicolle fit la découverte la plus originale de sa vie scientifique. Il constata chez certains animaux inoculés l'absence de toute poussée fébrile. La fréquence de ce phénomène écartait l'hypothèse trop simple d'une erreur de technique. De lait, inoculés à leur lotir par le sang de ces cobayes apyrétiques, d'autres cobayes présentaient bien la poussée fébrile typhique. Les premiers étaient donc porteurs d'une infection inapparente, mais réelle. Charles Nicolle suivit ainsi l'action du virus chez le rat, où il reste toujours inapparent, par passage de rat à rat et de rat à cobaye. Il s'agit bien d'une maladie inapparente et non d'une maladie latente. Latente, l'infection est occulte, mais elle peut se démasquer à tout moment, et elle n'est pas " évolutive ". Inapparente, elle évolue, au contraire, comme le fait au grand jour la maladie ordinaire, avec ses périodes successives d'incubation, d'invasion d'état, de guérison et d'immunité secondaire, mais la symptomatologie reste inaccessible aux moyens d'investigation habituels. Elle relève de ce que Charles Nicolle appelait la sous-pathologie. Aux degrés de gravité variables que revêt le typhus suivant les espèces qu'il frappe, depuis la forme mortelle de l'Européen adulte jusqu'à la forme atténuée des singes, en passant par celle de l'indigène adulte et celle de l'enfant, de malignité décroissante, s'ajoute donc la forme inapparente, qui existe d'ailleurs chez l'homme également. Cette notion n'est pas particulière au typhus. Elle se confirme par l'étude d'autres maladies, la poliomyélite notamment, et on devine quelle importance prennent ces éléments méconnus, mais virulents, ces " dissimulateurs inconscients ", suivant l'expression de Ramsine, dans une longue chaîne de contaminations successives, de quel jour ils éclairent l'épidémiologie de certaines affections, et quels problèmes ils posent à l'hygiéniste. Tel est un des aspects de ce destin des maladies infectieuses, terme sous lequel Charles Nicolle réunit en un volume d'intérêt passionnant quelques-unes des leçons qu'il consacra à ce chapitre de la biologie.

Ses travaux, dont nous ne pouvons citer que les principaux, lui valurent une renommée universelle. En 1928, il reçut le prix Nobel de médecine, et en 1932, lotit en conservant la direction de l'institut Pasteur de Tunis, il succédait, au Collège de France, à d'Arsonval, dans cette chaire de médecine qu'illustrèrent avant eux Hallé, Laënnec, Magendie, Claude Bernard, Brown-Séquard, et qu'occupe aujourd'hui le professeur Leriche. Il divisait son enseignement en deux parties. Il traitait dans l'une les grandes questions de biologie auxquelles il avait consacré sa vie, et dans l'autre Il étudiait les conditions morales et psychologiques de l'exercice de la médecine. Ainsi parurent successivement l'introduction à la carrière de la médecine expérimentale, l'Expérimentation en médecine (en collaboration avec les conférenciers qu'il avait invités), les Responsabilités de la médecine, etc. Charles Nicolle avait publié également des romans et des nouvelles et, sur son frère aîné Maurice, pastorien éminent lui aussi, des souvenirs charmants et émus. Il avait les dons d'un excellent écrivain, la clarté et la concision. Le lecteur le moins préparé suit sans peine les développements de son exposé scientifique, et les autres admirent qu'en si peu de mots il ait exprimé une pensée si suggestive, si riche et si profonde. Dans le silence qu'entretenaient autour de lui le recueillement du laboratoire et son infirmité, les énigmes philosophiques hantaient Charles Nicolle. Ayant observe pendant un demi-siècle les phénomènes de la biologie et éclairé certains d'entre eux de lumières géniales, il avait acquis du mécanisme de la recherche scientifique et de la mentalité du savant une expérience qui donne à la Biologie de l'invention la valeur d'un témoignage inappréciable. Ce petit livre de 150 pages est un document psychologique dont les enseignements sont valables pour toutes les disciplines intellectuelles. Pans les dernières années de sa vie, Charles Nicolle méditait la force et la faiblesse de la raison. Au regard du savant qui a vécu de longues années dans l'étude de la nature, celle-ci apparaît illogique et monstrueuse. Ses manifestations déconcertent à la fois la raison et la morale, car l'une et l'autre ne sont qu'à la mesure de l'homme. " De quel secours me sera la raison, écrivait Charles Nicolle quand je lui demanderai des explications sur ce qui dépasse le monde exploré par nos sens ?... Elle est aussi incapable de résoudre les problèmes étrangers au domaine spirituel journalier et purement humain que notre estomac à digérer des pierres et notre œil à percevoir des radiations autres que celles qui impressionnent notre rétine. "

