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Les obligations de l'" homme génétique "

Biologiste et généticien de réputation mondiale, le professeur Pierre Chambon a prononcé, vendredi 24 juin, sa leçon inaugurale au Collège de France. Titulaire de la chaire de génétique moléculaire, il décrit, dans les extraits qu'on lira ci-dessous, les fantastiques progrès que sa discipline a permis d'accomplir. Appelant l'" homme génétique " à se donner le temps de la réflexion, il se prononce en faveur d'un moratoire mondial d'une cinquantaine d'années pendant lesquelles serait interdite toute manipulation sur le génome humain.

Le Monde, 30 juin 1994

La génétique moléculaire issue du génie génétique a considérablement contribué à modifier nos idées concernant l'origine et l'évolution des animaux au cours des 600 millions dernières années, en permettant de déterminer avec une extrême précision la structure des gènes, et les modalités de leur apparition et de leur transformation au cours de cette période. En intégrant des données fonctionnelles issues de l'embryologie moléculaire, la génétique moléculaire a transformé l'évolution moléculaire en une science qui analyse en profondeur les mécanismes qui sous-tendent la dynamique évolutive des espèces. Mais la génétique moléculaire éclaire aussi sous un jour nouveau l'origine même du vivant. Comme vous le savez, tout commença avec le big-bang dont l'univers a émergé il y a environ douze milliards d'années. Après huit milliards d'années d'évolution cosmique, et au hasard de l'explosion d'une supernova voisine, le Soleil et avec lui le système solaire se différencia à partir de poussières interstellaires qui entre-temps s'étaient formées.

Dans son livre passionnant intitulé Introduction à l'Histoire naturelle, Claude Allègre nous dit que cela se passa il y a exactement 4 567 millions d'années. 110 millions d'années plus tard, à la suite d'une gigantesque bataille de boules de neige (l'image est de Claude Allègre), une planète à nulle autre pareille, la Terre, naissait, fruit d'une combinaison historique très improbable d'une série de phénomènes, autrement dit de la contingence. Cette Terre, qui possédait une atmosphère composée surtout de gaz carbonique (et aussi d'azote) mais privée d'oxygène, était recouverte d'une mince pellicule d'eau, l'hydrosphère. La vie, cette capacité que possèdent des assemblages moléculaires organiques complexes et spécifiques d'interagir et de tirer matière et énergie de leur environnement pour se reproduire, est sans doute apparue un milliard d'années plus tard, il y a donc 3,5 milliards d'années, en bordure des continents qui se formaient, ainsi qu'en témoignent des formations fossilifères, les stromatolites, qui ressemblent aux concrétions entourant des algues cyanophycées aujourd'hui présentes dans des lagunes australiennes (...) (...) Ainsi, grâce en particulier aux découvertes de la génétique moléculaire de ces vingt dernières années, tout s'enchaîne lumineusement, de la première bactérie née il y a quelque 3,4 milliards d'années aux espèces contemporaines, dont la nôtre évidemment. Non seulement l'unité du vivant transparaît à tous les niveaux, mais les mécanismes moléculaires qui sous-tendent la diversification au cours de l'évolution perdent de leur mystère. Plus que jamais la diversité apparaît comme le fruit d'un bricolage systématique, résultant de la variation génétique survenant au hasard et de la contingence historique. Dans le couple hasard et nécessité, la nécessité semble se faire moins pressante, tandis que le hasard gagne du terrain (...).

Le hasard et la nécessité

Le niveau d'organisation que l'on choisit pour analyser un système vivant en découpant le réel est à la fois critique et artificiel. Critique parce qu'il est important de n'étudier que ce qui peut être scientifiquement analysé, artificiel parce que, évidemment, le tout est plus que la somme des parties. Les critiques qui ont été faites à cet égard aux biologistes et aux généticiens moléculaires sont en général mal fondées, et sans doute non dépourvues d'arrière-pensées. Ceux-ci ne sont pas des paranoïaques de l'ADN, ni d'un quelconque mythique " programme génétique ", comme certains semblent le penser. Nous savons même que l'ADN ne peut rien faire hors de son environnement. Il est semblable à une partition : sans instruments et sans musiciens, elle ne sera jamais jouée. Si les approches moléculaires et génétiques ont été privilégiées pendant plus de quarante ans, c'est parce que, sans aucun doute, elles se sont avérées plus efficaces pour résoudre un certain nombre de mécanismes fondamentaux, communs à tous les êtres vivants. Les résultats prouvent, au-delà de toutes espérances, que la voie choisie était la bonne, d'autant que, contrairement à ce que beaucoup avaient prédit, l'approche moléculaire paraît gravir avec succès l'escalier de la complexité, ainsi que les récentes découvertes de la génétique moléculaire du développement le démontrent (...).

