Un homme habile et obstiné
JEAN-PAUL THOMAS, Le Monde, 24 mars 1995 `
En 1922, lors des cérémonies du centenaire de la naissance de Pasteur, le président de la République, Alexandre Millerand, déclarait que « le culte des grands hommes est un principe d'éducation nationale ». Aujourd'hui, Pasteur demeure un héros de la science, comme en témoigne le cortège des publications, éditions, rééditions, dont le centenaire de sa mort est l'occasion. Tant de livres lui ont été consacrés, depuis la grande biographie publiée par René Vallery-Radot, son gendre, cinq ans après sa mort, que l'on pourrait croire le sujet épuisé. Mais les biographes d'aujourd'hui ne cèdent pas à l'hagiographie. Ils sont au contraire tentés de dépoussiérer la statue que le siècle a dressée à Pasteur. Maurice Vallery-Radot, petit-neveu de la fille de Pasteur, reconnaît que le souci des convenances a longtemps prévalu. Les premiers biographes de Pasteur turent les difficultés financières de son laboratoire, entourèrent d'une « discrétion excessive les options politiques du savant » et adoucirent les traits d'un homme « fougueux dans le combat, teinté d'une certaine vanité, mauvais joueur à ses heures ». Daniel Raichvarg, auteur d'un ouvrage d'initiation bien documenté, dénonce l'attachement du savant à l'Empire et « son obséquiosité envers l'empereur et l'impératrice », relève sa maladresse dans sa fonction d'administrateur de l'Ecole normale supérieure et sourit de la mise en spectacle de la science par Pasteur. Patrice Debré, pourtant plus respectueux, relate lui aussi le séjour de Pasteur, invité par Napoléon III à passer une semaine au palais de Compiègne. Ebloui par l'impératrice Eugénie, et fier d'intéresser l'empereur aux infections des vins français, Pasteur envoie chercher des bouteilles de vin blanc vieilli. Le jour convenu, après la chasse à courre et avant le bal, le chimiste se rend chez Napoléon III et guide, une heure durant, l'expérimentation impériale. De retour à Paris, il tire pour son fils Jean-Baptiste les leçons de son voyage : « Tu comprends, par l'honneur que je viens d'avoir d'être invité par l'empereur à passer huit jours auprès de lui, quel est le prix du travail et de la bonne conduite. » Sentencieux, Pasteur est aussi têtu. « Lorsqu'il se trompe, écrit Patrice Debré, il le fait avec autant de vigueur que lorsqu'il a raison. » Patriote, bon mari et bon chrétien, c'est un homme d'ordre, plus à l'aise dans son laboratoire qu'en présence d'étudiants turbulents. Libéré de ses fonctions d'administrateur de la Rue d'Ulm, il donne à nouveau sa pleine mesure de chercheur, probe et courageux. Patrice Debré, au fil d'une solide biographie, retrace toutes les étapes de sa carrière scientifique. Pour chacune d'elles, l'état des connaissances est fidèlement reconstitué, l'apport de Pasteur mis en évidence, les polémiques examinées. La marche triomphale du héros vers les découvertes et les honneurs relève, en partie, de la légende.
Hercule
Certes, Pasteur a été vénéré de son vivant. Le succès de la vaccination antirabique de Joseph Meister, en 1885, lui apporte la gloire. La nouvelle de la victoire sur la rage traverse les océans. En mai 1896, un gala au profit du futur Institut Pasteur est organisé dans la salle du Trocadéro. Mademoiselle Weber, de la Comédie-Française, récite devant six mille personnes un sonnet de Sully Prudhomme. Le poète compare le savant à Hercule et évoque ses travaux contre les maladies du vin, du vinaigre, du ver à soie, de la bière, chante son combat contre la rage et conclut : Ton souple et fort génie, [ô bienfaiteur savant,De cette hydre invisible est [le nouvel Hercule ! Mais ce triomphe avait été précédé d'une longue course d'obstacles. Ordinairement, Pasteur ne les franchit qu'au second essai. Au baccalauréat ès sciences, il est reçu à sa seconde tentative, avec une note médiocre en chimie. A l'Ecole normale supérieure, admissible d'emblée mais mal classé aux épreuves écrites, il ne se présente pas aux épreuves orales, et n'intégrera que l'année suivante. En 1857, il échoue à l'Académie des sciences, où il sera élu cinq ans plus tard. Son élection à l'Académie de médecine, en 1873, est difficile. Seule l'Académie française lui ouvre largement ses portes, en 1881.