L'intelligence, dont Charles Nicolle lie le développement à celui du langage, dans un rapport qui semble paradoxal et inverse de ce que la routine nous enseigne, a constitué " une raison et une morale autonomes, sans application aux faits de nature, et purement de création cérébrale humaine ". Ce divorce entre l'intelligence et la nature, cette faillite de la raison devant l'infini, Charles Nicolle les a analysés dans deux petits livres : la Nature et la Destinée humaine, qui sont le plus pathétique testament spirituel. À l'instant où sa pensée semble n'entrevoir d'autre issue à ce débat que le désespoir, elle se redresse et se sauve par une adhésion au catholicisme. Adhésion délibérée, qui n'exclut d'ailleurs ni la clairvoyance du jugement ni l'indépendance de l'esprit. " La religion catholique romaine, lit-on aux dernières pages écrites par Charles Nicolle, est demeurée ce qu'elle était : exigeante en apparente discipline, et facile dans le fond, incohérente et contradictoire parfois, mystique pour les privilégiés et enthousiastes, païenne, même sensuelle pour beaucoup. Par ces traits, elle touche à la fois à la terre et aux cieux ; elle est à l'image de notre âme humaine : physique et imaginative à la fois. " C'est ainsi qu'au terme de sa carrière la science, qui au début l'en avait détaché, ramenait Charles Nicolle à la foi de son enfance. Le 28 février 1936 il succombait à l'évolution progressive d'une maladie de cœur. Il repose dans cet institut qu'il a créé et dont il a fait pendant plus de trente ans un admirable foyer de rayonnement scientifique, au sein de cette terre tunisienne qu'il a passionnément aimée.

 

Nicolle

Ibid.,  4 mai 1994

C'est le plus souvent avec un malin plaisir qu'un médecin se jette sur le traité d'un maître ancien et prestigieux : dans cette lecture, il trouve généralement quelques énormités, des erreurs grossières que l'on a élevées au rang de dogme sous la plume autoritaire du maître et que nul n'aurait jamais osé contredire de son vivant. Nos impertinents confrères seront toutefois déçus par la lecture des " Leçons " prononcées par Charles Nicolle devant le Collège de France en 1932 et 1933, et récemment rééditées par l'Association des anciens élèves de l'Institut Pasteur. Elles ne contiennent pour ainsi dire aucune faute, aucune assertion arbitraire ; chaque fois qu'un raisonnement de Nicolle dérivait dans l'erreur, il avançait prudemment, entouré de conditionnels et de points d'interrogation. Aussi, la lecture de l'ouvrage est en urgence recommandée à nos charismatiques spécialistes du sida.

Alors que la connaissance des maladies infectieuses avançait comme jamais auparavant, que cette connaissance faisait reculer les maladies _ en particulier via l'hygiène _, alors que commençaient à fleurir sérums et vaccins, on eût pu imaginer qu'un des grands capitaines de la recherche, prix Nobel de surcroît, se permit d'annoncer la fin prochaine des fléaux. C'est tout le contraire que fit Nicolle, explicitant, avec cette humilité qui ne caractérise que les plus grands, la modestie de la portée des récentes découvertes, les siennes y compris. Et de consacrer un chapitre entier sur les obstacles qui se dressent entre l'intelligence des scientifiques et l'éradication des maladies ; obstacles qui étaient déjà là et qui perdurent : Nicolle assure que l'éradication de certaines maladies est réalisable dès 1933, mais l'insouciance personnelle, une discipline individuelle incomplète, une organisation sociale défectueuse, l'indifférence des pouvoirs publics et des parlements, de coupables économies font obstacle à un progrès facile. Sans commentaire.

Car les " Leçons " de Nicolle sont aussi un manifeste militant, ce qui en constitue sans doute la partie la plus savoureuse. Le médecin, sous réserve de bonne formation et pour peu qu'il manifeste courage et abnégation, est à l'évidence pour Nicolle un être supérieur. Seul le médecin connaît l'homme avec qui il partage mieux que quiconque l'angoisse de la mort et de la souffrance ; c'est de lui seul que viendra la victoire sur la maladie. Pas question donc pour le médecin d'obéir à qui que ce soit, ni à quoi que ce soit d'autre que son éthique. Soyons clairs : par exemple, " chez le médecin fonctionnaire, l'homme de science et de conscience doit dominer l'administrateur ou l'employé ". Pauvre Nicolle... De ce fait, le médecin a un rôle salvateur, non seulement de son patient, de sa patrie (notion à laquelle Nicolle est très attaché), mais aussi du monde. Seule une internationale (mais Nicolle évite le mot) des médecins sera capable d'imposer, par un pouvoir de conviction intime inégalé, la paix dans le monde ; et seule la paix permettra " une entente commune entre les hommes et l'universalité de l'effort [pour l'éradication des maladies infectieuses] comment espérer cet effort quand les hommes cherchent encore à se détruire ? ".

Ou encore, à propos du paludisme : " Peut-on espérer, dans ces conditions, la disparition du paludisme ? Il serait absurde de répondre affirmativement. " Comment ne pas regretter que les actuels responsables de l'Organisation mondiale de la santé n'aient pas entendu ces clairvoyantes " Leçons " !... Celles-ci sont enfin une mise en garde pour l'avenir : " Il y aura donc des maladies nouvelles. C'est un fait fatal. Un autre fait fatal est que nous ne saurons jamais les dépister dès leur origine. Lorsque nous aurons notion de ces maladies, elles seront déjà toutes formées, adultes, pourrait-on dire. Elle apparaîtront comme Athéna parut, sortant toute armée du cerveau de Zeus. " Mais elles rencontreront sur leur route l'intelligence et le courage du médecin, inébranlables qualités exaltées par le fait que " les victoires nouvelles sont de tous les jours, et ce serait blasphème que penser (...) que l'activité de l'homme ne réalisera pas dans la voie ouverte, bien ouverte désormais, de nouveaux, d'incessants et merveilleux progrès ".