La tentation de la " société du spectacle "

Quant aux applications de la génétique moléculaire que l'on confond souvent abusivement avec les biotechnologies, je suis persuadé que tout ce qui a été imaginé, et sans doute beaucoup plus, pourra être réalisé à mesure que nos connaissances fondamentales progresseront. Ce n'est qu'une question de temps. A cet égard, les biologistes ont souvent fait preuve d'un optimisme irréfléchi dans leurs prédictions concernant la nature et les délais des applications de leurs découvertes, et on peut regretter que certains d'entre eux aient rapidement succombé à ce que Debord appelle la " société du spectacle ", qu'il définit comme " le renouveau technologique incessant, la fusion économico-étatique, le secret généralisé, le faux sans répliques, et un présent perpétuel " (...). Avec l'ingénierie génétique, l'humanité est entrée dans une nouvelle ère, celle de la génétique. Après s'être emparé du " feu nucléaire ", I'homme prométhéen s'est approprié le pouvoir d'orienter l'évolution de la nature et de sa propre espèce. Le grand spécialiste de l'évolution Ernst Mayr écrivait il y a vingt ans, en comparant évolution biologique et évolution culturelle : " L'évolution culturelle est beaucoup plus rapide que l'évolution biologique. Un de ses aspects fondamentaux est l'aptitude des humains à évoluer culturellement en transmettant de génération en génération l'information acquise. " Remarquant que, curieusement, cette évolution culturelle acquise est de nature lamarckienne, il continuait ainsi : " Bien que nous ne puissions en aucune façon influencer notre évolution biologique, nous pouvons certainement orienter notre évolution culturelle et morale. Le faire dans des directions profitables à l'ensemble de l'humanité serait un objectif évolutionnaire réaliste, bien qu'il y ait des limites à une évolution culturelle et morale dans une espèce humaine non génétiquement sélectionnée. " Il est peu probable que nous trouvions jamais des gènes dont la manipulation permettrait d'orienter l'évolution culturelle et morale dans des " directions profitables ", sur lesquelles il faudrait d'ailleurs s'entendre au préalable, ce qui est loin d'être évident. Il n'en reste pas moins qu'avec les techniques de transgénose, I'homme acquiert la possibilité d'orienter l'évolution biologique, et, en imposant ainsi l'hérédité de caractères acquis, ouvre en quelque sorte l'ère d'une évolution biologique lamarckienne. Tout cela relève-t-il de la science-fiction ? Aujourd'hui certainement. Dans cinquante, cent ou deux cents ans, qui sait ? Que feront nos descendants le jour où ils découvriront des gènes qui " retarderont le vieillissement ", ce qui est loin d'être exclu ; en effet la sélection naturelle n'a certainement pas opéré à ce niveau, car on ne voit pas quel pourrait être l'avantage pour une espèce de prolonger la vie de ses individus après la période de reproduction.

Une opinion publique désorientée

De même que fera-t-on si l'on découvre qu'il existe des gènes qui protègent contre les maladies dégénératives invalidantes, et dont les manipulations permettraient de mourir pour ainsi dire en " bonne santé " ? Pour l'instant, en tant que généticiens moléculaires, et plus généralement en tant que biologistes, nous nous devons de faire ce qui est possible pour améliorer les connaissances du public en biologie, et transmettre ce que nous savons en termes compréhensibles. Si nous voulons que nos concitoyens continuent de nous croire, il faut qu'ils soient persuadés que nous sommes capables de leur communiquer des informations fiables et des prédictions raisonnables. Des découvertes sont annoncées presque quotidiennement par les médias, sans discrimination, souvent sans avoir été vérifiées, dans les domaines les plus divers tels que les animaux et les plantes manipulés génétiquement, le criblage génétique à toutes sortes de fins, les thérapies géniques, le sida, et le désormais " mythique " génome humain, pour n'en mentionner que quelques-uns. Ne serait-ce que pour cette raison, l'enseignement de la biologie moderne devrait être en tête de liste des priorités de l'éducation à tous les niveaux. Sans cet enseignement, on le voit bien, le danger serait d'avoir une opinion publique désorientée, et par conséquent trop facilement influencée par des arguments émotionnels qui pourraient être utilisés par des groupes très actifs dont les motivations ne seraient fondées ni sur des critères scientifiques ni sur l'intérêt commun. A cet égard, on ne peut que féliciter le législateur d'avoir très sagement interdit toute intervention sur le génome humain. Dans ce domaine un moratoire mondial d'une cinquantaine d'années me semblerait une très sage décision (...). Accroché à l'un des rameaux de la couronne de l'arbre phylogénétique, fruit plus qu'improbable d'une loterie cosmique, l'homme, qui est le seul être vivant à pouvoir se représenter lui-même comme un autre, est aussi le seul à connaître ses racines. Il me semble que cela lui impose des devoirs particuliers. Presque paradoxalement, s'il fallait trouver dans l'histoire du vivant telle que la biologie des cinquante dernières années nous la révèle une source de valeurs éthiques, celles-ci devraient sans doute prendre en compte le respect de l'univers biologique auquel nous sommes si profondément ancrés. Une raison supplémentaire pour inciter l'" homme génétique " à se donner le temps de la réflexion.