Quant à l'histoire de ses découvertes, elle est indissociable des controverses dans lesquelles il s'engage. Les débuts furent prometteurs. La reconnaissance de ses pairs précéda celle du public. La première communication de Pasteur à l'Académie des sciences, en 1848, intrigua Jean-Baptiste Biot, dont les travaux sur la lumière polarisée faisaient autorité. Etonné mais sceptique, le vieux savant pria Pasteur de se rendre au Collège de France pour répéter sous son contrôle ses expériences. Convaincu, il prit Pasteur par le bras et dit : « Mon cher enfant, j'ai tant aimé les sciences dans ma vie que cela me fait battre le coeur. » Patrice Debré rapporte cet épisode, et sait rendre accessible au public non scientifique le sens et la portée de la découverte de la dissymétrie moléculaire. Pierre Darmon, qui trace également, d'une plume alerte, les lignes de force de la vie et de l'oeuvre, est particulièrement attentif aux multiples affrontements de Pasteur avec d'autres scientifiques. Il en donne une vision équilibrée. Il sait notamment reconnaître le courage et l'opiniâtreté de Pouchet, partisan de la génération spontanée. Car les contradicteurs de Pasteur ne sont pas forcément des esprits attardés ou des cliniciens offusqués par les conquêtes médicales d'un chimiste. En 1878, par exemple, un débat s'engage entre Pasteur et Marcelin Berthelot, qui défend un écrit posthume de Claude Bernard. Les expériences de Pasteur sont provisoirement probantes, mais les constructions abstraites de Berthelot finiront par se révéler exactes. Ce dialogue de sourds entre Pasteur, qui raisonne à partir de la levure, et Berthelot, qui pressent l'importance des enzymes, est bien reconstitué par Patrice Debré, plus précis sur ce dernier point que Pierre Darmon, même si les deux auteurs s'informent aux mêmes sources. L'un et l'autre dressent de Pasteur le portrait attachant d'un homme que la souffrance et les deuils n'épargnent pas. Mais ils n'apportent pas de contribution majeure à l'examen des différents programmes de recherche que Pasteur a lancés. Déjà ancienne, la lumineuse biographie intellectuelle de Pasteur par René Dubos conserve, de ce point de vue, tout son intérêt (1). Elle restitue en termes inégalés le style scientifique de Pasteur, son « don de divination extraordinaire dans le choix du matériel expérimental le mieux adapté au problème étudié ».
La réédition, sous un nouveau titre, du livre de François Dagognet confirme cette importance du pasteurisme pour l'historien des sciences (2). Ce travail philosophique s'ouvre sur une question trop rarement posée : que reste-t-il des découvertes du héros ? La stéréochimie « n'a rien conservé des vues de Pasteur », assure François Dagognet. Ce qu'il « a pensé et écrit sur la maladie infectieuse ou sur la vaccination n'a pas tenu », poursuit-il. Ce constat n'a rien d'irrévérencieux. Il permet de cerner le mouvement paradoxal par lequel Pasteur ouvre des pistes tout en se fourvoyant. Son oeuvre « frappe surtout par l'inimaginable mélange en elle du vrai et du faux et, ce qui corse la remarque, par la visée de l'un grâce à l'autre ». C'est en effet en généralisant une corrélation tout à fait accidentelle entre le cristal à facettes et l'organisation moléculaire de base que Pasteur secoue la science de son temps, illustrant ainsi l'éventuelle portée heuristique des demi-vérités. Sa méthode, « globalement fausse bien que partiellement vraie », confère au pasteurisme son unité. Il constitue bien « un ensemble serré où les idées s'engendrent les unes les autres ». Les recherches de Pasteur ne reçoivent pas seulement leur impulsion de circonstances sociologiques ou économiques, mais de l'attachement à un système.
L'apport du laboratoire
Bruno Latour entend renouveler le regard sur cette oeuvre en la situant dans la société de son temps, au coeur de cette révolution industrielle qui change partout la face de la Terre (3). Il signe un brillant essai, richement orné d'illustrations qui font écho à son propos. Cet album, édité sous le parrainage de l'Institut Pasteur, offre une approche inédite du théâtre des opérations scientifiques : le laboratoire. Nul ne saurait comprendre son apport, montre Bruno Latour, en retenant seulement les descriptions du grenier insalubre de la rue d'Ulm, où Pasteur s'installe en 1858. Son secret « consiste à subvertir les rapports entre l'intérieur et l'extérieur de cette enceinte protégée ». Jamais, en un sens, il ne quitte son lieu de travail, « même quand il part pour l'Allemagne, ou sur la mer de Glace, ou dans les brasseries de Clermont-Ferrand ». Couvrant une vigne d'une serre de verre ou installant ses microscopes dans une magnanerie, il est partout chez lui et consigne minutieusement ses expériences. La publication, coordonnée par Françoise Balibar et Marie-Laure Prévost, du fac-similé d'un certain nombre de pages des cahiers de laboratoire de Louis Pasteur, est une heureuse initiative (4). Sous leurs deux formes, celle du cahier proprement dit où sont rapportés au jour le jour les protocoles, les attentes et les résultats et celle du carnet d'enquêtes, les cahiers de Pasteur permettent de retracer les sentiers de la découverte. Dans le même esprit, André Pichot présente un choix judicieux d'écrits scientifiques et médicaux de Pasteur, conférences ou mémoires, classés par ordre chronologique et situés dans l'oeuvre pastorienne (5). Sans défaire la légende du grand savant, l'année Pasteur tient ainsi ses promesses, en apportant de bons instruments de travail.